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La guerre et la paix

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XIV

Les prisonniers, les bagages du maréchal et ceux de la cavalerie s'arrêtèrent dans le village de Schamschew. On s'établit autour du feu de la marmite, et Pierre, après avoir mangé un morceau de viande de cheval, se coucha le dos au feu et s'endormit immédiatement du même sommeil qui s'était emparé de lui à Mojaïsk, après Borodino. La réalité se confondit avec le rêve, et une voix, était-ce la sienne ou celle d'un autre? lui répéta les mêmes pensées qu'il avait alors si clairement entendues. «La vie est tout; la vie est Dieu. Tout se meut, et ce mouvement c'est Dieu. Tant qu'il y a la vie, il y a la jouissance de reconnaître l'existence de la divinité. Aimer la vie, c'est aimer Dieu. Le plus difficile et le plus méritoire est d'aimer la vie dans ses souffrances imméritées».... «Karataïew!» se dit tout à coup Pierre en lui appliquant ces pensées. Il vit ensuite dans son rêve un petit vieillard, oublié depuis longtemps, qui lui avait donné des leçons de géographie lors de son séjour en Suisse: «Attends!» lui disait ce dernier, et il lui présenta un globe. Ce globe, animé, frémissant, n'avait pas de contours nettement indiqués: sa surface se composait de gouttes d'eau serrées l'une contre l'autre en masse compacte, et ces gouttes glissaient en tous sens, se confondant en une seule, ou bien se divisant à l'infini; et, tout en cherchant à occuper le plus d'espace possible, elles se refoulaient et s'absorbaient mutuellement. «C'est l'image de la vie,» lui disait le vieux professeur.... «Comme c'est simple et comme c'est clair! se dit Pierre, et comment ne l'ai-je pas compris plus tôt?... Dieu est au milieu, et chacune de ces gouttes essaye de s'étendre pour mieux Le refléter.... Elle grandit, elle se resserre, elle disparaît, pour revenir de nouveau à la surface.... Voilà! c'est ainsi que Karataïew a disparu!».... «Avez-vous compris, mon enfant?» répéta le professeur.... «Avez-vous compris, sacré nom?» s'écria une voix tonnante... et Pierre se réveilla. Quand il se souleva sur son séant, il vit, à deux pas de lui, un soldat français qui venait de bousculer un Russe et s'occupait à faire griller un morceau de viande enfilé dans une baguette. Les mains musculeuses de ce dernier, aux doigts poilus et courts, tournaient et retournaient la viande avec adresse. La lueur des tisons éclairait sa figure bistrée et ses sourcils épais: «Cela lui est bien égal, à ce brigand! murmurait le prisonnier, assis à deux pas de là, en caressant le petit «Gris», qui remuait gaiement la queue: «Il nous a suivis, se dit Pierre, et Platon...» Il n'acheva pas, car, au même moment, son imagination lui représenta le pauvre Platon assis sous l'arbre, les deux coups de fusil qui avaient retenti au même endroit, le hurlement du chien, l'air coupable et craintif des deux soldats qui l'avaient dépassé avec leurs fusils encore fumants, l'absence de Karataïew à l'étape du soir. Il était enfin sur le point de comprendre que Karataïew avait été tué, lorsque, sans savoir pourquoi ni comment, il revit le balcon de sa maison de Kiew, où il avait passé une soirée d'été avec une belle Polonaise. Sans essayer de rattacher l'un à l'autre ces tableaux d'une nature si différente, Pierre referma les yeux, et ce souvenir, en se confondant dans son imagination avec le globe vacillant et liquide du vieux professeur, lui causa une telle impression de bien-être et de fraîcheur, qu'il crut se sentir glisser doucement dans une eau profonde, dont les flots, clairs comme le cristal, se réunissaient sans bruit au-dessus de sa tête!

Une vive fusillade et de grands cris le réveillèrent bien avant le lever du soleil.

—La seconde centaine, répondit le cosaque.

—Filez, filez!» disait Dologhow, qui avait emprunté cette expression aux Français, et un éclair de cruauté jaillissait de ses yeux lorsqu'ils se croisaient avec ceux des prisonniers.

«Les cosaques!» s'écria un Français qui s'enfuyait, et, une minute plus tard, Pierre se trouva entouré de compatriotes.

«Frères! amis! camarades!» répétaient les vieux soldats en pleurant et en embrassant les cosaques et les hussards, qui, de leur côté, entouraient les prisonniers et leur offraient, qui un vêtement, qui des bottes, qui du pain!

«Combien? demanda Dologhow.

Pierre sanglotait, et comme il ne pouvait, dans son émotion, prononcer un mot, il sauta au cou du premier soldat venu.

Il fut longtemps à comprendre ce qui se passait. De toutes parts s'élevaient des exclamations de joie:

Dologhow, debout à l'entrée de la maison en ruines, assistait au défilé des Français désarmés, en donnant de légers coups de cravache sur la pointe de ses bottes. Sous l'impression, toute chaude encore, de leur mésaventure, ils parlaient haut entre eux, mais, en passant devant lui, et en sentant peser sur eux son regard glacial et pénétrant, qui ne leur promettait rien de bon, ils sentaient expirer la parole sur leurs lèvres. À deux pas de lui, un cosaque comptait les prisonniers, et marquait les centaines d'un trait de craie sur le battant de la porte cochère.

Denissow, la tête découverte, suivait d'un air sombre et accablé les cosaques qui portaient le corps de Pétia, pour le déposer dans la fosse qu'ils avaient creusée au fond du jardin.

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