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La guerre et la paix

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VI

Pierre était l'hôte des Rostow depuis deux mois, lorsqu'il reçut une lettre d'un de ses amis de Pétersbourg qui l'engageait, comme membre d'une société dont il avait été le fondateur, à y venir au plus tôt discuter de graves questions. Sa femme, ayant lu cette lettre (elle les lisait toutes), fut la première à l'engager à faire ce voyage, malgré le chagrin qu'elle en ressentait, car elle craignait toujours de gêner son mari dans ses occupations abstraites. À son regard timidement interrogateur, elle répondit par un acquiescement sans réserve, en le priant seulement de lui fixer la durée de son absence, et lui accorda un congé de quatre semaines. Il y avait déjà un mois et demi que Pierre était parti, et Natacha passait de l'irritation à la mélancolie et même à l'inquiétude, en ne voyant pas revenir son mari. Denissow, général en retraite, mécontent de la marche générale des affaires, arrivé à Lissy-Gory depuis quelques jours, l'examinait avec surprise et tristesse, comme on contemple un portrait dont la vague ressemblance rappelle imparfaitement l'être qu'on a aimé. Un regard abattu, ennuyé, des paroles insignifiantes, des conversations continuelles sur ses enfants, voilà tout ce qui restait de la magicienne d'autrefois.

C'était la veille de la Saint-Nicolas, le 5 décembre 1820, et l'on attendait Pierre à tout instant. Nicolas savait que la solennité du lendemain, en amenant chez eux un grand nombre de voisins, l'obligerait à quitter son commode costume oriental pour endosser un habit, à mettre des bottes étroites, à se rendre à l'église nouvellement bâtie, à recevoir les félicitations, à offrir ensuite la «zakouska» aux invités, à causer des élections, de la noblesse et de la récolte, etc. Aussi jouissait-il doublement, la veille de ce grand jour, du calme de la vie habituelle. Il s'occupa à réviser les comptes de son bourgmestre, qui venait d'arriver de la terre de Riazan, propriété de son neveu, écrivit deux lettres d'affaires, alla inspecter la grange, les étables, les écuries, et fit toutes les dispositions nécessaires en prévision de l'ivresse générale, que devait infailliblement amener la fête du lendemain. Tout cela le mit en retard, et l'empêcha de voir sa femme en particulier avant de s'asseoir à la grande table de vingt couverts qui réunissait la famille. Elle se composait de sa mère, qui avait auprès d'elle la vieille Bélow, de la comtesse Marie, avec ses trois enfants, leur gouverneur et leur gouvernante, de son neveu avec M. Dessalles, de Sonia, de Denissow, de Natacha et de ses trois filles avec leur gouvernante, et du vieil architecte Michel Ivanovitch, qui finissait tranquillement ses jours à Lissy-Gory. La comtesse Marie était assise en face de son mari. En le voyant déplier brusquement sa serviette et reculer vivement les verres placés devant son assiette, elle comprit qu'il était de mauvaise humeur, comme cela lui arrivait de temps à autre lorsqu'il venait tout droit pour dîner. Elle connaissait cette disposition d'esprit, et, le plus souvent, elle attendait tranquillement qu'il eût mangé son potage pour lui adresser une question, et l'amener peu à peu à reconnaître que sa maussaderie était sans cause; mais cette fois elle oublia sa diplomatie habituelle, et, toute préoccupée de le voir fâché contre elle, elle lui demanda où il avait été et s'il avait trouvé tout en ordre. Il fit une grimace involontaire et lui répondit sèchement en deux mots: «Je ne me suis donc pas trompée... mais en quoi donc puis-je l'avoir contrarié?» se dit la princesse Marie; elle avait tout de suite compris qu'il désirait laisser tomber la conversation, mais la conversation, grâce à Denissow, reprit bientôt de plus belle.

—Voyons, Marie, quelle folie! Comment n'as-tu pas honte...?

—Tu ne peux t'imaginer combien je me sens isolée lorsque je te vois ainsi: il me semble toujours...

—Tais-toi, tu ne sais ce que tu dis: il n'y a pas de laides amours: c'est Malvina et compagnie qu'on peut aimer parce qu'elles sont jolies.... Est-ce qu'on aime sa femme? Je ne t'aime pas.... Et cependant comment te dire?... Qu'un chat noir passe entre nous... ou que je me trouve seul sans toi, je me sens perdu, je ne suis plus bon à rien.... Est-ce que j'aime mon doigt?... Allons donc! je ne l'aime pas, mais qu'on essaye de me le couper...

—Que veux-tu? Je fais tout mon possible pour le cacher.»

—Pourquoi supposes-tu que je suis de mauvaise humeur? lui dit Nicolas, qui devinait la secrète pensée de sa femme.

—Mon père!» s'écria le jeune garçon en rougissant jusqu'au blanc des yeux, et en jetant sur Pierre un regard brillant et enthousiaste.

—Mais non, maman, papa n'a pas envie de dormir, il rit,» reprit avec conviction la fillette.

—Lorsque vous êtes là, il ne peut pas se détacher de vous.»

—Je ne suis venue que pour voir si.... Je ne savais pas qu'il était là, pardonne-moi...»

—Je ne suis pas comme cela, moi, mais je te comprends tout de même.... Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas?

—Il me semble alors que tu ne peux m'aimer, tant je suis laide, surtout dans ce moment.

—C'est Pierre, j'en suis sûre. Je vais voir,» dit la comtesse Marie en quittant la chambre.

—Bien au contraire,» répondit-il en souriant, et, la paix étant faite, il se mit à marcher de long en large, et à penser tout haut devant sa femme comme il en avait l'habitude.

À ce moment, on entendit un bruit de pas et de voix, et de portes qui s'ouvraient et se fermaient, «Voici quelqu'un qui arrive! s'écria Nicolas.

«Tu as toujours d'étranges idées, je n'y ai pas même songé...»

«Papa, maman est derrière la porte.»

«Ne me laissera-t-on jamais une minute en repos?... Marie, est-ce toi? Pourquoi l'as-tu laissé entrer?

«Natacha, Natacha, lui dit tout bas sa mère en l'appelant par la porte entrouverte, viens, viens, laisse dormir papa!

«Ma tante, voulez-vous me garder encore un peu avec vous?—lui dit-il. La comtesse Marie tourna les yeux vers ce visage ému, où la supplication était empreinte:

«Je vous le ramènerai tout à l'heure, monsieur Dessalles, laissez-le moi, je l'ai à peine entrevu.... Bonsoir, ajouta-t-il en tendant la main au gouverneur.... Il commence à ressembler à son père, n'est-ce pas, Marie?

«Je ne l'avais pas vue,» dit-elle timidement.

«Est-ce permis d'embrasser maman? demanda-t-il à la petite, qui sourit d'un air espiègle, en indiquant d'un geste de commandement qu'il fallait recommencer.

«Eh bien, messieurs et mesdames, s'écria tout à coup Nicolas (et il sembla à sa femme qu'il y avait dans son intonation joyeuse une intention blessante à son égard), je suis sur pied depuis six heures du matin, demain il faudra être en l'air toute la journée: aujourd'hui je vais me reposer.»

«Comme la femme perce déjà en elle! dit-elle en français en lui désignant Natacha, qui les regardait tous deux de ses grands yeux noirs. Vous nous accusez, nous autres femmes, de manquer de logique.... Eh bien, voilà notre logique; je lui dis: «Papa a envie de dormir...—Pas du tout, me répond-elle, il rit»... et elle a raison! ajouta la comtesse Marie, souriant de bonheur. Mais, tu sais, Nicolas, tu es injuste, tu l'aimes un peu trop, murmura-t-elle tout bas en français.

«Chère Marie, il dort, je crois, il est si fatigué! lui dit tout à coup Sonia, qu'il lui semblait devoir rencontrer à chaque pas, et André pourrait le réveiller.»

«C'est bien Pierre, dit la comtesse Marie en rentrant. Il faut voir comme notre Natacha est tout autre maintenant.... Mais il a reçu tout de même son avalanche, et Dieu sait comme elle lui a reproché son retard!... Va donc vite le voir!»

«Approche donc, Marie,» dit-il à sa femme.

Puis, sans ajouter un mot de plus, il se retira dans le petit salon, où il s'étendit sur un canapé. «C'est toujours ainsi, se dit sa femme: il parle à tous, excepté à moi: je lui déplais, c'est certain, surtout quand je suis dans cet état.» Et elle jeta un coup d'œil mélancolique sur la glace, qui lui renvoya l'image de sa taille déformée et de sa figure maigre et pâle, sur laquelle ses yeux se détachaient plus grands que jamais. Les cris des enfants, le rire de Denissow, la causerie de Natacha, et surtout le regard que Sonia lui avait jeté à la dérobée, tout l'agaçait. Cette dernière se trouvait toujours à point nommé pour recevoir son premier coup de boutoir. Au bout de quelques instants, elle alla retrouver ses enfants dans leur chambre: ils étaient assis sur des chaises: ils jouaient au «voyage à Moscou», et l'engagèrent à être de la partie. Elle leur fit ce plaisir; mais, la pensée de la mauvaise humeur de son mari ne cessant de la tourmenter, elle se leva, et, marchant lourdement sur la pointe des pieds, se dirigea du côté du petit salon: «Il ne dort peut-être pas et je pourrai m'expliquer avec lui,» pensait-elle. André, l'aîné des petits garçons, l'avait suivie, sans qu'elle s'en fût aperçue.

Pierre auquel elle s'adressait, sourit.

Pendant qu'elle n'était pas là, Nicolas se donna le plaisir de faire faire à sa fille un tour de galop sur son dos. Fatigué et essoufflé, il enleva vivement la petite rieuse par-dessus sa tête et la serra contre sa poitrine. Cette gymnastique inaccoutumée lui avait rappelé ses danses dans la maison paternelle, et, en regardant avec amour cette figure enfantine, rayonnante de joie, il se vit la menant dans le monde et faisant avec elle un tour de mazurka, comme lorsque son père exécutait jadis avec sa fille les pas du fameux «Daniel Cowper».

Nicolas, tenant d'une main sa fille, tourna les yeux vers sa femme, et, remarquant son air suppliant, lui passa l'autre bras autour de la taille, et lui baisa les cheveux.

Nicolas sortit de la chambre en emmenant sa petite fille. La comtesse Marie, restée seule, se dit à demi-voix: «Oh! jamais, jamais, je n'aurais cru qu'on pût être aussi heureuse!» Un bonheur ineffable se lisait sur son visage, mais en même temps elle soupira, et son regard devint profondément mélancolique. On aurait dit que la pensée d'un autre bonheur, d'un bonheur qu'on ne saurait avoir dans cette vie, jetait un voile sur celui qu'elle éprouvait en ce moment.

Nicolas posa ses pieds à terre et souleva l'enfant dans ses bras.

Nicolas grommela quelques mots et la comtesse Marie emmena le petit garçon. Cinq minutes à peine s'étaient passées depuis cet incident, la petite Natacha, qui venait d'avoir trois ans et qui était la favorite de son père, ayant su par André qu'il dormait, s'enfuit à l'insu de la comtesse, poussa hardiment la porte, qui cria sur ses gonds, s'approcha à petits pas résolus du canapé où Nicolas était couché en lui tournant le dos, et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa main passée sous sa tête. Son père se retourna et lui adressa un doux sourire.

Mais le mot «toujours» contredisait ses dernières paroles et disait clairement à la comtesse Marie: «Oui, je suis fâché, mais je ne veux pas en dire la raison.» Les rapports entre les deux époux étaient si bons, que la vieille comtesse, et même Sonia, qui, chacune à son point de vue, auraient eu peut-être le désir jaloux de voir s'élever entre eux quelques nuages, ne trouvaient pas de motif plausible pour se mêler de leurs affaires. Le ménage avait pourtant ses périodes de brouille: elles survenaient presque invariablement après les jours où ils avaient été le plus heureux et pendant les grossesses de la comtesse Marie, ce qui dans ce moment était justement le cas.

Lorsqu'ils sortirent de table et qu'ils eurent remercié la vieille comtesse, sa belle-fille s'approcha de Nicolas et lui demanda, en l'embrassant, pourquoi il lui en voulait.

Les serviteurs se réjouirent, parce qu'ils pressentaient que leur maître s'occuperait moins d'eux dorénavant, qu'il serait moins strict dans ses inspections journalières, plus indulgent et plus gai, et qu'ils recevraient de riches cadeaux aux fêtes de Noël.

Les enfants et les gouvernantes se réjouirent, parce que personne mieux que Pierre ne savait mettre tout en train. Lui seul jouait «l'écossaise», et sur cet unique morceau de son répertoire ils dansaient toutes les danses imaginables, tout en comptant, eux aussi, qu'ils ne seraient pas oubliés à la fin de l'année.

Le soir, lorsque l'heure fut venue pour les enfants d'embrasser leurs parents, et pour les gouverneurs et gouvernantes de se retirer avec eux, le petit Nicolas murmura à l'oreille de Dessalles qu'il avait grande envie de demander à sa tante la permission de rester.

Le petit Nicolas Bolkonsky, âgé de quinze ans, intelligent et vif, quoique d'une constitution maladive et délicate, avait toujours ses grands et beaux yeux, sa chevelure bouclée d'un blond doré, et, comme les autres, ne se possédait pas de joie, car l'oncle Pierre, comme il l'appelait, était l'objet de son adoration enthousiaste. La comtesse Marie, qui veillait à son éducation, n'avait pas réussi à lui inspirer le même attachement pour son mari: il semblait même que l'enfant laissait percer à son égard une indifférence légèrement dédaigneuse. Ni l'uniforme de hussard, ni la croix de Saint-Georges de son oncle Rostow, n'excitaient son envie. Pierre était son Dieu, et il ne souhaitait rien de plus que d'être aussi bon et aussi instruit que lui. Quand il le voyait, sa figure s'illuminait, et s'il lui adressait la parole, son cœur battait, et il rougissait de plaisir. Il retenait tout ce qu'il lui entendait dire, se le redisait ensuite à lui-même ou le discutait avec Dessalles.

Le passé de Pierre, ses malheurs avant la guerre, sa captivité, le poétique roman qu'il avait bâti là-dessus sur des mots saisis au vol, son amour pour Natacha, qu'il aimait avec une exaltation enfantine, et, par-dessus tout, l'amitié de Pierre pour son père, en faisaient à ses yeux un héros et un être sacré. La tendresse émue avec laquelle Pierre et Natacha parlaient du défunt, avait fait deviner à l'enfant, chez qui l'amour commençait à s'éveiller vaguement, que son père avait aimé Natacha, et, qu'il l'avait léguée en mourant à son ami, et il avait un véritable culte pour ce père dont il ne pouvait parvenir à se rappeler les traits, mais auquel il rêvait constamment avec des larmes de tendresse.

La comtesse Marie se retourna, aperçut son fils, et, sentant que Sonia avait raison, retint avec peine la réponse sèche et brève qui était déjà sur ses lèvres. Sans paraître l'avoir entendue, elle fit signe à l'enfant de ne pas faire de bruit et s'approcha du petit salon, pendant que Sonia sortait par une porte opposée. S'arrêtant sur le seuil et écoutant la respiration égale du dormeur, dont les moindres variations lui étaient si familières, son imagination lui représenta ce front uni, cette fine moustache, ce cher et charmant visage, tous les détails enfin qu'elle avait si souvent contemplés pendant le calme de la nuit. Nicolas fit un mouvement, et le petit André, qui s'était glissé dans la chambre, lui cria:

La comtesse Marie blêmit de terreur, fit geste sur geste à son fils, qui se tut, et tout rentra pendant quelques instants dans un silence gros d'orage. Elle savait qu'il n'aimait pas à être réveillé, et l'accent grondeur de sa voix ne tarda pas à lui en donner une nouvelle preuve.

Il ne lui venait même pas à l'esprit de lui demander si elle était disposée à l'entendre, car, selon lui, ils devaient avoir spontanément la même pensée. Il lui fit donc part de son intention d'engager Pierre et sa famille à rester chez eux jusqu'au printemps. La comtesse Marie l'écouta, fit ses observations et lui parla à son tour de ses enfants.

Elle entra et s'assit à côté de lui.

Autour de chaque foyer domestique, il se forme presque toujours un certain nombre de groupes qui, tout en différant essentiellement les uns des autres, gravitent côte à côte vers le centre commun, se font des concessions mutuelles, parviennent à se fondre en un harmonieux ensemble, sans perdre leur caractère individuel. Le moindre incident est triste, joyeux ou grave également pour tous, mais les motifs qui les poussent à se réjouir ou à s'attrister sont particuliers à chacun d'eux. Le retour de Pierre à Lissy-Gory fut un de ces événements heureux et importants, et réagit immédiatement sur toute la maison.

Celui-ci baissa la tête en guise de réponse, et renoua la conversation interrompue par la sortie des enfants.

La comtesse Marie reprit sa tapisserie. Quant à Natacha, les yeux fixés sur son mari, elle écoutait attentivement les questions que Rostow et Denissow lui adressaient sur son voyage, tout en continuant à fumer leurs pipes et à savourer le thé que leur versait Sonia, mélancoliquement assise auprès du samovar. Le petit Nicolas, blotti dans un coin, le visage tourné du côté de Pierre, tressaillait de temps à autre, et se parlait à lui-même, sous l'irrésistible pression d'un sentiment nouveau.

On causait de ce qui se passait alors dans les hautes sphères administratives. Denissow, mécontent du gouvernement à cause de ses mécomptes personnels, apprenait avec satisfaction toutes les sottises que l'on commettait, selon lui, à Pétersbourg, et exprimait son opinion en termes vifs et tranchants.

«Autrefois il fallait être Allemand pour parvenir; aujourd'hui il faut être de la coterie Tatarinow et Krüdner!

—Oh! si j'avais pu lâcher contre eux notre cher Bonaparte, comme il les aurait guéris de leur folie! Cela a-t-il le sens commun, je vous le demande, de donner à ce soldat de Schwarz le régiment Séménovsky?»

Rostow, quoique sans parti pris, crut aussi de sa dignité et de son importance de prendre part à leurs critiques, de paraître s'intéresser aux nouvelles nominations, de questionner Pierre, à son tour, sur ces graves affaires, si bien que la causerie ne s'étendit pas au delà des on-dit et des commérages du jour sur les gros bonnets de l'administration.

Natacha, toujours au courant des pensées de son mari, devinant qu'il ne parvenait pas, malgré son désir, à donner un autre tour à la conversation et à aborder le sujet de sa préoccupation intime, celle précisément qui l'avait forcé à se rendre à Pétersbourg et à y réclamer le conseil de son nouvel ami, le prince Théodore, lui vint en aide en lui demandant où en était son affaire.

«Laquelle? demanda Rostow.

—Toujours la même, lui dit Pierre, car chacun sent que tout va de travers, et qu'il est du devoir des honnêtes gens de réagir.

—Les honnêtes gens! s'écria Rostow en fronçant les sourcils.... Que peuvent-ils y faire?

—Ils peuvent...

—Passons dans mon cabinet,» dit brusquement Rostow.

Natacha se leva pour aller rejoindre ses enfants, et sa belle-sœur la suivit, pendant qu'ils se dirigeaient vers le cabinet, où le petit Nicolas se glissa après eux et s'assit auprès du bureau de son oncle, dans le coin le plus obscur.

«Eh bien, explique-nous ce que tu comptes faire? dit Denissow sans lâcher sa pipe.

—Des chimères, toujours des chimères! murmura Rostow.

—Voici ce qui en est, voici la situation telle qu'elle est à Pétersbourg, reprit Pierre avec vivacité et en accompagnant son entrée en matière de gestes énergiques... l'Empereur ne se mêle plus de rien: il s'est adonné au mysticisme, il cherche le repos à tout prix, et il ne saurait se procurer ce repos que par l'activité d'hommes sans foi ni loi, qui persécutent et qui oppriment à l'envi. Le vol est à l'ordre du jour dans les tribunaux, le bâton seul mène l'armée, le peuple est tyrannisé, la civilisation étouffée, la jeunesse honnête persécutée! La corde est tendue outre mesure, donc elle doit se rompre! C'est inévitable, et chacun le sent!»

Pierre parlait avec conviction, comme parlent encore de nos jours et ont toujours parlé ceux qui examinent de près les actes de n'importe quel gouvernement.

«Je leur ai dit tout cela à Pétersbourg...

—À qui?

—Mais vous le savez bien, au prince Théodore et aux autres. Que la civilisation et la charité rivalisent entre elles, rien de mieux, mais c'est insuffisant; les circonstances actuelles exigent autre chose!»

Une vive irritation s'empara de Rostow, et il allait répliquer, lorsque son regard tomba sur son neveu, dont il avait oublié la présence.

«Que fais-tu ici? lui demanda-t-il avec colère.

—Laisse-le, dit Pierre en prenant la main du garçon dans la sienne et en poursuivant son thème: Oui, je leur ai même dit plus.... Lorsqu'on s'attend à la voir se rompre, cette corde trop tendue, lorsqu'on sent que la catastrophe est imminente, on s'unit, on se groupe, et l'on agit ensemble pour résister au bouleversement général. Tout ce qui est jeune et vigoureux est attiré là-bas sous mille prétextes et ne tarde pas à s'y dépraver: l'un se perd par les femmes, l'autre par les faveurs, le troisième par la vanité, le quatrième se laisse corrompre par l'argent, et tous passent dans «l'autre camp». Il ne restera plus bientôt de gens indépendants comme vous et moi... Élargissez le cercle, leur ai-je dit.... Que notre mot de ralliement ne soit pas seulement la vertu, mais aussi l'indépendance et l'activité!

—Et quel sera donc le but de cette activité? s'écria Rostow, qui, enfoncé dans un fauteuil, écoutait Pierre avec une mauvaise humeur croissante.... Dans quelle situation vous placera-t-elle par rapport au gouvernement?

—Dans la situation de ses aides et de ses conseils, et la société qui se formerait sur ces bases n'aurait, à la rigueur, nul besoin d'être secrète. Si le gouvernement consentait à la reconnaître, les conservateurs qui en feraient partie ne seraient pas ses ennemis, mais de loyaux et vrais gentilshommes dans toute l'acception du mot. Nous serions là pour empêcher les Pougatchew de nous couper le cou, et les Araktchéïew de nous exiler aux colonies militaires; nous nous liguerions dans l'unique intention de veiller au bien général et à la sécurité de chacun.

—À merveille, mais, du moment que la société est secrète, elle est nuisible et ne peut dès lors qu'engendrer le mal.

—Pourquoi donc? On dirait en vérité que le «Tugendbund» qui a sauvé l'Europe (on n'osait pas encore, à cette époque, en faire honneur à la Russie) a fait naître le mal? N'est-il pas au contraire l'alliance de la vertu, de l'amour, de l'assistance mutuelle, la mise en action, en un mot, des paroles de Jésus-Christ sur la croix?»

Natacha, qui était entrée dans le cabinet pendant la discussion, rayonnait de joie en contemplant le visage ému de son mari, sans écouter ses paroles qu'elle connaissait par avance, comme tout ce qui sortait de l'âme de Pierre. Et le petit Nicolas, dont le cou fluet émergeait de son col rabattu, et à qui personne ne faisait plus attention, était aussi heureux qu'elle. Chaque parole de Pierre enflammait son cœur, et, sans s'en apercevoir, il brisait et tordait les plumes et la cire à cacheter rangées sur le bureau de son oncle.

«Allons donc, mon cher, le «Tugendbund» est bon pour les mangeurs de saucisses; quant à moi, je ne le comprends pas, s'écria Denissow d'une voix haute et ferme. Tout va à la diable, c'est vrai! mais le «Tugendbund» n'est pas de ma compétence! Vous êtes mécontent? Eh bien, va alors pour une révolte, c'est autre chose, et là je suis votre homme!!!»

Pierre et Natacha sourirent, mais Rostow, sérieusement fâché, essaya de prouver qu'il n'y avait aucun danger à prévoir, et que l'imagination de Pierre était seule coupable. Pierre défendit sa thèse avec chaleur, et son intelligence, plus développée, et plus fertile en arguments que celle de son adversaire, accula ce dernier au pied du mur; sa mauvaise humeur s'en accrut d'autant plus qu'il entendait dans le fond de son âme une voix secrète qui lui disait que, malgré tous les raisonnements imaginables, son opinion seule était juste et vraie.

«Voici ce que je te dirai, s'écria-t-il en se levant et en jetant avec brusquerie sa pipe dans un coin: selon toi, tout va à la diable, et tu nous prédis une catastrophe; je ne crois ni à l'un ni à l'autre, quoique je ne puisse pas te donner des preuves, mais, lorsque tu me dis que le serment est une chose de convention, ma réponse est toute prête.... Tu es mon meilleur ami, n'est-ce pas? Eh bien, si tu formais une société secrète, si tu te mettais à agir contre le gouvernement, et qu'Araktchéïew m'ordonnât de faire marcher contre vous un escadron et de frapper, je n'hésiterais pas une seconde, je marcherais et je frapperais.... Et maintenant tu peux raisonner comme il te plaira!»

Un silence embarrassant suivit cette sortie. Natacha fut la première à le rompre, en se mettant à défendre son mari, et en prenant son frère à partie: tout inhabile et faible que fut son intervention, elle atteignit cependant son but, en rétablissant la discussion sur un ton amical.

Au moment où l'on se leva pour aller souper, le petit Nicolas s'approcha de Pierre.

«Oncle Pierre, balbutia-t-il, pâle d'émotion et les yeux brillants, Vous... vous ne.... Si papa eût été vivant, aurait-il partagé votre opinion?»

Pierre le regarda, et comprit à quel travail compliqué, pénible et étrange avait dû se livrer, pendant leur entretien, le cerveau de ce garçon, et, se souvenant de ce qui s'était dit, il regretta de l'avoir eu pour auditeur.

«Je le crois,» lui répondit-il à contre-cœur, et il sortit.

Le petit Nicolas s'approcha tout pensif du bureau et devint pourpre d'émotion: il venait d'apercevoir les dégâts dont il s'était rendu coupable.

«Mon oncle, pardonnez-moi, je ne l'ai pas fait exprès, s'écria-t-il en s'adressant à Rostow et en lui indiquant les débris des plumes et des bâtons de cire à cacheter.

—C'est bon, c'est bon! dit Rostow en maîtrisant à grand'peine sa colère. Tu n'aurais pas dû rester là, ce n'était pas ta place!» Et, jetant vivement les débris sous la table, il suivit Pierre.

Pendant le souper, il ne fut plus question de politique et de sociétés secrètes; les souvenirs de l'année 1812, ce sujet favori de Rostow, firent tous les frais de la conversation, et Denissow et Pierre y prirent une part si cordiale et si animée que, lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde.

«J'aurais voulu, dit Rostow à sa femme, lorsqu'ils se trouvèrent seuls dans leur chambre, que tu eusses assisté à notre discussion de tantôt avec Pierre; ils ont organisé quelque chose là-bas à Pétersbourg, et il tient à toute force à me persuader que le devoir de tout honnête homme consiste à agir contre le gouvernement, tandis que le serment et le devoir.... Ils sont tombés sur moi, Denissow aussi bien que Natacha. Celle-là est, ma foi, très amusante, elle mène son mari tambour battant, mais, aussitôt qu'il y a discussion, elle n'a plus ni idées ni expressions à elle, et c'est toujours Pierre qui parle par sa bouche. Lorsque je lui ai dit que je plaçais le serment et le devoir au-dessus de tout, elle a essayé de me prouver que j'avais tort. Que lui aurais-tu répondu?

—Tu as complètement raison, à mon avis, et je le lui ai déjà dit. Pierre soutient que tous souffrent et se dépravent, et que notre devoir est de porter secours au prochain.... C'est vrai, sans doute, mais il oublie que nous avons d'autres devoirs qui nous sont imposés par Dieu lui-même, et qui nous touchent de plus près. Nous pouvons sacrifier nos personnes, si telle est notre envie, mais certainement pas nos enfants.

—C'est précisément ce que je lui ai dit, s'écria Rostow, persuadé que cela s'était passé ainsi.... Mais Pierre revenait toujours à l'amour pour le prochain et au christianisme... et le petit Nicolas l'écoutait avec transport...

—Cet enfant me cause de vives inquiétudes, dit la comtesse Marie: il n'est pas comme les autres, et je crains toujours de l'oublier en ne m'occupant que des miens; il est seul, lui, et trop seul avec ses pensées!

—Tu n'as, je crois, rien à te reprocher à ce sujet; tu es pour lui comme la plus tendre des mères, et j'en suis heureux, car c'est un charmant enfant.... Quelle franchise! Jamais un mensonge! Charmant enfant! répéta Rostow, qui n'avait pas pour le petit Nicolas une affection des plus vives, mais qui, justement à cause de cela, ne manquait jamais d'en faire l'éloge toutes les fois que l'occasion s'en présentait.

—Tu as beau dire, je sens que je ne suis pas une mère pour lui, et cela me tourmente, reprit la comtesse Marie en soupirant. La solitude ne lui vaut rien, la société lui serait nécessaire.

—Eh bien, il en verra bientôt, puisque je dois le mener l'été prochain à Pétersbourg,» répondit Rostow.

En attendant, à l'étage inférieur de la maison, le jeune Nicolas dormait d'un sommeil agité. Une veilleuse, car jamais on n'était parvenu à l'habituer à l'obscurité, répandait sa faible lueur dans la chambre. Réveillé tout à coup en sursaut, mouillé d'une sueur froide, il se dressa sur son lit, et ses yeux démesurément ouverts regardèrent droit devant lui. Un cauchemar effrayant le poursuivait: il se voyait avec l'oncle Pierre, coiffés tous deux de casques semblables à ceux des grands hommes de Plutarque; une nombreuse armée les suivait, et cette armée se composait d'une multitude de fils blancs et ténus, comme ces toiles d'araignées qui voltigent et se balancent dans les airs en automne, et que Dessalles appelait les «fils de la Vierge». La Gloire, dont le corps était également formé de ce tissu aérien, mais un peu plus serré marchait en avant. L'oncle Pierre et lui, se laissant glisser, heureux et légers, se rapprochaient de plus en plus du but, lorsque tout à coup les fils qui les entraînaient se détendent et s'enchevêtrent.... Ils se sentent horriblement oppressés... et l'oncle Nicolas Rostow apparaît à leurs yeux, menaçant et terrible.... «C'est vous qui avez fait cela leur dit-il en leur montrant les débris des plumes et de la cire à cacheter. Je vous aimais, mais Araktchéïew m'a donné un ordre, et je tuerai le premier qui s'avancera! Oui, je le ferai!» Le petit Nicolas se tourne du côté de Pierre, mais Pierre n'y est plus.... C'est son père, le prince André! Il n'a, il est vrai, aucune forme précise, mais c'est bien lui, il le sent à la violence de son amour, qui lui enlève toute sa force.... Son père le caresse et le plaint, mais l'oncle Rostow avance toujours.... Une folle terreur le saisit et il se réveille glacé d'épouvante.... «Mon père,» se dit-il, «mon père m'a caressé...! C'est bien Lui qui est venu, et il m'a approuvé, ainsi que l'oncle Pierre!... Quoi qu'ils disent, je «le» ferai. Mucius Scévola s'est bien brûlé la main? Pourquoi ne ferais-je pas de même un jour?... Ils tiennent à ce que je m'instruise?... Soit. Je m'instruirai, mais un jour viendra où je cesserai d'apprendre, et c'est alors que je «le» ferai!... Je ne demande qu'une chose au bon Dieu, c'est qu'il y ait en moi ce qu'il y avait dans les grands hommes de Plutarque! Je ferai mieux encore; on le saura, on m'aimera, on parlera avec éloges de moi, et...» Des sanglots lui serrèrent la poitrine, et il fondit en larmes.

«Êtes-vous souffrant? lui demanda Dessalles, que ses pleurs avaient subitement réveillé.

—Non, répondit vivement l'enfant en reposant sa tête sur l'oreiller.... Comme il est bon, lui aussi, et comme je l'aime! murmura-t-il... et l'oncle Pierre, quelle perfection!... Et mon père! Oui, je le ferai!... Lui-même m'aurait approuvé!...»

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