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Les trois hommes en Allemagne

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CHAPITRE HUITIÈME

Monsieur et Mlle Jones de Manchester. Les bienfaits du cacao. Conseil à la société pour la conservation de la paix. La fenêtre, argument moyenâgeux. Le passe-temps favori des chrétiens. Les litanies du guide. Comment réparer les ravages du temps. George expérimente le contenu d'un flacon. Le sort du buveur de bière allemand. Harris et moi prenons la résolution de faire une bonne action. Le modèle-type de la statue. Harris et ses amis. Le paradis sans poivre. Les femmes et les villes.

Nous nous étions mis en route pour Prague et attendions dans le grand hall de la gare de Dresde le moment où les employés omnipotents nous permettraient l'accès du quai. George, qui était allé au kiosque à journaux, revint vers nous, une lueur malicieuse dans les yeux, et dit:

—Vu quoi? demandai-je.

—Un bock le matin, dit George, un verre le soir, ou même deux. Cela ne fait de mal à personne.

—Si George n'en sait rien, me dit Harris (nous nous promenions de notre côté depuis une heure, George étant resté à l'hôtel pour écrire à sa tante), s'il n'a pas remarqué ces statues, eh bien, nous pourrons le rendre meilleur et plus svelte; et cette bonne action nous la commettrons ce soir même.

—Regardez! dit-il, est-ce que j'exagère?

—Qu'y a-t-il? dis-je. Un petit étourdissement?

—Oui, en effet. Reposons-nous une minute.

—Nous devrions faire quelque chose pour l'arrêter, dit Harris; cela devient inquiétant.

—Ne prenons pas le chemin par où nous sommes venus. Rentrons par les quais. C'est merveilleux au clair de lune!

—Je l'ai vu.

—Ils sont là, ils avancent vers vous, tous les deux. Vous allez les voir vous-mêmes dans une minute! Je ne plaisante pas! C'est exactement ça.

—Il y a l'eau d'Apollinaris additionnée de quelques gouttes de jus de citron, elle n'entraîne, je crois, aucun danger. Ce qui me donne à réfléchir, c'est son embonpoint naissant. Il va perdre toute élégance.

—C'est héréditaire, à ce qu'il dit; il paraît que sa famille a toujours eu soif.

Vraiment, elle était excusable. On remarque, même dans la chaste Angleterre, que, d'après l'auteur de l'affiche, une femme qui boit du cacao n'a que bien peu d'autres besoins terrestres: il lui suffit d'environ un mètre de mousseline. Sur le continent cette même femme, autant que j'ai pu en juger, est à l'abri de tous les autres besoins de la vie. Non seulement, selon le fabricant, le cacao doit tenir lieu d'aliments et de boisson, mais encore de vêture. Ceci dit entre parenthèses.

Un léger relent d'oignon ne nous quitta plus, à dater de notre départ de Prague. George l'a remarqué lui-même. Il l'attribuait à l'emploi exagéré de la ciboulette dans la cuisine européenne.

Quoiqu'elles soient bordées de palais, les avenues de Prague sont sales. Ziska l'Aveugle a dû souvent les traverser en hâte. Le clairvoyant Wallenstein a habité cette ville. Ils l'ont surnommé «le Héros»; la ville est particulièrement fière de l'avoir eu comme citoyen. Dans son palais lugubre de la place Waldstein, on montre comme un lieu sacré la petite pièce où il faisait ses dévotions, et, ma parole, on a l'air ici de croire qu'il possédait réellement une âme.

Puis nous l'accompagnâmes à sa brasserie favorite, et là lui contâmes l'histoire de gens qui s'étaient brusquement adonnés à la bière allemande et à qui elle avait été funeste: les uns envahis d'idées homicides, d'autres enlevés à la fleur de l'âge, d'autres obligés d'abdiquer leurs plus chères ambitions sentimentales.

Pour éviter cependant tout danger inutile, nous visitâmes la ville avec un guide. Je n'ai jamais rencontré de guide accompli. Celui-là avait deux défauts bien marqués. Son anglais était des plus imparfaits. En réalité ce n'était pas du tout de l'anglais. J'ignore comment on aurait pu appeler son baragouin. Ce n'était pas entièrement sa faute; il avait appris l'anglais avec une dame écossaise. Je comprends assez bien l'écossais, ce qui est nécessaire si l'on tient à être au courant de la littérature anglaise moderne,—mais de là à saisir un patois écossais prononcé avec un accent slave et assaisonné de-ci de-là d'inflexions allemandes...! On avait du mal pendant la première heure passée en sa compagnie à se débarrasser de l'impression que cet homme étouffait. Nous nous attendions à chaque instant à le voir expirer entre nos mains. Nous nous habituâmes à lui au cours de la matinée et nous pûmes arriver à réprimer notre premier mouvement, qui était de l'étendre sur le dos et de lui arracher ses vêtements chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Nous arrivâmes plus tard à comprendre une partie de ce qu'il disait et ceci nous permit de découvrir son deuxième défaut.

On peut admirer dans la Teynkirche la chaire vermoulue où Jean Huss prêcha. On entend aujourd'hui la voix d'un prêtre papiste s'élever du même endroit, tandis qu'un grossier bloc de pierre, à moitié caché par du lierre, commémore au loin, à Constance, l'emplacement où Huss et Jérôme expirèrent en proie aux flammes du bûcher. L'histoire est coutumière de semblables ironies. Dans cette Teynkirche se trouve enterré Tycho Brahé, l'astronome qui commit l'erreur banale de croire que la terre, avec ses mille et une croyances et son unique humanité, était le centre de l'univers, mais qui, d'autre part, observa les étoiles avec clairvoyance.

On nous avait conseillé à Dresde de ne pas parler allemand à Prague. La Bohême est en proie depuis des années à une haine de race entre la minorité germanique et la majorité tchèque; être pris pour un Allemand dans certaines rues de Prague peut causer des désagréments à celui qui n'a plus l'entraînement voulu pour soutenir une course de fond. Nous parlâmes cependant allemand dans certaines rues de Prague,—il fallait le parler ou rester muet. Le dialecte tchèque est très ancien, dit-on, et celui qui le parle fait montre d'une culture scientifique très haute. Son alphabet se compose de quarante-deux lettres, qui évoquent chez l'étranger l'image des caractères chinois. Ce n'est pas une langue qu'on puisse apprendre rapidement. Nous décidâmes qu'en nous en tenant à l'allemand notre santé courrait moins de risque: en effet il ne nous arriva rien de fâcheux. Je ne puis l'expliquer que de la manière suivante: l'habitant de Prague est fort astucieux; une légère trace d'accent, quelque insignifiante incorrection grammaticale a pu se glisser dans notre allemand, lui révélant le fait que, malgré toutes les apparences contraires, nous n'étions pas des Allemands pur sang. Je ne veux pas l'affirmer; je l'avance comme une possibilité.

On l'avait transporté, mais non pas définitivement, dans un petit square, près du bout de la Karlsbrücke. Les autorités municipales avaient décidé fort intelligemment, avant de lui choisir une place définitive, de voir par expérience en quel endroit la statue ferait le meilleur effet. Pour cela elles en avaient fait exécuter trois copies, sommaires,—à la vérité, de simples silhouettes en bois,—mais qui à distance produisaient l'effet voulu. On avait placé l'une d'elles près de la Franz-Josephbrücke, une deuxième dans l'espace libre derrière le théâtre et la troisième au centre du Wenzelsplatz.

Nous tâtâmes le terrain pendant le dîner et, voyant que George n'était pas au courant, nous l'emmenâmes à la promenade et le conduisîmes par des détours à l'endroit où se trouvait l'original de la statue. George ne voulait qu'y jeter un coup d'œil et poursuivre sa route, comme il fait d'habitude en pareil cas; mais nous le contraignîmes à un examen plus consciencieux. Quatre fois nous lui fîmes faire le tour du monument; il fallut qu'il le regardât sous toutes ses faces. Je suppose que notre insistance l'ennuyait; mais nous voulions qu'il emportât de là une impression durable. Nous lui fîmes la biographie du cavalier, lui révélâmes le nom de l'artiste, lui indiquâmes le poids de la statue et sa hauteur. Nous saturâmes son cerveau de cette statue. Et lorsque nous lui rendîmes enfin sa liberté, ses connaissances sur la statue l'emportaient sur tout le reste de son savoir. Nous l'obsédâmes de cette statue et ne le lâchâmes qu'à la condition que nous y reviendrions le lendemain matin pour la mieux voir à la faveur d'un meilleur éclairage; nous insistâmes pour qu'il en notât sur son carnet l'emplacement.

Nous fûmes amenés à allonger quelque peu notre séjour à Prague. Prague est une des villes les plus intéressantes d'Europe. Ses pierres sont saturées d'histoires et de romances; tous ses environs ont servi de champs de bataille. C'est dans cette ville que fut conçue la Réforme et que se trama la guerre de Trente ans. Mais il n'y aurait pas eu à Prague la moitié des troubles qui y ont éclaté, si ses fenêtres avaient été moins larges et moins tentantes. Le fait initial de la première de ces catastrophes fameuses consista à jeter les sept conseillers catholiques de la fenêtre du Rathhaus sur les piques des Hussites. Plus tard on donna le signal de la deuxième en jetant les conseillers impériaux par les fenêtres de la vieille Burg, dans le Hradschin. Ce fut la deuxième «défenestration» de Prague. Depuis on a résolu à Prague d'autres questions importantes. L'issue pacifique de ces réunions fait conjecturer qu'elles eurent lieu dans des caves. On a d'ailleurs bien la sensation que la fenêtre a toujours joué, en tant qu'argument, le rôle de tentateur chez l'enfant de Bohême.

Nous en causâmes longuement et dressâmes nos plans; la Providence nous aida. Une nouvelle statue venait d'être achevée, destinée à l'embellissement de la ville. Je ne me souviens pas en l'honneur de qui on l'érigeait. Je ne m'en rappelle que les grandes lignes; c'était la statue conventionnelle, représentant le monsieur conventionnel, à la raide allure conventionnelle, sur le cheval conventionnel, ce cheval qu'on voit toujours dressé sur ses pattes de derrière et réservant ses pattes de devant pour battre la mesure. Mais, examiné de plus près, ce groupe ne laissait pas que d'être assez original. Au lieu du bâton ou de l'épée qu'on voit partout, l'homme tenait à bras tendu son chapeau à plumes; et le cheval, au lieu de se terminer par une cascade, avait, en guise de queue, un simple moignon qui ne semblait pas d'accord avec sa fougue imposante. On avait l'impression qu'un cheval muni d'une queue si rudimentaire ne se serait pas cabré de la sorte.

Notre propre gouvernement pourrait lui-même profiter de la leçon. On pourrait parfaitement tenir à la disposition de Downing Street quelques petits Français bien gras, qu'à l'occasion l'on enverrait à travers le pays, avec la consigne de hausser les épaules et de manger des sandwiches aux grenouilles; ou bien on pourrait réquisitionner une bande d'Allemands mal soignés et mal peignés, dans le simple but de les faire se promener, en fumant de longues pipes et en disant «So». Le public rirait et s'écrierait: «La guerre avec ceux-là? Non, ce serait trop bête!» Si le gouvernement n'accepte pas ma proposition, j'en recommande les grandes lignes à la société pour le maintien de la paix.

Naturellement ils devinrent le point de mire de tous les regards. Ayant eu l'occasion de leur rendre un léger service, j'eus l'avantage de cinq minutes de conversation avec eux. Ils furent très aimables. Le gentleman me déclara se nommer Jones, et venir de Manchester, mais il me parut ne savoir ni de quel quartier de Manchester il venait, ni où cette ville se trouvait. Je lui demandai où il allait, mais il me sembla l'ignorer. Il me dit que cela dépendait. Je lui demandai s'il ne trouvait pas l'alpenstock un objet encombrant pour se promener à travers une ville populeuse; il admit qu'en effet l'alpenstock devenait parfois embarrassant. Je lui demandai si sa voilette ne le gênait pas pour voir. Mais il nous expliqua qu'il ne la baissait que lorsque les mouches devenaient gênantes. Je demandai à la miss si elle s'était aperçue de la fraîcheur du vent; elle me dit qu'elle l'avait trouvé spécialement froid aux coins de rue. Je n'ai pas posé ces questions les unes après les autres, comme je l'ai relaté ici; je les mêlais à la conversation générale, et nous nous séparâmes bons amis.

Les juifs ont toujours donné à Prague une physionomie particulière. Il leur est arrivé de porter assistance aux chrétiens dans leur occupation favorite, qui consistait à s'entre-tuer, et cette grande oriflamme suspendue sous la voûte de l'Altneuschule atteste le courage avec lequel ils aidèrent Ferdinand le Catholique à résister aux protestants suédois. Le ghetto de Prague fut un des premiers établis en Europe. Les juifs de Prague ont fait leurs dévotions depuis huit cents ans dans une minuscule synagogue qui existe toujours; du dehors les femmes pleines de ferveur assistent aux offices, l'oreille collée à des ouvertures spécialement aménagées pour elles dans les murs épais. Le cimetière juif avoisinant, «Bethchajim», ou la «Maison de la vie», a l'air de vouloir déborder de sépulcres. Pendant des siècles on a, selon la loi, enterré là, et nulle part ailleurs, les os d'Israël. Les pierres tombales s'y culbutent comme renversées par quelque lutte macabre de leurs hôtes souterrains.

Je tournai la tête et vis ce que peu de mes compatriotes ont eu l'occasion de voir: l'Anglais voyageur d'après la conception continentale, accompagné de sa fille. Ils s'avançaient vers nous, en chair et en os, vivants et palpables, à moins que ce n'ait été un rêve. C'était le «Milord» et la «Miss» anglais, tels que depuis des générations on les caricature dans la presse comique et sur la scène continentale. Ils étaient parfaits en tous points. L'homme était grand et maigre, avec des cheveux couleur de sable, un nez énorme, de longs favoris. Il portait un vêtement de teinte indécise et un long manteau clair lui tombait jusqu'aux talons. Son casque blanc était orné d'un voile vert; il portait une paire de jumelles en bandoulière et tenait dans sa main, gantée de beurre frais, un alpenstock légèrement plus grand que lui. Sa fille était longue et anguleuse. Je ne puis décrire son costume: mon regretté grand-père aurait pu mener cette tâche à bien; il devait être plus familiarisé avec cette mode. Je ne puis que dire qu'elle me sembla inutilement court-vêtue, exhibant une paire de chevilles (si je puis me permettre de mentionner ce détail) qui, au point de vue artistique, demandaient plutôt à être cachées. Son chapeau me rappelait Mrs Hemans; je ne sais pas trop pourquoi. Elle portait des mitaines, un pince-nez et des bottines lacées sur le côté—on les appelait «prunella» dans le commerce. Elle aussi tenait un alpenstock, malgré l'absence totale de montagnes à cent kilomètres à la ronde, et un sac plat maintenu à la taille par une courroie. Les dents lui sortaient de la bouche comme à un lapin, et sa silhouette était celle d'un traversin sur des échasses.

Je donnai ma bouteille à George. Il me l'avait demandée pour l'envoyer à un monsieur à Leeds. J'appris plus tard que Harris lui avait également cédé son flacon pour l'envoyer au même destinataire.

J'ai beaucoup réfléchi à cette apparition et suis arrivé à une conclusion bien définie. Un monsieur, que je rencontrai plus tard à Francfort et auquel je fis la description du couple, m'affirma l'avoir lui-même rencontré à Paris, trois semaines après l'affaire de Fachoda. Tandis qu'un voyageur de commerce pour quelque aciérie anglaise, que j'avais rencontré à Strasbourg, se rappelle les avoir vus à Berlin, au moment de la surexcitation causée par la question du Transvaal. J'en conclus que c'étaient des acteurs sans travail, engagés spécialement dans l'intérêt de la paix internationale. Le ministère français des Affaires Etrangères, désireux de faire tomber la colère de la populace parisienne qui réclamait la guerre avec l'Angleterre, embaucha ce couple admirable pour qu'il circulât dans la capitale. On ne peut pas à la fois rire et vouloir tuer. La nation française contempla ce spécimen de citoyen anglais, elle y vit non pas une caricature, mais une réalité palpable et son indignation sombra dans le fou rire. Le succès de ce stratagème amena plus tard le couple à offrir ses services au gouvernement allemand: on sait l'heureux résultat qui couronna ses efforts.

Ils ne se contentèrent pas de la simple apparence; ils jouèrent leur rôle jusqu'au bout. Ils avançaient en regardant à chaque pas à droite et à gauche. Le gentleman tenait à la main un Baedeker ouvert, la lady portait un manuel de conversation; ils parlaient un allemand que personne ne pouvait comprendre et un français qu'eux-mêmes ils n'auraient pu traduire. Le monsieur touchait de son alpenstock les employés pour attirer leur attention, tandis que la dame se détournait violemment à la vue d'une affiche-réclame de cacao, en s'écriant: «Shocking!»

Il était trop agité pour répondre intelligiblement.

Il était dix heures, quand nous nous mîmes en route pour rentrer à l'hôtel. Des nuages épais voilaient la lune par instants. Harris dit:

Il y a longtemps que les murs du ghetto ont été nivelés, mais les juifs de Prague tiennent toujours à leurs ruelles fétides, qu'on est d'ailleurs en train de remplacer par de belles rues neuves qui promettent de faire de ce quartier la plus belle partie de la ville.

Il avait probablement raison. Harris et moi ne nous alarmâmes que lorsqu'il prit les bocks par demi-douzaines.

Il avait inventé depuis peu, à ce qu'il paraît, une lotion pour faire repousser les cheveux et obtenu qu'un pharmacien de l'endroit acceptât de la lancer et de lui faire de la réclame. Aussi s'efforçait-il, les trois quarts du temps, de nous vanter, non pas les beautés de Prague, mais les bienfaits que vaudrait à l'humanité son liquide. Il avait pris pour de la sympathie envers sa misérable lotion l'assentiment conventionnel que nous donnions à son éloquence enthousiaste (nous croyions qu'il nous développait ses idées sur l'architecture).

Harris se précipita sur son kodak et naturellement ne le trouva pas; il ne le trouve jamais quand il en a besoin. Lorsque nous voyons Harris se démener comme un possédé et criant: «Que diable ai-je fait de mon kodak, est-ce que l'un de vous se rappelle ce que j'en ai fait?» c'est que pour la première fois de la journée il a aperçu une chose digne d'être photographiée. Plus tard, il se souvient de l'avoir mis dans sa valise.

George refusa, malgré mes supplications, de se limiter si péniblement. Il dit que la bière allemande est salubre, pourvu qu'on en use avec modération.

De telle sorte qu'il nous fut impossible de le ramener à tout autre sujet. Il traitait les palais en ruines et les églises branlantes en quantités négligeables, tout au plus bonnes à flatter le goût dépravé d'un décadent. Il avait l'air de croire que son devoir ne consistait pas à nous faire méditer sur les ravages du temps, mais plutôt sur les moyens de les réparer. Que nous importaient des héros aux têtes cassées ou des saints chauves? Vivait-on parmi les vivants ou parmi les morts? et, plutôt qu'à ceux-ci, ne devrions-nous pas être attentifs à ces jeunes filles et jeunes gens qu'un usage rationnel du «kophkeo» avait lotis (tout au moins sur l'étiquette) de nattes interminables ou d'épaisses moustaches?

Dans son cerveau, inconsciemment, il avait divisé le monde en deux catégories. Le Passé (avant l'usage): des gens peu intéressants, à l'air maladif et désagréable. L'Avenir (après usage): un choix de gens gras, joviaux, à physionomie avenante. Et tout ceci le rendait incapable de nous guider utilement à travers les vestiges du moyen âge.

Comme d'habitude en cette saison, les journaux avaient fait paraître quelques articles plus ou moins sérieux sur le serpent de mer; et je croyais que ce qu'il nous disait s'y rapportait. Un moment de réflexion me fit comprendre que cette chose était impossible, vu que nous nous trouvions en plein centre de l'Europe, à cinq cents lieues des côtes. Avant que j'eusse pu lui poser toute autre question, il me saisit le bras:

Chemin faisant, il conta la triste histoire d'un homme qu'il avait connu et qui se trouvait présentement dans un asile, section des gâteux inoffensifs. Cette histoire, confessa-t-il, lui revenait en mémoire, parce que cette nuit-ci lui rappelait tout à fait celle où il s'était promené avec ce malheureux pour la dernière fois. Ils descendaient lentement les quais de la Tamise, quand cet homme l'effraya en affirmant voir de ses yeux, au coin de Westminster Bridge, la statue du duc de Wellington qui, comme chacun sait, se trouve à Piccadilly.

Chacun de nous reçut à l'hôtel une bouteille de son produit. Au début de notre conversation, nous en avions tous, paraît-il, demandé avec véhémence. Je ne peux personnellement ni louer ni condamner cette drogue. Une longue suite de déceptions antérieures m'a découragé, sans parler d'une odeur tenace de paraffine qui, si légère soit-elle, vous attire des remarques désobligeantes. Depuis, je n'essaie même plus d'échantillons.

Cette résolution est bonne, je la recommande à tous les voyageurs. Comme je voudrais être capable de m'y tenir!

Ces chemins raides et tortueux doivent avoir résonné bien souvent sous les pas des légions de Sigismond ou de Maximilien. Tantôt les Saxons, tantôt les Bavarois et puis les Français; tantôt les saints de Gustave-Adolphe, puis les soldats-machines de Frédéric le Grand, tous ont voulu forcer ces portes et ont combattu sur ces ponts.

C'est à ce moment même que nous arrivâmes en vue de la première des effigies de bois. Elle occupait le centre d'un petit square entouré de grilles, à peu de distance de nous, de l'autre côté de la rue. George s'arrêta net.

C'est à Prague que Harris et moi eûmes l'occasion de témoigner à George toute notre amitié. Nous avions remarqué qu'il commençait à avoir pour la bière de Pilsen un amour immodéré. Cette bière allemande est une boisson traîtresse, spécialement par temps chaud. Elle ne vous monte pas à la tête, mais elle vous épaissit vite la taille. En arrivant en Allemagne, je me tiens toujours le discours suivant: «Allons! je ne boirai pas de bière allemande. Du vin blanc du pays avec un peu de soda; de temps en temps peut-être un verre d'Ems ou d'eau carbonatée. Mais de bière, jamais, ou presque jamais.»

Il resta cloué sur place, les yeux fixés sur l'objet. Il dit, parlant d'une manière un peu haletante:

—Pour revenir aux statues, ce qui me frappe, c'est de constater combien une statue ressemble à une autre statue.

Harris dit:

—Je ne suis pas de votre avis. Les tableaux, si vous voulez. Beaucoup se ressemblent. Quant aux statues, elles ont toujours des détails caractéristiques. Prenez par exemple celle que nous avons vue à la fin de cette après-midi. Elle représentait un homme à cheval. Il existe d'autres statues équestres à Prague: aucune ne ressemble à celle-là.

—Que si, dit Georges. Elles sont toutes pareilles. C'est toujours le même homme sur le même cheval. Elles sont pareilles. C'est stupide de dire qu'elles diffèrent.

Il semblait irrité contre Harris.

—Comment vous êtes-vous forgé cette opinion? demandai-je.

—Comment je me la suis forgée? Mais regardez donc cet objet maudit, là, en face!

—Quel objet maudit?

—Celui-là. Regardez-le donc! Voilà bien ce même cheval avec une moitié de queue, et cabré; le même homme, tête nue; le même...

Harris objecta:

—Vous voulez parler de la statue que nous avons vue au Ringplatz!

—Non, pas le moins du monde, répliqua George, je veux parler de cette statue-ci, en face de nous.

—Quelle statue? s'étonna Harris.

George regarda Harris, mais Harris est un homme qui, avec un peu d'entraînement, eût fait un excellent acteur. Sa figure n'exprimait que de l'anxiété, mélangée d'une tristesse amicale. Puis George tourna son regard vers moi. Je m'efforçai de copier la physionomie de Harris, y ajoutant de mon propre chef une légère pointe de reproche.

—Faut-il vous chercher une voiture? dis-je à George de ma voix la plus compatissante, j'y vole.

—Que diable voulez-vous que je fasse d'une voiture, répondit-il vexé, on dirait que vous êtes incapable de comprendre une plaisanterie! c'est comme si l'on sortait avec une paire de sacrées vieilles femmes.

Ce disant, il se mit à traverser le pont, nous laissant derrière lui.

—Je suis bien heureux de voir que vous nous faisiez une farce, dit Harris, quand nous le rejoignîmes. J'ai connu un cas de ramollissement cérébral qui commença...

—Vous êtes un fieffé crétin! dit George, coupant court; vous savez trop d'histoires.

Il devenait tout à fait désagréable.

Nous l'amenâmes vers le théâtre, en passant par les quais. Nous lui dîmes que c'était le chemin le plus court, ce qui, du reste, était la vérité. C'était là, dans l'espace vide derrière le théâtre, que se trouvait la deuxième de ces apparitions en bois, George la regarda et s'arrêta de nouveau.

—Qu'y a-t-il? dit aimablement Harris. Vous n'êtes pas malade, hein?

—Je ne crois pas que ce chemin soit le plus court, dit George.

—Je vous assure que si, persista Harris.

—Eh bien, moi, je vais prendre l'autre.

Il s'y dirigea, et nous le suivîmes comme avant.

Tout en descendant la Ferdinandstrasse, Harris et moi, nous nous entretenions d'asiles privés d'aliénés, lesquels, assura Harris, n'étaient pas irréprochables en Angleterre. Un de ses amis, commença-t-il, soigné dans un asile...

George nous interrompit:

—Vous avez un grand nombre d'amis dans des asiles d'aliénés, à ce qu'il me semble.

Il le dit d'un ton agressif, comme s'il voulait insinuer que c'était bien là qu'il fallait qu'on s'adressât pour trouver la plupart des amis de Harris. Mais Harris ne se fâcha pas; il répondit avec douceur:

—Le fait est qu'il est extraordinaire, en y réfléchissant, de constater combien ont fini comme cela. Cela me rend parfois nerveux.

Harris, qui nous précédait de quelques pas, s'arrêta au coin du Wenzelsplatz.

George et moi le rejoignîmes, A deux cents yards devant nous, bien au centre, se trouvait la troisième de ses statues fantasmagoriques. C'était la meilleure des trois, la plus ressemblante et la plus décevante. Elle se découpait vigoureusement sur le ciel obscur; le cheval sur ses pattes de derrière, avec sa queue drôlement raccourcie, l'homme, tête nue, son chapeau à plumes tendu vers la lune.

—Je crois, si vous n'y voyez pas d'inconvénient et si vous pouvez m'en trouver une, que je prendrais bien une voiture, dit George. (Il parlait sur un ton pathétique; son ton agressif l'avait complètement quitté.)

—Je constatais que vous aviez l'air tout chose, dit Harris avec compassion, c'est la tête qui ne va pas, hein?

—Peut-être bien.

—Je m'en étais aperçu, affirma Harris, mais je n'osais pas vous en parler. Vous vous imaginez voir des choses, n'est-ce pas?

—Oh! non ce n'est pas cela, répliqua George un peu vivement. Je ne sais pas ce que j'ai!

—Je le sais, dit Harris avec solennité, et je m'en vais vous le dire. C'est cette bière allemande, que vous buvez. J'ai connu un homme...

—Ne me racontez pas son histoire en ce moment, dit George. C'est une histoire vraie, je n'en doute pas, mais je n'ai pas très envie de la connaître.

—Vous n'y êtes pas habitué, ajouta Harris.

—Je vais certainement y renoncer à partir de ce soir, dit George. Il me semble que vous avez raison; je ne dois pas bien la supporter.

Nous le ramenâmes à l'hôtel et le couchâmes. Il était très petit garçon et plein de reconnaissance.

Quelques jours plus tard, un soir, après une grande excursion suivie d'un excellent dîner, ayant enlevé tous les objets à sa portée, nous lui offrîmes un gros cigare et lui racontâmes le stratagème que nous avions combiné pour son bien.

—Combien, dites-vous, avons-nous vu de reproductions de cette statue? demanda George, quand nous eûmes terminé.

—Trois, répliqua Harris.

—Que trois? dit George. En êtes-vous sûr?

—Positivement, affirma Harris. Pourquoi?

—Oh! pour rien, répliqua George.

Mais j'eus l'impression qu'il ne crut pas Harris.

De Prague nous nous rendîmes à Nuremberg par Carlsbad. Les bons Allemands, quand ils meurent, vont, dit-on, à Carlsbad, comme les bons Américains vont à Paris. J'en doute: l'endroit serait trop exigu pour tant de gens. On se lève à cinq heures à Carlsbad, c'est l'heure de la promenade des élégants; l'orchestre joue sous la Colonnade, et le Sprudel se remplit d'une foule dense qui va et vient de six à huit heures du matin dans un espace d'une lieue et demie. On y entend plus de langues qu'à Babel. Vous y rencontrez juifs polonais et princes russes, mandarins chinois et pachas turcs, Norvégiens issus d'un drame d'Ibsen, femmes des Boulevards, grands d'Espagne et comtesses anglaises, montagnards monténégrins et millionnaires de Chicago. Carlsbad procure à ses visiteurs tous les luxes, poivre excepté. Vous ne vous en procurerez à aucun prix à cinq lieues à la ronde, et ce que vous en obtiendrez de l'amabilité des habitants ne vaut pas la peine d'être emporté. Le poivre constitue un poison pour la brigade des malades du foie qui forment les quatre cinquièmes des habitués de Carlsbad et, comme ne pas s'exposer vaut mieux que guérir, tous les environs en sont soigneusement dépourvus. Mais on organise des «fêtes du poivre»,—des excursions où l'on fait fi de son régime et qui dégénèrent en orgies de poivre.

Nuremberg désappointe si on s'attend à trouver une ville d'aspect moyenâgeux. Il y existe bien encore des coins singuliers, des sites pittoresques, beaucoup même; mais le tout est submergé dans le moderne, et ce qui est vraiment ancien est loin de l'être autant qu'on croit. Après tout, une ville est comme une femme, elle a l'âge qu'elle paraît. Nuremberg est une dame dont l'âge est difficile à apprécier sous le gaz et l'électricité complices de son maquillage. Tout de même ses murs sont craquelés et ses tours grises.

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