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La guerre et la paix

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XIV

Pierre avait peu changé: distrait comme toujours, il semblait seulement être sous l'influence d'une préoccupation constante. Malgré la bonté peinte sur sa figure, ce qui éloignait autrefois de lui, c'était son air malheureux; maintenant le sourire continuel que la joie de vivre mettait sur ses lèvres, la sympathie qu'exprimait son regard, rendaient sa présence agréable à tous. Jadis il discutait beaucoup, s'échauffait à tout propos et écoutait peu volontiers: maintenant, se laissant rarement entraîner par la discussion, il laissait parler les autres, et connaissait ainsi souvent leurs pensées les plus secrètes.

Sa cousine, qui ne l'avait jamais aimé, et qui l'avait même sincèrement haï, lorsque après la mort du vieux comte elle fut devenue son obligée, ne pouvait revenir de son étonnement et de son dépit, en découvrant, après un court séjour à Orel, où elle était venue avec l'intention de le soigner malgré l'ingratitude dont elle l'accusait, qu'elle éprouvait pour lui un véritable penchant. Il n'avait cependant rien fait pour s'attirer ses bonnes grâces, car il se bornait à l'étudier avec curiosité. Comme elle avait toujours cru entrevoir de l'indifférence et de la raillerie dans son regard, elle se repliait sur elle-même et ne lui présentait que ses piquants; aujourd'hui, au contraire, qu'elle avait constaté, avec défiance d'abord, avec reconnaissance ensuite, qu'il essayait de pénétrer jusqu'au fond de son cœur, elle en arriva, à son insu, à ne plus lui montrer que les bons côtés de son caractère: «Oui, c'est un bien excellent homme, lorsqu'il ne subit pas l'influence de vilaines gens, mais bien celle de personnes comme moi,» se disait la vieille cousine.

«Vous vous encroûtez, mon cher,» lui disait-il souvent, et cependant il revenait chaque jour le voir, et Pierre, en l'écoutant, s'étonnait d'avoir pu penser autrefois comme lui.

«Si tous les Russes vous ressemblent, disait-il un jour à Pierre, c'est un vrai sacrilège que de faire la guerre à un peuple comme le vôtre. Vous, que les Français ont tant fait souffrir, vous n'avez même pas de haine contre eux.»

Villarsky, occupé de ses affaires, de son service et de sa famille, regardait ces soucis tout personnels comme un obstacle à la véritable existence. Les intérêts militaires, administratifs et maçonniques absorbaient complètement son attention. Pierre ne l'en blâmait pas, et ne cherchait en aucune façon à le faire changer d'opinion; mais il étudiait, avec son sourire doux et railleur, cet étrange phénomène.

Un trait tout nouveau du caractère de Pierre, et qui lui attirait la sympathie générale, c'était la reconnaissance du droit que chacun avait, d'après lui, de penser et de juger à sa guise, et de l'impossibilité de convaincre qui que ce soit par des paroles. Ce droit, qui jadis l'irritait profondément, était aujourd'hui la principale cause de l'intérêt qu'il portait aux hommes. Cette nouvelle manière de voir exerçait une égale influence sur les côtés pratiques de son existence. Jadis toute demande d'argent l'embarrassait: «Celui-ci en a besoin assurément, se disait-il, mais cet autre en a peut-être encore plus besoin que lui. Et qui sait s'ils ne me trompent pas tous les deux?» Ne sachant en définitive à quoi se résoudre, il donnait de l'argent à tort et à travers, tant qu'il en avait. Mais maintenant, à son grand étonnement, il n'éprouvait plus la moindre perplexité. Un sentiment instinctif de justice, dont lui-même ne se rendait pas compte, lui indiquait nettement la meilleure décision à prendre. Ainsi, un jour, un colonel français prisonnier, après s'être longuement vanté auprès de lui de ses exploits, finit par demander presque impérativement un prêt de 4 000 francs, pour envoyer, disait-il, à sa femme et à ses enfants. Pierre le lui refusa sans la moindre hésitation, tout en s'étonnant de la facilité avec laquelle il lui avait négativement répondu, et, au lieu de donner la somme au colonel, il obligea adroitement l'Italien, qui en avait grand besoin, à l'accepter. Il en agit de même à propos des dettes de sa femme et de la restauration de ses maisons de ville et de campagne. Son intendant général, lui ayant présenté le tableau des pertes que lui avait causées l'incendie de Moscou, et qui étaient évaluées à près de deux millions, l'engagea, pour rétablir la balance, à refuser de payer les dettes de la comtesse et à ne pas reconstruire ses immeubles, dont l'entretien annuel revenait à 80 000 roubles. Dans le premier moment, Pierre lui donna raison, mais, à la fin de janvier, l'architecte lui ayant envoyé de Moscou le devis des travaux à faire au sujet des immeubles incendiés, Pierre, après avoir lu attentivement des lettres que le prince Basile et certains de ses amis lui écrivirent à la même époque, et dans lesquelles il était question du passif laissé par sa femme, n'hésita pas une minute à revenir sur son premier sentiment, et, résolut de faire rebâtir ses maisons et de se rendre à Pétersbourg pour acquitter les dettes de la comtesse. Cette décision diminuait, il est vrai, ses revenus des trois quarts, mais, du moment qu'il en comprit la justice et la nécessité, il la mit immédiatement à exécution.

Plusieurs officiers de l'armée française étaient internés à Orel comme prisonniers, et le docteur lui en amena un qui était Italien. Il prit l'habitude d'aller souvent chez Pierre, et la princesse Catherine riait dans son for intérieur de l'amitié passionnée que l'officier témoignait à son cousin. Il était heureux de causer avec lui, de lui raconter son passé, de lui faire la confidence de ses amours, et d'épancher devant lui le fiel dont son cœur était rempli contre les Français, et surtout contre Napoléon.

Pierre retrouva à Orel une de ses anciennes connaissances, le franc-maçon comte Villarsky, celui-là même que nous avons déjà rencontré en 1807. Il avait épousé une Russe fort riche, dont les terres, étaient situées dans le gouvernement d'Orel, et occupait en ce moment un poste provisoire dans l'administration de l'intendance. Quoiqu'il n'eût jamais été avec Besoukhow sur le pied d'une grande intimité, il fut heureux de le revoir; s'ennuyant à mourir à Orel, il était charmé de rencontrer un homme de son monde, qu'il supposait naturellement rempli des mêmes préoccupations que lui. Mais, à sa grande surprise, il remarqua bientôt, à part lui, que Pierre était singulièrement arriéré dans ses idées, et qu'il était tombé dans ce qu'il croyait être de l'apathie et de l'égoïsme.

Le docteur qui le visitait tous les jours, bien qu'il se crût obligé de donner à entendre que chaque minute lui était précieuse pour le bien de l'humanité souffrante, passait également chez Pierre des heures entières à lui conter ses anecdotes favorites et ses observations sur les caractères de ses malades et surtout de sa clientèle féminine.

Villarsky étant obligé de se rendre à Moscou, il s'arrangea de manière à faire le voyage avec lui, et continua à éprouver, le long de la route, toute la joie d'un écolier en vacances. Tout ce qu'il rencontrait sur son chemin prenait à ses yeux une valeur nouvelle, et les regrets que son compagnon ne cessait d'exprimer sur l'état pauvre et arriéré de la Russie, comparativement à l'Europe occidentale, ne diminuaient en rien son enthousiasme, car, là où Villarsky ne voyait qu'un déplorable engourdissement, Pierre découvrait au contraire une source de puissance et de force et cette vivifiante énergie qui avait soutenu dans la lutte, sur les plaines couvertes de neige, ce peuple si foncièrement pur et unique dans son genre.

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