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La guerre et la paix

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I

Peu d'événements historiques sont aussi instructifs que la bataille de Borodino, l'occupation de Moscou par les Français et leur retraite sans nouveaux combats.

Tous les historiens s'accordent à dire que l'action extérieure des peuples et des empires se traduit, dans leurs collisions mutuelles, par les guerres, et que leur force politique diminue ou augmente en raison des succès militaires plus ou moins grands qu'ils ont obtenus.

Représentons-nous pour un moment deux hommes qui vont se battre à l'épée selon toutes les lois de l'escrime, et supposons que l'un d'eux, se sentant atteint mortellement, jette là son arme pour prendre une massue, et s'en serve pour sa défense. Bien qu'il ait trouvé là le moyen le plus simple d'en arriver à ses fins, les sentiments chevaleresques dont il est animé l'obligent à dissimuler cette dérogation aux coutumes établies et à soutenir qu'il s'est battu et a vaincu selon toutes les règles... et l'on comprendra dès lors combien il peut se produire de confusion dans le récit d'un semblable duel. Le Français c'est le duelliste qui exige que la lutte ait lieu d'une manière courtoise. L'adversaire qui jette là l'épée pour ramasser la massue, c'est le Russe, et les hommes qui se travaillent à expliquer le duel selon tous les principes, ce sont les historiens.

Quoi qu'on en puisse dire, il n'est pas possible de plier le faits aux exigences de l'histoire, et de soutenir en conséquence que le champ de bataille de Borodino est resté aux Russes, et qu'après l'évacuation de Moscou l'armée française a été détruite par les combats qui lui ont été livrés! Toute la campagne de 1812, à partir de la bataille de Borodino jusqu'à la sortie du dernier Français, prouve d'abord qu'une bataille gagnée n'a pas forcément pour résultat une conquête, et n'en est même pas un indice certain, et, en second lieu, que la force, qui décide du sort des peuples, ne réside pas dans les conquérants, dans les armées et dans les batailles, mais qu'elle a une tout autre origine.

Ils sont sans doute étranges les récits officiels qui nous montrent comment un roi ou un empereur, en querelle avec un voisin, rassemble son armée, se bat avec celle de son ennemi, emporte la victoire, massacre quelques milliers d'hommes et conquiert tout un royaume de plusieurs millions d'habitants. Sans doute on a peine à comprendre que la défaite d'une armée, c'est-à-dire de la centième partie des forces de tout un peuple, entraîne sa soumission, ces faits néanmoins confirment la justesse de l'observation des historiens. Que l'armée gagne une grande bataille, et aussitôt les droits du vainqueur s'augmentent au détriment du vaincu; que l'armée au contraire soit battue, et le peuple qu'elle a derrière elle perd ses droits dans la mesure de l'échec qu'elle a subi, et, si la déroute est complète, se soumet complètement. Cela a toujours été ainsi (du moins selon l'histoire), depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, et les guerres de Napoléon confirment cette règle. À la suite de la défaite des troupes autrichiennes, l'Autriche perd ses droits, et ceux de la France s'accroissent d'autant; la victoire d'Iéna et d'Auerstædt met fin à l'existence indépendante de la Prusse; mais qu'en 1812 les Français entrent en vainqueurs dans Moscou, et, au lieu de porter un coup mortel à l'existence de la Russie, la destruction des six cent mille hommes de leur armée en est la conséquence.

Il s'ensuit donc qu'une bataille gagnée n'eut pas ses conséquences accoutumées, parce que ces mêmes paysans qui vinrent à Moscou après le départ des Français pour piller la ville, et ne faisaient certainement pas preuve en cela de sentiments héroïques, aimèrent mieux brûler leur foin que d'en fournir à l'envahisseur, malgré le prix élevé qu'il leur en offrait!

En parlant de la situation de la grande armée, les historiens français nous assurent que tout y était dans l'ordre le plus parfait, excepté toutefois la cavalerie, l'artillerie et les trains de bagages; ils ajoutent même que le fourrage manquait pour les chevaux et le bétail, et qu'on ne pouvait remédier à cet inconvénient, parce que les paysans des alentours brûlaient leur foin pour ne pas le vendre.

À dater de Smolensk commença une guerre à laquelle ne pouvait s'appliquer aucune des traditions reçues. L'incendie des villes et des villages, la retraite après les batailles, le coup de massue de Borodino, la chasse aux maraudeurs, la guerre de partisans, tout se faisait en dehors des lois habituelles. Napoléon, arrêté à Moscou dans la pose correcte d'un duelliste, le sentait mieux que personne; aussi ne cessa-t-il de s'en plaindre à Koutouzow et à l'Empereur Alexandre; mais, malgré ses réclamations, et malgré la honte qu'éprouvaient peut-être certains hauts personnages à voir le pays se battre de cette façon, la massue nationale se leva menaçante, et, sans s'inquiéter du bon goût et des règles, frappa et écrasa les Français jusqu'au moment où, de sa force brutale et grandiose, elle eut complètement anéanti l'invasion! Heureux le peuple qui, au lieu de présenter son épée par la poignée à son généreux vainqueur, prend en main la première massue venue, sans s'inquiéter de ce que feraient les autres en pareille circonstance, ne la dépose que lorsque la colère et la vengeance ont fait place dans son cœur au mépris et à la compassion!

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