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La guerre et la paix

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XXXII

Sept jours avaient passé sur la tête du prince André depuis qu'il était revenu à lui dans l'ambulance après l'opération. La fièvre et l'inflammation des intestins, qui avaient été déchirés par un éclat d'obus, devaient, au dire du médecin, l'emporter en rien de temps; aussi ce dernier fut-il tout surpris de le voir, le septième jour, manger avec plaisir quelques bouchées de pain, et d'avoir à constater une diminution de l'état inflammatoire. Le prince André avait complètement repris connaissance. La nuit qui suivit le départ de Moscou était accablante, et on l'avait laissé dans sa calèche; une fois arrivé au village, le blessé avait lui-même demandé à être porté dans une maison, et à boire du thé, mais la souffrance que lui avait fait éprouver le court trajet de la voiture à l'isba avait provoqué chez lui un nouvel évanouissement. Lorsqu'on l'eut couché sur son lit de camp, il resta longtemps immobile, les yeux fermés..., puis il les ouvrit et redemanda du thé. Il se souvenait des moindres détails de la vie, ce qui étonna le docteur: il lui tâta le pouls et le trouva plus régulier, à son grand regret; car il savait par expérience que le prince André était irrévocablement condamné: la prolongation de ses jours ne pouvait que lui causer de nouvelles et atroces douleurs, dont le terme serait quand même la mort. On lui apporta un verre de thé, qu'il but avec avidité, pendant que ses yeux brillants, toujours fixés sur la porte, essayaient de ressaisir un souvenir confus:

«Je n'en veux plus. Timokhine est-il là?»

—Quel livre?

—Que dois-je vous pardonner?

—Pardonnez-moi!

—Pardonnez-moi ce que j'ai fait, lui dit Natacha tout bas avec un pénible effort.

—La mienne? oh! ce n'est rien; mais vous, comment vous sentez-vous?»

—L'Évangile, je ne l'ai pas.»

—Je vous aime, dit-il.

—Je t'aime mieux qu'auparavant,» répondit le prince André en lui prenant la tête pour regarder ses yeux, qui se fixaient timidement sur lui à travers des larmes de joie et rayonnaient d'amour et de compassion.

—Comment va ta blessure?

À ce moment il entendit un léger bruit, il aspira un courant d'air frais, et une autre forme blanche, un second sphinx, apparut sur le seuil de l'isba: son visage était pâle et ses yeux brillaient comme ceux de Natacha. «Oh! que ce délire me fatigue!» se disait le prince André en essayant de chasser loin de lui cette vision. Cependant la vision était toujours là, elle s'avançait, elle semblait réelle! Le prince André fit un effort surhumain pour se rendre un compte exact de ce qu'il voyait, mais le délire était toujours le plus fort. Le susurrement de la voix continuait en cadence; il sentait peser quelque chose sur sa poitrine, et l'étrange figure le regardait toujours. Réunissant toutes ses forces pour reprendre ses sens, il fit un mouvement, ses oreilles tintèrent, sa vue se troubla, et il perdit connaissance. Lorsqu'il revint à lui, Natacha, Natacha vivante, celle qu'entre tous les êtres il désirait aimer de cet amour pur et divin qui venait de lui être révélé, était là, à genoux, devant lui. Il la reconnut si bien, qu'il n'en éprouva aucune surprise, mais un sentiment ineffable de bien-être. Natacha, terrifiée, n'osait bouger; elle cherchait à étouffer ses sanglots, un léger tremblement agitait son pâle visage.

À ce chuchotement confus, il sentait jaillir de son visage comme un édifice de fines aiguilles et de légers copeaux, et il essayait, en conservant avec soin son équilibre, d'arrêter la chute de cette construction aérienne, qui disparaissait de temps à autre pour s'élever de nouveau au rythme, cadencé de cet indéfinissable murmure. «Elle s'élève, je la vois!» se disait-il, et, sans la quitter des yeux, il apercevait, par échappée, la flamme rouge de la chandelle à demi consumée et il entendait le bruit des blattes qui couraient sur le plancher, et le bourdonnement de la grosse mouche qui se jetait sur son oreiller. Chaque fois que la mouche touchait son visage, elle le brûlait comme un fer rouge, et il se demandait avec surprise comment, en le heurtant de son aile, elle ne faisait pas écrouler l'étrange édifice d'aiguilles et de copeaux qui se jouait sur sa figure!... Et là-bas, près de la porte quelle était cette forme menaçante, ce sphinx immobile qui lui aussi, l'étouffait?... «N'est-ce pas plutôt un morceau de linge blanc qu'on a laissé sur la table? Mais pourquoi alors tout s'étend-il et tout remue-t-il autour de moi? Pourquoi toujours cette même voix qui chante en mesure?» reprenait avec angoisse le malheureux blessé..., et tout à coup ses pensées et ses sensations lui revenaient plus nettes et plus puissantes que jamais.

«Vous? dit-il.... Quel bonheur!»

«Qu'est-ce que cela vous coûte? répéta-t-il d'une voix plaintive: donnez-le-moi, mettez-le là, ne fût-ce que pour un instant.»

«Qu'est-ce que cela signifie? dit le docteur en se soulevant à moitié. Veuillez vous retirer, mademoiselle.»

«Pardonnez-moi, murmura-t-elle en levant la tête. Pardonnez-moi!

«Oui, un bonheur nouveau s'est révélé à moi, pensait-il plongeant son regard brillant de fièvre dans la pénombre de la tranquille isba, un bonheur que rien ne saurait désormais m'enlever, un bonheur indépendant de toute influence matérielle: celui de l'âme seule, celui de l'amour! Chacun peut comprendre, mais Dieu seul a le pouvoir de le donner aux hommes. D'où vient qu'il a fait cette loi d'amour? Pourquoi son fils...» Soudain le fil de ses idées se rompit, et (était-ce délire ou réalité?) il crut entendre une voix qui chantonnait sans trêve à son oreille.

«Oui, oui, l'amour!... Non l'amour égoïste, mais l'amour tel que je l'ai éprouvé pour la première fois de ma vie, lorsque j'ai aperçu à mes côtés mon ennemi mourant, et que je l'ai aimé quand même!... C'est l'essence même de l'âme, qui ne s'en tient pas à un seul objet d'affection, c'est ce que je ressens aujourd'hui!... Aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tous et chacun, c'est aimer Dieu dans toutes ses manifestations!... Aimer un être qui nous est cher, c'est de l'amour humain, mais aimer son ennemi, c'est presque de l'amour divin!... C'était là la cause de ma joie, lorsque j'ai découvert que j'aimais cet homme.... Mais où est-il? Vit-il encore! L'amour humain dégénère en haine, mais l'amour divin est éternel!... Combien de gens n'ai-je pas haï dans ma vie? N'est-ce pas elle que j'ai le plus aimée et le plus détestée?... Et il revit Natacha, non plus avec le cortège de ses charmes extérieurs: c'était dans son âme qu'il pénétrait, c'était son âme dont il comprenait enfin les souffrances, la honte et le repentir; c'était sa cruauté, à lui, qu'il se reprochait, pour avoir rompu avec elle.... «Si je pouvais au moins la voir, si je pouvais voir encore une fois ses yeux et lui exprimer.... Oh la mouche qui me frappe!» Et son imagination se transporta de nouveau dans ce monde d'hallucinations et de réalités où il entrevoyait, comme dans un nuage, l'édifice qui s'élevait toujours au-dessus de sa figure, la chandelle qui brûlait entourée de son cercle rouge, et le sphinx qui se tenait près de la porte.

«Mon Dieu! dit-il au valet de chambre qui lui versait de l'eau, comment peut-il supporter cette atroce douleur!»

«Me voici, Excellence.

«Me pourrait-on me procurer un livre? demanda-t-il.

Pour la première fois, le prince André avait repris ses sens, retrouvé ses souvenirs, et compris son état, au moment où sa calèche s'était arrêtée au village de Mytichtchi; mais, la souffrance occasionnée par son transport dans l'isba ayant de nouveau troublé ses idées, elles ne s'éclaircirent que lorsqu'on lui eut donné du thé; sa mémoire lui retraça alors les derniers incidents par lesquels il avait passé, et il se souvint surtout des mirages de félicité mensongère qu'il avait entrevus à l'ambulance, pendant qu'il assistait aux tortures endurées par l'homme qu'il détestait. Les mêmes pensées confuses et indécises s'emparèrent de nouveau de son cœur, l'impression d'un bonheur ineffable le pénétra, et il sentait qu'il ne trouverait le bonheur que dans cet Évangile qu'il réclamait avec tant d'insistance. Les douleurs du pansement, et les mouvements qu'il fut obligé de faire en changeant de position, provoquèrent un nouvel évanouissement, et il ne reprit connaissance que vers le milieu de la nuit. Tous dormaient autour de lui. Il entendait le cri-cri du grillon de l'isba voisine; une voix avinée chantait dans la rue; les blattes couraient en bruissant sur la table, sur les images, sur les cloisons, et une grosse mouche se heurtait en bourdonnant à la chandelle qui coulait.

Pierre, le valet de chambre, qui venait de se réveiller, secoua le docteur. Timokhine, qui ne dormait pas, avait vu tout ce qui s'était passé, et cherchait à se dissimuler de son mieux dans ses draps.

Natacha se rapprocha vivement de lui, et, lui prenant délicatement la main, la baisa en l'effleurant à peine de ses lèvres.

Les traits pâles et amaigris de Natacha, ses lèvres gonflées par l'émotion, lui ôtaient en ce moment toute beauté, mais le prince André ne voyait que ses beaux yeux humides et brillants.

Le prince André resta pensif, comme s'il cherchait à trouver ce qu'il voulait dire.

Le prince André poussa un soupir d'allégement, sourit et lui tendit la main.

Le docteur sortit de la chambre pour se laver les mains.

Le docteur lui promit un Évangile et le questionna sur son état. Ses réponses, faites à contre-cœur, étaient tout à fait lucides. Il demanda qu'on lui glissât un petit coussin sous les reins pour alléger ses angoisses. Le docteur et le valet de chambre soulevèrent un pan du manteau qui le couvrait et examinèrent l'horrible plaie, dont l'odeur fétide leur soulevait le cœur. Cette inspection mécontenta le docteur: il refit le pansement, retourna le malade, qui s'évanouit de nouveau, et le délire le reprit; il insistait pour qu'on lui apportât le livre et qu'on le plaçât sous lui.

L'homme en bonne santé a la faculté de réfléchir, de sentir, se souvenir de mille choses à la fois, comme de choisir certaines pensées et certains faits, sur lesquels il fixe de préférence son attention. Il sait, au besoin, s'arracher à une occupation profonde, pour accueillir poliment celui qui l'aborde, et reprendre ensuite le cours de ses réflexions; mais l'âme du prince André n'était pas dans cet état normal. Bien que ses forces morales fussent devenues plus actives et plus pénétrantes que par le passé, elles agissaient cependant sans la participation de sa volonté. Les idées et les visions les plus diverses envahissaient tour à tour son esprit: pendant quelques minutes sa pensée travaillait avec une précision et une profondeur qu'elle n'aurait jamais eues s'il avait été valide, et tout à coup des images fantastiques et imprévues brisaient impitoyablement le tissu de ce travail, que sa faiblesse l'empêchait de rendre.

Celui-ci se traîna jusqu'à lui sur son banc.

Au même instant la femme de chambre, envoyée par la comtesse pour chercher sa fille, frappa à la porte. Comme une somnambule qui serait réveillée en sursaut, Natacha sortit et rentrée chez elle, tomba en sanglotant sur son lit.

À dater de ce jour, à chaque halte, à chaque étape de leur long voyage, Natacha se rendait auprès de Bolkonsky, et le docteur était forcé d'avouer qu'il ne s'attendait pas à rencontrer chez une jeune fille autant de fermeté et d'intelligence dans les soins à donner à un blessé. Quelque terrible que fût pour la comtesse la pensée de voir mourir le prince André entre les mains de sa fille, selon les prévisions trop fondées du médecin, elle n'eut pas le courage de résister à sa volonté. Ce rapprochement aurait certainement, dans d'autres circonstances, rétabli leurs premières relations, mais la question de vie et de mort suspendue sur la tête du prince André l'était également au-dessus de la Russie et écartait toute autre préoccupation.

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