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La guerre et la paix

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XII

On sépara Pierre de ses compagnons et on le laissa seul dans une petite église dévastée. Vers le soir, le sous-officier de garde et deux soldats vinrent lui annoncer qu'il était gracié, et qu'on allait le réunir aux prisonniers de guerre. Il les suivit sans comprendre; on le conduisit vers des baraques construites en planches, à moitié brûlées, et on l'introduisit dans l'une d'elles. Il y faisait sombre: une vingtaine d'hommes l'entourèrent, sans qu'il pût deviner à qui il avait affaire et ce qu'on lui voulait. Il entendait des mots, il répondait à des questions, il voyait et regardait toutes ces figures..., mais sa pensée ne fonctionnait plus que comme une machine.

Depuis le moment où il avait vu commettre par des exécuteurs aveugles ces terribles assassinats, on aurait dit que le nerf qui donnait le sens et la vie à tout ce qu'il voyait avait été violemment arraché de son cerveau, et que tout s'était écroulé autour de lui! Quoiqu'il ne s'en rendît pas encore compte, cet instant avait suffi pour éteindre dans son cœur la foi dans la perfection de la création, dans l'âme humaine, dans la sienne et dans l'existence de Dieu. Pierre avait déjà passé par un état semblable, mais jamais il n'en avait ressenti aussi vivement les effets. Jadis les doutes qui l'assaillaient prenaient leur source dans ses propres fautes, et alors il cherchait le remède en lui-même, mais, à cette heure, ce n'était plus à lui qu'il pouvait s'en prendre de cet effondrement de ses croyances, qui ne laissait après lui que des ruines et des décombres sans nom, et il ne lui était plus possible désormais de croire à la vie!

—Tu es donc soldat?

—Soldat du régiment d'Apchéron. Je me mourais de la fièvre: on ne nous avait rien dit! Nous étions là vingt camarades couchés et ne sachant rien de rien.

—Quoi? murmura Platon, déjà à moitié endormi. J'ai prié, voilà tout.... Est-ce que tu ne pries pas?

—Oh! maintenant ça m'est bien indifférent, répondit Pierre malgré lui.

—Moi? depuis dimanche; on m'a tiré de l'hôpital.

—L'injustice est là où est la justice, dit le petit homme.

—Je ne croyais pas qu'ils viendraient si vite. J'y suis resté par hasard.

—J'étais allé voir l'incendie, c'est là qu'ils m'ont pris et condamné comme incendiaire.

—Et toi, tu es depuis longtemps ici?

—Et comment donc se sont-ils emparés de toi? dans ta maison?

—Eh! mon camarade, on n'échappe ni à la besace ni à la prison! Vois-tu, mon ami, continua-t-il en toussant pour s'éclaircir la voix et mieux se disposer à faire un long récit, le bien du propriétaire était beau, nous avions beaucoup de terres, les paysans étaient à leur aise, et nous-mêmes aussi, grâce à Dieu. Le blé rendait sept pour un, nous vivions comme de bons chrétiens; voilà qu'un jour...» Et Platon Karataïew raconta comme quoi, ayant été attrapé par le garde forestier d'un bois voisin, il avait été fouetté, jugé et enrôlé comme soldat.

—Eh bien, tu t'ennuies ici maintenant?

—Comment! ne sont-ils pas les patrons des chevaux? Il ne faut pas oublier les animaux; vois-tu ce coquin, il est venu s'abriter et se réchauffer ici,» ajouta-t-il en passant sa main sur le chien, qui s'était roulé à ses pieds.

—Comment ne pas s'ennuyer? On m'appelle Platon Karataïew, dit-il, afin de rendre la conversation plus facile entre Pierre et lui, et les camarades m'ont surnommé «le Petit Faucon».... Comment ne pas être triste? Moscou est la mère de toutes les villes! Mais dites-moi, bârine, vous avez sans doute des terres et une maison, votre verre doit être plein... vous avez aussi une femme peut-être?... Et les vieux parents, sont-ils vivants?»

—Chut! chut! murmura le petit homme. Dites donc, bârine, pourquoi êtes-vous resté à Moscou?

—Certainement, je prie; mais que disais-tu de Florus et de Laure?

«Vous êtes jeunes tous deux, le bon Dieu vous en donnera, vivez seulement en bonne intelligence.

«Voilà, bârine, vous mangerez, n'est-ce pas? dit-il en défaisant le paquet et en offrant à Pierre des pommes de terre cuites du four. Nous avons eu une soupe à midi, mais ces pommes de terre sont excellentes!»

«Tu veux peut-être dormir?» Et il commença à se signer rapidement en marmottant: «Seigneur Jésus-Christ, saint Nicolas, bienheureux Florus et Laure, ayez pitié de nous!» Il toucha la terre du front, se releva, soupira, se recoucha sur la paille et se couvrit de sa capote.

«Tout cela n'est rien, dit-il, mais pourquoi ont-ils fusillé ces malheureux?... le dernier n'avait que vingt ans!

«Quelle est donc cette prière que tu viens de dire?

«La femme pour le bon conseil, la belle-mère pour le bon accueil... mais rien ne remplace la vraie mère! Et des enfants, en as-tu?»

«Eh bien, ça va?» dit le petit homme en prenant une pomme de terre à son tour.

«Eh bien, quoi, mon ami! dit-il en souriant: on croyait au malheur, et c'est la joie qui est venue. Si je n'avais pas péché, c'est mon frère qui serait parti, en laissant derrière lui cinq enfants. Quant à moi, je ne laissais qu'une femme.... J'avais bien une petite fille, mais le bon Dieu me l'avait déjà reprise. J'y suis retourné en congé: que te dirai-je? Ils vivent mieux qu'alors, et il y a beaucoup de bouches à nourrir; les femmes étaient à la maison, les deux frères en voyage. Michel, le cadet, était seul resté!... Et le père me dit: «Pour moi, mes enfants sont tous égaux! N'importe quel doigt on mord, la douleur est la même. Si on n'avait pas rasé Platon, c'eût été le tour de Michel.» Alors, croirais-tu, il nous a réunis devant les images: «Michel, me dit-il, viens ici, incline-toi jusqu'à terre devant Lui, et toi, aussi, femme, ainsi que vous, petits enfants...» M'avez-vous compris?... C'est ainsi, mon ami, le hasard fait son choix, et nous jugeons, nous nous plaignons.... Notre bonheur est comme de l'eau dans une nasse: on la traîne, elle est gonflée; on la retire, elle est vide!»

«C'est une bonne chose que les pommes de terre. Mangez-en.» Et Pierre crut n'avoir jamais rien mangé de meilleur!

«Avez-vous supporté beaucoup de misère, bârine?» lui dit-il. Il y avait dans sa voix traînante un tel accent de simplicité et d'affectueuse bonté, que Pierre, au moment de lui répondre, sentit les larmes le gagner. Le petit homme le devina, et, pour lui donner le temps de se remettre, il continua: «Eh! mon ami, ne prends donc pas ça à cœur!... On souffre une heure et l'on vit un siècle. Dieu merci, nous ne sommes pas encore morts! Parmi les hommes il y en a de bons et de mauvais!» Et, tout en parlant, il se leva vivement et s'éloigna.

«Ah! coquin, te voilà donc revenu? dit tout à coup cette voix sympathique, à l'autre bout de la baraque. «Ah! ah! tu es revenu, tu as bonne mémoire,» continua l'homme en repoussant de la main un petit chien qui sautait après lui; il revint à sa place, en tenant à la main un paquet enveloppé d'un chiffon.

Rien que l'odeur fit déjà plaisir à Pierre, qui n'avait pas mangé de la journée; il le remercia en acceptant.

Quoique Pierre ne le vît pas, il sentait que son interlocuteur lui souriait amicalement, tant il lui parut chagrin en apprenant qu'il n'avait pas de parents, surtout pas de mère!

Puis il se retourna et s'endormit tout à fait.

On l'installa dans un coin de la baraque, au milieu d'un groupe de gens que sa présence semblait amuser et distraire. Silencieux et immobile, assis sur de la paille, le dos contre la charpente, il ouvrait et refermait les yeux, toujours poursuivi par l'effroyable vision des victimes et de ceux qui avaient été leurs bourreaux malgré eux. Son voisin immédiat était un petit homme plié en deux, dont la présence ne se trahit tout d'abord que par la forte odeur de transpiration qui s'exhalait de sa personne à chacun de ses mouvements. L'obscurité empêchait Pierre de le voir, mais il sentait instinctivement qu'il relevait souvent la tête pour le regarder. Concentrant sur lui toute son attention, il finit par s'apercevoir que cet homme se déchaussait, et la façon dont il s'y prenait l'intéressa. Dénouant l'étroite bande de toile qui enveloppait ses pieds, il la roulait lentement et avec soin, pour recommencer ensuite la même opération avec l'autre pied, tout en regardant Pierre à la dérobée. Ces mouvements tranquilles, se succédant avec régularité, exercèrent une influence calmante sur ses nerfs. Le petit homme, se mettant bien à l'aise dans son coin, lui adressa la parole.

La réponse négative de Pierre lui fit de la peine, et il hâta d'ajouter:

Il la coupa en deux, la saupoudra d'un peu de sel pris dans le chiffon et la lui offrit.

Après quelques instants de silence, Platon se leva.

Tandis qu'au dehors on entendait des pleurs et des cris dans le lointain, et que, par les fentes des planches mal jointes de la baraque, passait la lueur sinistre de l'incendie, à l'intérieur tout était sombre, calme et tranquille. Pierre fut longtemps à s'endormir: les yeux grands ouverts dans les ténèbres, il écoutait machinalement les ronflements sonores de Platon, et il sentait que le monde de croyances qui s'était écroulé dans son âme renaissait plus beau que jamais en lui et reposait sur les bases désormais inébranlables.

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