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La guerre et la paix

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IV

La pluie avait cessé et le brouillard tombait goutte à goutte des branches alourdies. Denissow, l'essaoul et Pétia suivaient en silence le paysan au bonnet blanc, qui marchait légèrement et sans bruit, les pieds dans ses chaussures de tille, sans s'inquiéter des feuilles et des racines qui lui barraient le chemin. Arrivé au bord du talus, le guide s'arrêta, regarda autour de lui et se dirigea vers un mince rideau d'arbres; s'y plaçant sous un grand chêne, qui n'avait pas encore perdu son feuillage, il appela à lui ses compagnons, d'un signe mystérieux. Denissow et Pétia le rejoignirent et aperçurent de là les Français. À gauche, derrière le bois, s'étendait un champ; à droite, par-dessus un ravin aux bords escarpés, on apercevait un petit village et une maison de propriétaire avec son toit défoncé; dans ce village, dans cette maison, autour des puits, de l'étang, le long de la route qui menait au pont, on entrevoyait, à travers les vapeurs du brouillard, les masses mouvantes d'une foule d'hommes; on entendait distinctement les cris en langue étrangère qu'ils poussaient pour activer les pas des chevaux à la montée, et les appels qu'ils se jetaient entre eux.

«Amenez le prisonnier,» dit tout bas Denissow, sans quitter des yeux l'ennemi.

—Qui est-ce? demanda Pétia.

—On ne peut pas traverser le ravin, dit l'essaoul, il y a là une fondrière, et les chevaux s'embourberont, il faut prendre plus à gauche.»

—Oh! l'animal! reprit Denissow de mauvaise humeur. Qu'a-t-il donc fait jusqu'à présent?

—Nous enverrons l'infanterie par le bas, du côté des marais; elle se glissera jusqu'aux jardins; vous arriverez de l'autre côté avec mes hussards, et alors, à un signal donné...

—L'endroit est bien choisi, répondit l'essaoul.

—Il leur échappera,» répondit le cosaque.

—Eh! sans doute c'est lui.... Oh! le misérable! s'écria Denissow.

—C'est notre plastoune, je l'avais envoyé prendre langue.

—Ah oui! dit Pétia avec conviction,» quoiqu'il n'eût pas compris.

«Que Dologhow vienne ou ne vienne pas, il faut attaquer, lui dit-il.

«Nous n'avons fait aucun mal aux Français, répondit Tikhone, intimidé par les paroles de Denissow, nous nous sommes seulement, comme qui dirait, amusés entre nous: nous avons bien tué une vingtaine de «miraudeurs», mais, à part cela, nous ne leur avons fait aucun mal.»

«N'est-ce pas notre Tikhone qu'on a signalé? dit l'essaoul.

«Il est adroit, il n'y a pas à dire, s'écria le cosaque.

Pendant qu'ils se concertaient ainsi à mi-voix, on entendit tout à coup éclater le coup sec d'une arme à feu, et une légère fumée blanche s'éleva dans l'air, suivie des cris d'une centaine de voix françaises. Denissow et l'essaoul firent involontairement un pas en arrière, en pensant qu'ils servaient de point de mire; mais les coups de fusil et les cris ne s'adressaient pas à eux; quelque chose de rouge traversait le marais en courant.

Le lendemain, lorsque Denissow se remit en route, on vint le prévenir que Tikhone, qu'il avait complètement oublié, demandait à se joindre à leur détachement. Il y consentit, et Tikhone, qu'on chargea d'abord de toutes les corvées, telles que d'arranger les feux du bivouac, de porter l'eau, de panser les chevaux, etc., montra bientôt de grandes dispositions pour ce genre de guerre. La nuit, il s'en allait à la maraude et ne manquait jamais d'en revenir soit avec des armes, soit avec des uniformes, soit même avec des prisonniers, si on lui en donnait l'ordre. Denissow l'exempta alors de tous les gros ouvrages, le plaça parmi ses cosaques, et le prit avec lui dans ses excursions.

Le cosaque descendit de cheval, enleva le petit tambour et le conduisit à son chef, qui lui demanda quelles étaient les troupes qu'ils avaient devant eux. Le gamin, les mains raidies par le froid et enfoncées dans ses poches, leva sur Denissow ses yeux effrayés, et s'embrouilla si bel et si bien, que, quoiqu'il fût prêt à dire ce qu'il savait, il se borna à répondre affirmativement à toutes les questions. Denissow se tourna vers le cosaque, auquel il fit part de ses suppositions.

L'homme qu'ils appelaient Tikhone se trouvait alors au bord de la rivière; il s'y précipita la tête en avant avec une telle violence, que l'eau en rejaillit de tous côtés, et, y disparaissant pour une seconde, il en sortit tout ruisselant sur la rive opposée, et reprit sa course; les Français qui le poursuivaient s'arrêtèrent.

Ce Tikhone Stcherbatow, l'un des hommes les plus utiles de leur détachement, était un paysan du village de Pokrovski. Lorsque Denissow y arriva au commencement de ses opérations, et qu'il eut fait venir le staroste pour le questionner, comme il en avait l'habitude, sur les mouvements des Français, celui-ci répondit à l'exemple de ses collègues, qu'il n'en savait pas le premier mot. Denissow, lui expliquant alors que son but était d'attaquer les Français et de savoir s'il n'en avait pas vu dans son village, le staroste se décida à répondre que les «miraudeurs» y étaient effectivement venus, et que Tikhone Stcherbatow, qui était le seul parmi eux à s'occuper de ces choses-là, pourrait le renseigner à ce sujet. Denissow l'envoya chercher, et lui adressa devant le staroste quelques paroles flatteuses sur sa fidélité au Tsar, au pays et sur la haine de l'ennemi qui devait animer tout enfant de la patrie.

Tikhone n'aimait pas le cheval: il marchait toujours à pied et ne restait jamais en arrière de la cavalerie; armé d'un mousqueton, il le portait plutôt pour la forme, mais il maniait sa hache comme un loup se sert de ses dents et croque avec une égale adresse les puces et les os. D'un seul coup il savait fendre en ligne droite les plus grosses poutres, et taillait tout aussi facilement de petits piquets et creusait des cuillers. Tikhone avait une situation à part parmi ses camarades. S'agissait-il en effet d'une besogne difficile—donner un coup d'épaule à une charrette embourbée, tirer par la queue un cheval enfoncé dans le marais, se glisser au milieu des Français ou faire cinquante verstes dans la journée—c'était toujours à lui qu'elle était dévolue. «Que diable, ça ne lui coûte rien, c'est une chair bien portante,» disaient ses camarades en riant. Un jour qu'il faisait prisonnier un Français, celui-ci l'atteignit au bas des reins d'un coup de pistolet. Cette blessure, traitée par Tikhone, à l'extérieur et à l'intérieur, seulement avec de l'eau-de-vie, fut dans tout le détachement le sujet d'interminables plaisanteries, auxquelles il se prêtait du reste volontiers. «Eh bien, l'ami, c'est fini, tu ne recommenceras plus, te voilà devenu crochu,» lui disaient les cosaques et Tikhone, faisant mille grimaces et mille contorsions, prétendait être fâché cette fois pour tout de bon et injuriait les Français de la façon la plus comique. Le résultat immédiat de cet incident fut qu'il ne ramena plus de prisonniers. Personne mieux que lui ne savait découvrir les occasions favorables pour une attaque, personne plus que lui n'avait assommé et dépouillé d'ennemis, et par suite il était le favori des cosaques et des hussards. Tikhone avait donc été envoyé la nuit précédente à Schamschew pour «prendre langue», comme disait Denissow. Était-ce parce que la capture d'un seul Français lui paraissait indigne de lui, ou parce qu'il avait dormi trop longtemps? le fait est que, s'étant faufilé, quand le jour était venu, dans un taillis, il y avait été découvert par l'ennemi, ainsi que son chef avait pu le constater.

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