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La guerre et la paix

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XIII

Pierre, comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations physiques et de la tension morale qu'il avait éprouvées pendant sa captivité, que lorsqu'elle arriva à son terme. À peine en liberté, il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route pour Kiew, il tomba malade d'une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent les médecins; cette fièvre l'y retint pendant trois mois. Malgré leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la santé lui revint.

Les jours qui s'écoulèrent entre sa libération et sa maladie ne lui laissèrent aucune impression. Il ne conserva que le souvenir d'un temps gris, sombre, pluvieux, d'un affaissement physique, de douleurs intolérables dans les pieds et dans le côté, d'une suite ininterrompue de malheurs et de souffrances, de la curiosité indiscrète des généraux et des officiers qui le questionnaient, des difficultés qu'il avait eues à trouver une voiture et des chevaux, et par-dessus tout de l'engourdissement moral qui l'avait accablé. Le jour où il fut mis en liberté, il vit passer le corps de Pétia, et apprit également que le prince André venait de mourir à Yaroslaw, dans la maison des Rostow. Denissow, qui lui avait annoncé cette nouvelle, fit, en causant avec lui, allusion à la mort d'Hélène, croyant qu'il la savait déjà. Pierre en fut étrangement surpris, mais rien de plus: il n'appréciait pas toute l'importance que cet événement pouvait avoir pour lui, tant il était poussé par le désir de quitter au plus vite cet enfer, où les hommes s'entretuaient, pour se retirer n'importe où, s'y reposer, coordonner ses idées, et réfléchir en paix à tout ce qu'il avait vu et appris. Revenu complètement à lui après sa maladie, il aperçut à son chevet deux de ses domestiques, venus tout exprès de Moscou pour le rejoindre, ainsi que l'aînée de ses cousines, qui habitait une de ses terres aux environs d'Orel.

Les impressions dont il avait pris l'habitude ne s'effacèrent qu'insensiblement de son esprit pendant sa longue convalescence: il eut même de la peine à se faire à la pensée que, le matin une fois venu, il ne serait pas chassé en avant avec le troupeau dont il faisait partie, que personne ne lui prendrait son lit, et qu'il aurait sûrement à dîner et à souper; mais, quand il dormait, il revoyait en rêve tout le passé et tous les détails de sa captivité.

Ce joyeux sentiment de liberté, qui est inné dans le cœur de l'homme, et qu'il avait si vivement éprouvé à la première étape, s'empara de nouveau de son âme, pendant sa convalescence. Il ne comprenait pas seulement que cette liberté morale, indépendante des circonstances extérieures, pût ainsi doubler d'intensité, et lui causer de si profondes jouissances, quand par le fait elle n'était que le résultat de sa liberté physique. Seul dans une ville étrangère, personne n'exigeait rien de lui, personne ne lui donnait d'ordres, il ne manquait de rien, et le souvenir de sa femme ne se dressait plus devant lui comme une incessante humiliation. Par suite d'une ancienne habitude, il se demandait parfois: «Que vais-je faire à présent?» et il se répondait: «Rien, je vivrai.... Dieu! que c'est bon!» De but dans la vie, il n'en avait pas, et cette indifférence, qui jadis faisait son tourment, lui procurait maintenant la sensation d'une liberté sans limite. Pourquoi aurait-il eu un but, aujourd'hui qu'il avait la foi, non pas la foi en certaines règles et en certaines pensées de convention, mais la foi en un Dieu vivant et toujours présent? Jadis il l'avait cherché dans les missions qu'il s'imposait à lui-même, et tout à coup, étant prisonnier, il avait découvert, non à force de raisonnement, mais par une sorte de révélation intime, qu'il y avait un Dieu, un Dieu partout présent, et que le Dieu de Karataïew était plus grand et bien plus inaccessible à l'intelligence humaine que le «grand Architecte de l'Univers», reconnu par les francs-maçons. N'avait-il pas été semblable à celui qui cherche au loin l'objet qui est devant ses pieds? N'avait-il pas toujours passé sa vie à regarder dans le vague, par-dessus la tête des autres, tandis qu'il n'avait qu'à regarder devant lui? Jadis rien ne lui révélait l'Infini: il sentait seulement qu'il devait exister quelque part et marchait obstinément à sa découverte. Tout ce qui l'entourait n'était pour lui qu'un mélange confus d'intérêts bornés, mesquins, sans aucun sens, tels que la vie européenne, la politique, la franc-maçonnerie, la philosophie. Maintenant il comprenait l'Infini, il le voyait en tout, et admirait sans restriction le tableau éternellement changeant, éternellement grand, de la vie dans ses infinies variations. La terrible question qu'il se posait autrefois à chaque instant, qui faisait toujours crouler les échafaudages de sa pensée: «Pourquoi?» n'existait plus pour lui, car son âme lui répondait simplement que Dieu existe, et que pas un cheveu ne tombe de la tête de l'homme sans sa volonté!

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