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La guerre et la paix

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XII

Le 22 octobre, dans la journée, Pierre gravissait une montée par une route boueuse et glissante; ses yeux, fixés sur les inégalités du terrain, se portaient de temps en temps sur ses compagnons d'infortune. Le petit chien aux jambes torses gambadait gaiement le long de la route, en sautant parfois comme d'habitude sur trois pattes, et en s'élançant ensuite, sur les quatre à la fois, à la poursuite de corbeaux installés sur une charogne. On en voyait de tous côtés, de différentes sortes et à différents degrés de décomposition, depuis le cheval jusqu'à l'homme. Les loups, empêchés d'en approcher par le passage continuel des troupes, laissaient «le Gris» se livrer en toute liberté à ses fantaisies vagabondes. La pluie ne cessait de tomber depuis le matin, et si elle s'arrêtait un instant, ce n'était que pour retomber plus dru après chaque éclaircie. La terre, complètement détrempée, ne pouvait plus l'absorber, et elle s'écoulait en mille petits ruisseaux. Pierre comptait ses pas sur ses doigts, et, s'adressant à la pluie, il lui disait mentalement: «Encore, encore, mouille-moi bien!»

Il lui semblait qu'il ne pensait à rien; mais son âme veillait et méditait, et d'un simple récit fait la veille par Karataïew elle tirait un grand enseignement. Karataïew, enveloppé de son manteau, avait en effet raconté aux soldats, de sa voix douce mais affaiblie par la maladie, une histoire que Pierre lui avait souvent entendu répéter. Il était plus de minuit, c'était l'heure où la fièvre le quittait et où il redevenait gai comme d'habitude. À la vue de cette figure pâle et amaigrie, vivement éclairée par le feu du bivouac, Pierre eut un serrement de cœur. Embarrassé de sa compassion pour cet homme, il voulut se retirer, mais, comme il n'y avait point d'autre feu allumé, force lui fut de s'asseoir à côté de lui.

—Pleurer sur sa maladie ne fera pas venir la mort,» dit Karataïew en reprenant son récit.

«Que diras-tu de cela, mon ami? poursuivit Karataïew, dont le sourire illuminait de plus en plus le visage, comme si tout le charme du récit était dans ce qui allait suivre.

«Et voilà, mes amis, que, pendant une dizaine d'années plus, le vieillard vit aux galères, ne fait rien de mal et se soumet, comme ce doit être, sans cesser pourtant de demander la mort au bon Dieu. Eh bien! un soir les forçats, réunis comme nous sommes dans ce moment, se mirent à se raconter l'un à l'autre pourquoi ils avaient été condamnés, en quoi ils avaient péché devant Dieu. L'un se confessait d'avoir tué une âme, l'autre deux, celui-ci d'avoir incendié, celui-là d'avoir déserté; on s'adressa au vieillard: «Et toi, grand-père pourquoi souffres-tu?—Moi, mes enfants, répondit-il, c'est pour mes péchés et ceux des autres. Je n'ai ni tué, ni pris le bien d'autrui, je donnais du mien au prochain quand il était pauvre. Je suis, mes petits amis, un marchand, et j'avais de grandes richesses...» Et voilà qu'il leur raconte tout en détail comment la chose s'est passée: «Je ne me plains pas, dit-il, car c'est sans doute Dieu qui m'a envoyé ici; mais c'est ma pauvre femme et mes enfants que je regrette...» Et voilà le vieillard qui se met à pleurer.... Ne voilà-t-il pas que parmi eux se trouve l'assassin du marchand. «Où cela s'est-il passé, grand-père? Quand? Comment?...» Et voilà que l'homme questionne, et son cœur se serre: il s'approche du vieux et se jette à ses pieds: «C'est pour moi, bon vieux, que tu pâtis; c'est la vérité vraie; c'est un innocent, mes enfants, qui est dans la peine, car c'est moi qui ai fait le coup, et qui ai glissé le couteau sous ton oreiller pendant que tu dormais. Pardonne, grand-père, pardonne-moi, au nom du Christ.» Karataïew se tut, en souriant doucement, et, les yeux fixés sur la flamme, il arrangea les tisons.... Et le vieillard lui répond: «Que Dieu te pardonne, nous sommes tous pécheurs devant Lui, c'est pour mes propres péchés que je souffre...» Et il versa des larmes brûlantes.

«Eh bien, comment vas-tu? lui demanda-t-il sans le regarder.

Pierre, comme nous l'avons déjà dit, le connaissait par cœur, le petit soldat le contait toujours avec une satisfaction particulière. Il y prêta néanmoins une attention toute nouvelle. Il s'agissait d'un vieux et honnête marchand, vivant avec sa famille dans la crainte de Dieu, qui un jour se mit en route avec un de ses amis pour aller en pèlerinage. Ils s'arrêtèrent dans une auberge pour y passer la nuit, et le lendemain matin l'ami du marchand fut trouvé assassiné et volé; un couteau ensanglanté, découvert sous l'oreiller du marchand, le fit mettre en jugement: il fut condamné à passer par les verges, à avoir les narines arrachées, et à être envoyé aux travaux forcés, «comme cela se devait,» dit Karataïew.

L'assassin se dénonça lui-même à l'autorité. «J'ai, dit-il, six âmes sur la conscience (c'était un grand misérable), mais c'est le vieillard qui me fait le plus de peine: je ne veux pas qu'il continue à pleurer à cause de moi.» On écrivit donc ce qu'il disait, et l'on envoya le papier là où il devait aller; c'était loin, et puis le jugement prit du temps, et aussi les papiers à écrire, comme ça se passe toujours avec les autorités; enfin il arriva jusqu'au Tsar, et il y eut un oukase du Tsar: «Délivrer le marchand et lui donner une récompense selon le jugement,» et, l'oukase une fois venu, on chercha le vieux. «Où donc est ce vieux, demandait-on, cet innocent qui souffrait? L'oukase du Tsar est arrivé!».... Et l'on chercha encore.» Ici la voix de Karataïew trembla: «Mais Dieu lui avait déjà pardonné, reprit-il: il était mort! C'est ainsi, mon ami!» Et, retombant dans le silence, il conserva longtemps son sourire.

C'était précisément le sens mystérieux de ce récit, l'exaltation touchante qui rayonnait sur la figure du soldat, qui maintenant remplissaient l'âme de Pierre d'un bonheur confus et indéfinissable.

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