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La guerre et la paix

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VIII

Les conditions exceptionnellement pénibles de la vie des soldats russes, qui souffraient du manque de chaussure et de vêtements chauds, qui couchaient à la belle étoile et marchaient dans la neige par dix-huit degrés de froid, sans même recevoir la ration réglementaire, auraient pu faire croire avec quelque raison qu'ils devaient présenter l'aspect le plus triste et le plus navrant. Jamais au contraire l'armée, même dans la situation la plus favorable, n'avait été aussi en train et aussi bien disposée. Cela provenait de ce que chaque jour elle rejetait hors de son sein tout ce qu'elle avait d'hommes affaiblis et découragés. Il n'y restait donc que la fleur des troupes, celles qui conservaient la force de l'âme et celle du corps.

De nombreux soldats de la huitième compagnie s'étaient réunis derrière l'abri de la haie. Deux sergents-majors entre autres y avaient réclamé une place autour du feu, qui y était plus vif que partout ailleurs, sous prétexte qu'ils avaient aidé à y apporter des bûches.

—À quoi bon y penser? murmura le sergent-major.

—À la troisième compagnie il a manqué hier neuf hommes à l'appel!

—Voyons, voyons!» répondit le sergent-major avec calme.

—Vas-y donc, «la corneille», répondit celui à qui il s'adressait, en se retournant vers un autre de ses camarades.

—Tu as donc bien envie d'en avoir de pareils? dit un vieux soldat en s'adressant d'un air de reproche à celui qui avait parlé des pieds gelés.

—Qu'est-ce qui t'étonne? On en recrute chez eux de toutes les classes.

—Qu'est-ce que tu crois donc, toi? s'écria, de derrière le brasier, d'une voix aiguë et tremblante, celui qu'on avait appelé «la corneille». Si le corps reste sain, on maigrit, et puis on meurt... c'est comme moi, je n'en puis plus!...» et il ajouta d'un air résolu en interpellant le sergent-major: «Qu'on m'envoie à l'hôpital! Ça me fait mal partout, la fièvre ne me lâche pas, et alors, moi aussi, je resterai en route!

—La belle nouvelle! Que faire, que diable, quand les pieds sont gelés?

—Je l'ai cependant vu, répondit un autre.

—Il y a là-dessous quelque diablerie, mes camarades, dit celui qui s'étonnait de la blancheur de peau des Français: les paysans m'ont raconté qu'à Mojaïsk, lorsqu'on a enlevé les morts un mois après la bataille, ils étaient encore aussi blancs et aussi propres que du papier, et pas la moindre odeur!

—Et pourtant ils ne comprennent pas un mot de ce que nous disons, objecta avec un air de surprise le jeune soldat.... Je lui demande à quelle couronne il appartient, et lui me bégaye une réponse à sa façon. C'est un peuple étonnant!

—Et les paysans m'ont raconté, reprit le narrateur, qu'on les a envoyés de dix villages, et que pendant vingt jours ils n'ont fait qu'enlever les morts, et pas tous encore, car il y avait aussi des loups en masse...

—En voilà un imbécile! Au froid, quand il faisait chaud? Si c'était le froid, les nôtres aussi n'auraient pas senti mauvais; tandis qu'ils me disaient que les nôtres étaient pleins de vers, et qu'on était obligé de se bander la bouche avec des mouchoirs quand on les emportait; mais eux restaient toujours blancs comme du papier.

—Eh! dis donc, tes semelles s'envolent, s'écria «le roux», en voyant pendre une des semelles du jeune garçon.... C'est dangereux de danser, sais-tu?»

—Eh bien! quoi, c'est un de plus de...

—Cela tient-il au froid? demanda l'un.

—Ce sont les cosaques qui les ont déchaussés; on a nettoyé l'isba pour le colonel et on les a tous emportés.... Eh bien, croiriez-vous, mes enfants, cela faisait de la peine de les voir ainsi bousculer. Il y en avait un qui vivait encore et qui marmottait quelque chose dans sa langue.... Et comme il est propre ce peuple, mes enfants? reprit le premier... et blanc, blanc comme ce bouleau qu'est là-bas..., et il y en a de braves parmi eux, et de très nobles, que je vous dirai!

—C'était là une vraie bataille, quoi! dit un vieux troupier, tandis que toutes les autres, ce n'a été que pour tourmenter le soldat!»

—C'est probablement leur nourriture qui en est cause, dit le sergent-major, ils avaient un manger de maîtres.

—C'est bon signe, mes enfants, la récolte sera belle.»

«Voilà qui est bien, donne-les ici.»

«On nous en donnera bientôt d'autres, dit un des soldats, et même nous en aurons une double paire!... Et Pétrow, ce fils de chienne, est donc resté parmi les traînards?

«On en a pris pas mal de Français aujourd'hui, mais quant à leur chaussure, ce n'est pas la peine d'en parler, dit un soldat en changeant de sujet.

«Oh! qu'est-ce qu'ils ont donc à la cinquième compagnie?... Et ce qu'il y a de monde, regarde donc!»

«La corneille» se tut et la conversation recommença sur toute la ligne.

«Eh, dis donc, Makéew... où t'es-tu perdu? Est-ce que les loups t'auraient mangé? Apporte-nous donc du bois, fainéant, cria un soldat avec des cheveux roux et une figure rougie par le froid, dont la fumée faisait cligner les yeux, mais qui ne s'éloignait pas du brasier.

«C'est vrai,» dit-il, et, tirant de sa giberne un morceau de drap français gros-bleu, il en entoura son pied.

«C'est qu'ils rient joliment bien là-bas, dit-il en revenant.... C'est deux Français qui sont venus, un tout gelé, mais l'autre si en train qu'il chante des chansons.

«Ah, petite mère, la rosée est froide mais belle... chantonnait-il à demi-voix.

«Ah! Dieu! quelle quantité d'étoiles; on dirait que ce sont les femmes qui ont tendu leurs toiles là haut! dit le jeune soldat en tombant en admiration devant la voie lactée.

Un soldat se leva pour aller voir de plus près.

Les branches furent cassées, jetées sur les charbons, et, grâce au souffle des bouches et aux pans des capotes mis en mouvement, la flamme jaillit et pétilla. Les soldats s'approchèrent, allumèrent leurs pipes, pendant que leur jeune camarade, les poings sur les hanches, piétinait sur place pour réchauffer ses pieds glacés.

Le soldat roux n'était ni sous-officier ni caporal, mais sa vigueur physique lui donnait le droit de commander à ceux qui étaient plus faibles que lui. «La corneille», petit soldat malingre, au nez pointu, se leva avec soumission, mais au même moment la lueur du bûcher éclaira la silhouette d'un jeune troupier de bonne tournure qui s'avançait en pliant sous le faix d'une brassée de branches sèches.

Le danseur s'arrêta, arracha le morceau de cuir qui pendillait et le jeta au feu.

La conversation tomba, et chacun s'arrangea pour passer la nuit de son mieux.

Au milieu du silence général on entendit bientôt les ronflements de quelques dormeurs; les autres se retournaient pour se chauffer, en échangeant entre eux quelques paroles.... Tout à coup du brasier voisin, à une centaine de pas de distance, s'élevèrent de bruyants éclats de rire.

—Oh! oh! Eh bien, allons-y, faut voir ça!»

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