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La guerre et la paix

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I

Lorsqu'un homme voit mourir un animal quelconque, il est pris d'un sentiment involontaire de terreur, car il assiste à l'anéantissement d'une fraction de cette nature animale à laquelle il appartient; mais, lorsqu'il s'agit d'un être aimé, on ressent, en dehors de la terreur causée par le spectacle de la destruction, un déchirement intérieur, et cette blessure de l'âme tue ou se cicatrise, comme une blessure ordinaire; mais elle reste toujours sensible, et frissonne au moindre attouchement.

La princesse Marie et Natacha en firent l'une et l'autre la triste expérience après la mort du prince André. Moralement courbées et affaissées sous l'influence du nuage menaçant de la mort qu'elles avaient vue si longtemps planer sur leurs têtes, elles n'osaient plus regarder la vie en face, et elles ne retrouvaient un peu de force que pour protéger leur plaie, toujours saignante, contre les douloureuses impressions du dehors. Tout, jusqu'au roulement de la voiture dans la rue, l'annonce du dîner, la question de la femme de chambre au sujet de la robe qu'il fallait mettre, ou, ce qui était pis encore, un mot banal, un intérêt trop faiblement exprimé, irritait leur blessure, car tout cela les empêchait de plonger leurs regards dans ce lointain mystérieux qu'elles avaient entrevu pendant quelques secondes. Tout cela semblait insulter à ce calme profond qui leur était si nécessaire à toutes deux, pour se reprendre à écouter les chants de ce chœur solennel et terrible qui n'avaient pas encore cessé de vibrer dans leur imagination. Elles échangeaient peu de paroles, mais elles éprouvaient une véritable consolation à se trouver ensemble; elles évitaient même toute allusion à l'avenir, à leur tristesse, au défunt, car en parler n'était-ce pas porter atteinte à la grandeur et à la sainteté du mystère qui s'était accompli sous leurs yeux? Cette réserve qu'elles s'imposaient ne faisait qu'aiguillonner leur chagrin, mais la douleur aussi bien que la joie ne peut être éternelle et sans alliage.

«Je n'irai nulle part, répondit Natacha, je ne demande qu'une chose: c'est qu'on me laisse en paix!» Et elle sortit précipitamment, en retenant à grand'peine des larmes de colère plutôt que de douleur.

Un jour, à la fin de décembre, les cheveux négligemment noués sur le sommet de la tête, habillée d'une robe de laine noire, pâle, amaigrie, elle était à moitié étendue comme d'habitude dans l'angle du divan et chiffonnait machinalement le bout de sa ceinture. Ses yeux fixés sur la porte semblaient regarder du côté par où il avait disparu; alors cette rive inconnue de la vie, où jamais jusque-là elle n'avait fixé sa pensée, cette rive qui lui avait, toujours paru si lointaine et si problématique, se rapprochait d'elle; elle devenait visible et presque palpable, tandis que celle où elle était restée lui apparaissait déserte, désolée, pleine de souffrances et de larmes. Le cherchant là où elle savait qu'il devait être, elle ne pouvait néanmoins se le représenter autrement qu'elle ne l'avait vu dans ces derniers temps: elle voyait, sa figure, elle entendait sa voix, elle se répétait ses paroles, y ajoutant de nouvelles paroles qu'elle s'imaginait avoir entendues.... Le voilà!... Il est tendu dans son fauteuil, avec son vêtement de velours fourré, la tête appuyée sur sa main maigre et diaphane; sa poitrine est enfoncée, ses épaules relevées, ses lèvres serrées, ses yeux brillants, et des plis se creusent et se détendent sur son front pâle. Une de ses jambes tremble imperceptiblement, et Natacha devine qu'il lutte contre une poignante douleur.... «Quelle est cette douleur? Que sent-il?» se demande-t-elle.... Mais il a remarqué son attention; il la regarde et lui dit sans sourire: «Se lier pour la vie à un homme qui souffre est une chose horrible, c'est un tourment éternel...» Et il essaye de pénétrer sa pensée.... Natacha répond alors comme elle répondait toujours: «Cela ne durera pas, vous vous remettrez!...» Mais son regard sévère et scrutateur lui adresse un reproche plein de désespoir.... «Je lui avais dit, pensait Natacha, que rester ainsi malade serait en effet terrible, mais il a donné un autre sens à mes paroles: je le disais pour lui, et il a cru que je parlais de moi, car alors il tenait encore à la vie et il craignait la mort!... J'ai parlé sans réfléchir, autrement je lui aurais dit que j'aurais été heureuse de le voir toujours mourant plutôt que d'éprouver ce que j'éprouve aujourd'hui!... C'est inutile maintenant de chercher à réparer ma faute, il ne le saura jamais!... Son imagination se complaisant à recommencer la même scène, elle modifiait sa réponse et lui disait: «Oui, c'eût été affreux pour vous, mais pas pour moi, car vous savez que vous êtes tout pour moi: souffrir avec vous est encore un bonheur!» Alors elle sentait le serrement de sa main, elle entendait sa propre voix lui répéter des paroles de tendresse et d'amour qu'elle n'avait pas dites alors, mais qu'elle disait aujourd'hui: «Je t'aime, je t'aime!» répétait-elle en joignant convulsivement les mains, et sa douleur devenait moins amère et ses yeux se remplissaient de larmes... puis tout à coup elle se demandait avec terreur à qui elle parlait ainsi.... «Qui était-il? Où était-il à présent?...» Tout se dérobait derrière une appréhension indicible qui arrêtait son effusion, et, se laissant de nouveau aller à ses réflexions, il lui semblait qu'elle allait enfin pénétrer le mystère. Mais, au moment où elle allait saisir l'insaisissable, Douniacha, la fille de chambre, entra vivement, le visage décomposé, et lui dit, sans s'inquiéter de l'effet produit par son apparition:

Natacha, livrée à un isolement plus complet, s'éloigna insensiblement de la princesse Marie, dès que son départ fut décidé. Cette dernière proposa à la comtesse de l'emmener avec elle. Son père et sa mère y consentirent avec empressement, car, s'apercevant que leur fille s'affaiblissait de plus en plus, ils espéraient que le changement d'air et les soins des médecins de Moscou contribueraient à la rétablir!

La princesse Marie, la première, par sa position personnelle et indépendante, par les obligations que lui imposait la tutelle de son neveu, fut attirée hors de la sphère de deuil dans laquelle elle avait vécu pendant près de deux semaines. Une lettre reçue exigeait une réponse, la chambre du petit Nicolas était humide, il avait attrapé un rhume; Alpatitch, arrivé de Yaroslaw, lui présentait le compte rendu des affaires, etc. Il fallut discuter avec lui à propos du conseil qu'il lui donnait de retourner à Moscou et de s'établir à nouveau dans leur hôtel; car l'hôtel était resté intact, et n'exigeait que quelques réparations insignifiantes. La vie habituelle suivait donc son cours, sans qu'il fût possible de l'arrêter, et, quelque pénible qu'il fût pour la princesse Marie de sortir de sa solitude contemplative, quoiqu'elle se fît de vifs scrupules de quitter Natacha, en la laissant seule en proie à tous ses regrets, les soucis de l'existence la réclamaient. Elle y reprit, à son cœur défendant, sa part d'activité; elle revit les comptes avec Alpatitch, prit conseil de Dessalles au sujet de son neveu, et s'occupa des préparatifs de son retour à Moscou.

Blessée de l'abandon de la princesse Marie, elle passait la plus grande partie de son temps seule dans sa chambre, enfoncée dans un coin du divan, agitant machinalement, sans s'en apercevoir, ce qui lui tombait sous la main, pendant que ses yeux immobiles regardaient, sans voir, dans l'espace. Cette solitude la fatiguait, l'épuisait, mais elle lui était nécessaire. Dès que quelqu'un entrait chez elle, elle se levait brusquement, changeait de position, d'expression de physionomie, saisissait un livre ou un ouvrage quelconque, et attendait avec une visible impatience qu'on la laissât à elle-même. Il lui semblait toujours qu'elle était sur le point de pénétrer et de résoudre l'effrayant problème sur lequel se concentraient toutes les forces de son âme.

«Venez vite, mademoiselle, un malheur est arrivé!... Pierre Illitch... une lettre!» dit-elle en sanglotant.

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