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La guerre et la paix

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VI

Le 17 novembre fut le premier jour de la bataille de Krasnoé. Un peu avant le soir, après d'interminables discussions, après toutes sortes de retards causés par les généraux qui n'étaient pas arrivés en temps utile à l'endroit désigné, après l'envoi en tous sens d'aides de camp chargés d'ordres et de contre-ordres, il devint évident que l'ennemi était en fuite et qu'aucune bataille n'était possible.

La journée était belle et froide. Koutouzow, accompagné d'une nombreuse suite, où les mécontents étaient en grande majorité, monté sur son vigoureux petit cheval blanc, se rendit à Dobroïé, où le quartier général avait été transporté d'après son ordre. Le long de la route se pressaient autour des feux les prisonniers français qu'on avait faits ce jour-là, au nombre de 7 000. Non loin de Dobroïé, une foule de soldats déguenillés causaient bruyamment autour de pièces françaises dételées. À l'approche du commandant en chef, les voix se turent, et tous les yeux se fixèrent sur lui, pendant qu'un des généraux lui expliquait où l'on s'était emparé de ces canons et de ces hommes. Sa physionomie était soucieuse, et il prêtait une oreille distraite aux rapports qu'on lui faisait, il examinait ceux dont l'aspect était le plus misérable. La plupart des soldats français n'avaient plus figure humaine: le nez et les joues gelés, les yeux rouges, gonflés et purulents, il semblait ne leur rester que quelques minutes à vivre. Deux d'entre eux, dont l'un avait le visage couvert de plaies, déchiraient de la viande crue. Il y avait quelque chose d'animal et d'effrayant dans le regard en dessous jeté par ces malheureux sur les survenants. Koutouzow, après les avoir longtemps regardés, hocha la tête d'un air triste et pensif. Un peu plus loin, il vit un soldat russe qui adressait en souriant quelques paroles affectueuses à un Français: il hocha de nouveau la tête, sans que sa physionomie changeât d'expression.

—Hourra!» hurlèrent des milliers de voix.

«À dire vrai, qui les a priés de venir? Ils n'ont que ce qu'ils méritent, après tout!»

«Voilà ce que c'est, mes enfants. Je sais que c'est dur, mais qu'y faire? Ayez patience: cela ne durera plus longtemps. Nous reconduirons nos hôtes jusqu'au bout, et alors nous nous reposerons. Le Tsar n'oubliera pas vos services. C'est dur, j'en conviens, mais songez que vous êtes chez vous, tandis qu'eux, et il indiqua les prisonniers... voyez où ils en sont réduits: leur misère est pire que celle des derniers mendiants. Quand ils étaient forts, nous ne les ménagions pas, mais maintenant nous pouvons en avoir pitié.... Ce sont des hommes aussi bien que nous, n'est-ce pas, mes enfants?»

«Voilà ce que c'est, mes enfants,» dit-il, lorsque le silence fut rétabli. Officiers et soldats se rapprochèrent de lui pour entendre ce qu'il allait leur dire. L'inflexion de sa voix, l'expression de son visage, étaient complètement changées: ce n'était plus le commandant en chef qui parlait, c'était simplement un vieillard qui avait à causer avec ses frères d'armes:

«Que dis-tu? demanda-t-il au général qui essayait d'attirer son attention sur les drapeaux français réunis en faisceaux devant le régiment de Préobrajenski.... Ah! les drapeaux! reprit-il, et, s'arrachant avec peine au sujet qui le préoccupait, il jeta autour de lui un regard distrait, poussa un profond soupir et ferma les yeux.

«Plus bas, plus bas, qu'il baisse la tête!... Comme ça, c'est bien! Hourra! mes enfants, ajouta-t-il en se tournant vers le soldat.

«Je vous remercie tous pour votre fidèle et pénible service. La victoire est à nous, et la Russie ne nous oubliera pas! À vous la gloire dans les siècles à venir!» Il se tut, et, avisant un soldat tenant une aigle française, qu'il avait inclinée devant le drapeau des Préobrajenski:

Un des généraux fit signe au soldat qui tenait les drapeaux de s'avancer et de les placer autour du commandant en chef. Celui-ci resta un moment sans rien dire, puis, se soumettant à contre-cœur aux devoirs de sa position, releva la tête, regarda avec attention les officiers qui l'entouraient, et prononça avec lenteur, au milieu d'un profond silence, ces quelques paroles:

Pendant qu'ils poussaient ces cris, Koutouzow, courbé sur sa selle, baissa la tête, et son regard devint doux et railleur:

Et, donnant à son cheval un coup de fouet accompagné d'un formidable juron, il s'éloigna au bruit des rires et des hourras des soldats, qui rompirent aussitôt leurs rangs.

Dans les regards fixes et respectueux que les soldats attachaient sur lui, se lisait la sympathie éveillée par son discours. Sa figure s'éclaira de plus en plus d'un sourire bienveillant qui bridait les coins de ses lèvres et de ses yeux. Il baissa la tête et ajouta:

Sans doute, toutes les paroles du général en chef n'avaient pas été comprises des troupes, et personne n'aurait pu les répéter textuellement; mais, solennelles au début, et empreintes à la fin d'une simplicité pleine de bonhomie, elles leur allaient droit au cœur, car chacun éprouvait comme lui, avec la conscience de la justice et du triomphe de son droit, le sentiment de compassion pour l'ennemi, si bien exprimé par le juron caractéristique du vieillard; les cris joyeux des soldats y répondirent, et ne s'arrêtèrent pas de longtemps. Un des généraux s'étant approché ensuite du maréchal pour lui demander s'il ne désirait pas monter en voiture, Koutouzow ne put lui répondre que par un sanglot.

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