La guerre et la paix在线阅读

La guerre et la paix

Txt下载

移动设备扫码阅读

XXIX

Pierre crut de son devoir de renouveler à son compagnon l'assurance qu'il n'était pas Français et voulut se retirer, mais celui-ci était si poli, si aimable, si bienveillant, qu'il n'eut pas le courage de refuser son invitation, et ils s'assirent tous deux au salon, où le capitaine lui assura de son côté, avec force poignées de main, qu'il était lié à lui pour la vie par sentiment de reconnaissance éternelle, malgré sa singulière idée de vouloir se faire passer pour Russe. S'il avait été doué de la faculté de deviner les pensées secrètes d'autrui, et par conséquent celles de Pierre en ce moment, il l'aurait probablement planté là, mais son manque de pénétration se traduisait par un bavardage intarissable.

«Français ou prince russe incognito, lui dit-il en regardant tour à tour la chemise sale mais fine de Pierre, et la bague qu'il portait au doigt, je vous dois la vie et je vous offre mon amitié; un Français n'oublie jamais ni une insulte ni un service.»

—Paris est la capitale du monde?» reprit Pierre en achevant la phrase commencée.

—Oh! cela se voit bien.... Paris!... Mais un homme qui ne connaît pas Paris est un sauvage. Un Parisien, ça se sent à deux lieues! Paris, c'est Talma, la Duchesnois, Pottier, la Sorbonne, les boulevards...» S'apercevant que sa conclusion ne répondait pas au début de son discours, il s'empressa d'ajouter: «Il n'y a qu'un Paris au monde! Vous avez été à Paris et vous êtes resté Russe? Eh bien! je ne vous en estime pas moins.» Sous l'influence du vin et après les quelques jours de solitude qu'il avait passés en tête-à-tête avec ses sombres méditations, Pierre ressentait involontairement un véritable plaisir à causer avec ce gai compagnon.

—Non, il fera son entrée demain,» répondit le Français en reprenant son récit.

—Merci, lui répondit Pierre.

—L'Empereur, c'est la générosité, la clémence, la justice, le génie... voilà l'Empereur! C'est moi, Ramballe, qui vous le dis. Tel que vous me voyez, j'étais son ennemi il y a encore huit ans. Mon père était comte et émigré.... Mais il m'a vaincu cet homme, il m'a empoigné! Je n'ai pas pu résister en voyant la grandeur et la gloire dont il couvrait la France. Quand j'ai compris ce qu'il voulait, quand j'ai vu qu'il nous faisait une litière de lauriers, voyez-vous, je me suis dit: voilà un Souverain, et je me suis donné à lui.... Et voilà! Oh oui, mon cher, c'est le plus grand homme des siècles passés et à venir!

—J'y étais, dit Pierre.

—J'ai été à Paris, j'y ai passé plusieurs années, reprit Pierre.

—Est-il à Moscou? demanda Pierre avec hésitation, du ton d'un coupable.

—Est-ce que les dames françaises ne quitteraient pas Paris si les Russes y entraient? demanda Pierre.

—Eh bien, alors je bois à notre amitié,» s'écria le capitaine en versant deux verres de vin.

—Bah! vraiment! eh bien, tant mieux, vous êtes de fiers ennemis, tout de même. La grande redoute a été tenace, nom d'une pipe, et vous nous l'avez fait crânement payer. J'y suis allé trois fois, tel que vous me voyez. Trois fois nous étions sur les canons, et trois fois on nous a culbutés comme des capucins de cartes. Oh! c'était beau, monsieur Pierre! Vos grenadiers ont été superbes, tonnerre de Dieu! Je les ai vus six fois de suite serrer les rangs, et marcher comme à une revue. Les beaux hommes! Notre roi de Naples, qui s'y connaît, a crié: bravo!... Ah! ah! soldats comme nous autres! ajouta-t-il après un moment de silence.... Tant mieux, tant mieux! Terribles à la bataille, galants avec les belles... voilà les Français, n'est-ce pas, monsieur Pierre? ajouta-t-il en clignant de l'œil. La gaieté du capitaine était si naïve, si franche, il était si satisfait de lui-même, que Pierre fut sur le point de répondre à son coup d'œil. Le mot «galants» rappela sans doute au capitaine la situation de Moscou, car il poursuivit: «À propos, est-ce vrai que toutes les femmes ont quitté la ville? Une drôle d'idée: qu'avaient-elles à craindre?

—Ah! ah!... répondit le Français en éclatant de rire et en lui tapant sur l'épaule. Ah! elle est forte, celle-là! Paris... mais Paris, Paris...

Était-ce le vin, le besoin d'une effusion ou la certitude que cet homme ne connaîtrait jamais les personnages dont il lui parlait, qui l'amena à lui ouvrir son cœur? Le fait est qu'il lui raconta son histoire tout entière, la langue épaisse, les yeux dans le vague, et qu'il y ajouta celles de son mariage, de l'amour de Natacha pour son meilleur ami, de sa trahison et de leurs rapports encore si peu définis. Et même, pressé peu à peu de questions par Ramballe, il finit par lui avouer sa position dans le monde et jusqu'à son nom. Ce qui frappa le plus le capitaine dans ce long récit, ce fut d'apprendre que Pierre était propriétaire à Moscou de deux riches palais qu'il avait abandonnés, pour rester en ville sous un déguisement.

«À propos, vous savez donc l'allemand, vous?»

«Votre nom de baptême, s'il vous plaît?... M. Pierre, dites vous?... Parfait! C'est tout ce que je désire savoir.»

«Tiens!» fit le capitaine.

«Pour en revenir à vos dames, on les dit bien belles! Quelle fichue idée d'aller s'enterrer dans les steppes, quand l'armée française est à Moscou! Quelle chance elles ont manquée, celles-là! Vos moujiks, je ne dis pas, mais vous autres, gens civilisés, vous devriez nous connaître mieux que ça. Nous avons pris Vienne, Berlin, Madrid, Naples, Rome, Varsovie, toutes les capitales du monde.... On nous craint, mais on nous aime! Nous sommes bons à connaître.... Et, puis l'Empereur...» Mais Pierre l'interrompit en répétant:

«Parole d'honneur, sans parler de ce que je vous dois, j'ai de l'amitié pour vous. En quoi puis-je vous être bon? Disposez de moi.... C'est à la vie, à la mort, lui dit-il en se frappant la poitrine.

«Oui, mon cher monsieur Pierre, je vous dois une fière chandelle de m'avoir sauvé de cet enragé.... J'en ai assez, voyez-vous, de balles dans le corps: tenez, en voilà une... elle me vient de Wagram celle-là, dit-il, en se touchant le côté, et deux que j'ai reçues à Smolensk, continua-t-il en montrant une cicatrice sur sa joue.... Et cette jambe, qui ne veut pas marcher? C'est à la grande bataille du 7, à la Moskva, que j'ai eu cet atout. Crénom, c'était beau! Il fallait voir ça, c'était un déluge de feu. Vous nous avez taillé une rude besogne; vous pouvez vous en vanter, nom d'un petit bonhomme!... Et ma parole, malgré l'atout que j'y ai gagné, je serais prêt à recommencer. Je plains ceux qui n'ont pas vu cela.

«Oui, mon cher ami, commença-t-il, voilà les caprices de la fortune. Qui m'aurait dit que je serais soldat et capitaine de dragons au service de Bonaparte, comme nous l'appelions jadis.... Et cependant me voilà à Moscou avec lui! Il faut vous dire, mon cher, poursuivit-il de la voix triste et calme d'un homme qui se prépare à entamer un long récit, que notre nom est l'un des plus anciens de France...» Et le capitaine raconta à Pierre, avec un naïf laisser-aller frisant la jactance, l'histoire de ses ancêtres, les principaux événements de son enfance, de son adolescence et de son âge mûr, sans rien omettre de ses relations de famille et de parenté: «Mais tout cela, ce n'est que le petit côté de la vie: le fond, c'est l'amour.... L'amour! n'est-ce pas, monsieur Pierre?... Allons, encore un verre!» ajouta-t-il en s'animant.

«Oh! les femmes, les femmes!» ajouta le capitaine, dont les yeux devinrent langoureux au souvenir de ses aventures galantes; à l'entendre, il en avait eu beaucoup, et son air conquérant, sa jolie figure et l'exaltation avec laquelle il parlait du beau sexe, pouvaient faire croire à sa véracité. Bien que ses confidences eussent ce caractère licencieux qui, aux yeux des Français, constitue toute la poésie de l'amour, il s'y livrait avec une conviction si réelle, et prêtait tant de séduction aux femmes, qu'il semblait avoir été le seul à en subir l'attrait.

«Les Allemands sont de fières bêtes, n'est-ce pas, monsieur Pierre?... Encore une bouteille de ce bordeaux moscovite. Morel va nous en chauffer une petite bouteille.»

«L'amour platonique! les nuages!...» marmotta-t-il.

«L'Empereur... d'un air triste et embarrassé. Est-ce que l'Empereur...?

«Je suis le capitaine Ramballe, du 13ème dragons, décoré pour l'affaire du 7. Voulez-vous me dire avec qui j'ai l'honneur de causer si agréablement dans ce moment, au lieu d'être à l'ambulance avec la balle de ce fou dans le corps?»

«Eh bien, si vous ne m'aviez pas dit que vous êtes Russe, j'aurais parié que vous étiez Parisien. Vous avez ce je ne sais quoi, ce...

«Eh bien, nous sommes triste? dit-il en lui prenant la main. Vous aurais-je fait de la peine? Avez-vous quelque chose contre moi?»

«De grâce, dit le capitaine en l'interrompant, je comprends vos raisons: vous êtes sans doute officier supérieur, ce n'est pas mon affaire. Je vous dois la vie, cela me suffit, je suis tout à vous. Vous êtes gentilhomme?» ajouta-t-il avec une nuance d'interrogation.

«Charmant, dit-il, le colonel de ces Wurtembergeois! un brave garçon s'il en fut, mais... c'est un Allemand.»

Pierre, qui subissait l'influence du vin et de l'heure avança de la soirée, retrouvait dans sa mémoire, en écoutant avec attention les récits du capitaine, toute la série de ses souvenirs personnels. Son amour pour Natacha se représenta tout à coup devant lui en une suite de tableaux qu'il comparait à ceux de Ramballe. Lorsque ce dernier lui décrivit la lutte de l'amour et du devoir, Pierre revit les moindres détails de sa dernière entrevue avec l'objet de son affection, entrevue qui sur le moment, il faut bien le dire, ne lui avait produit aucune impression; il l'avait même oubliée, mais aujourd'hui il y trouvait un côté poétique des plus significatifs: «Pierre Kirilovitch venez ici, je vous ai reconnu!» Il lui sembla entendre sa voix, voir ses yeux, son sourire, le petit capuchon de voyage, la mèche de cheveux soulevée par le vent! cette vision le toucha et l'attendrit profondément. Lorsque le capitaine eut fini de décrire les charmes de sa Polonaise, il demanda à Pierre s'il avait sacrifié aussi l'amour au devoir, et s'il avait été jamais jaloux des droits d'un mari. Pierre releva la tête, et, entraîné par le besoin de s'épancher, il lui expliqua que sa manière de voir sur l'amour était toute différente de la sienne; que de toute sa vie il n'avait aimé qu'une femme, et que cette femme ne pourrait jamais lui appartenir!

Pierre répondit, en rougissant, qu'il ne pouvait lui donner son nom, et s'ingénia à lui expliquer les motifs qui l'empêchaient de satisfaire sa curiosité.

Pierre prit le sien et l'avala d'un trait. Ramballe suivit son exemple, lui serra encore une fois la main et s'accouda avec mélancolie.

Pierre lui répondit par un regard affectueux qui exprimait combien il était sensible à sa sympathie.

Pierre lui confia comment il l'avait aimée depuis sa plus tendre enfance, sans oser penser à elle, parce qu'elle était trop jeune, et qu'il était un enfant naturel sans nom et sans fortune, et comment depuis qu'il avait eu une fortune et un nom, il l'aimait si violemment, et la plaçait si haut au-dessus du monde entier et par conséquent de lui-même, qu'il lui paraissait impossible de se faire aimer d'elle. Pierre s'interrompit à cet endroit de sa confession pour demander au capitaine s'il le comprenait. Le capitaine haussa les épaules et l'engagea à continuer.

Pierre le regarda sans répondre.

Pierre l'écoutait avec curiosité. Il était évident que l'amour, tel que le Français le comprenait, n'était pas l'amour sensuel que Pierre avait éprouvé jadis pour sa femme, ni le sentiment romanesque qu'il nourrissait pour Natacha. (Deux sortes d'amour également méprisées par Ramballe: «L'un, disait-il, est bon pour les charretiers, et l'autre pour les imbéciles».) Le plus grand charme de l'amour pour lui consistait en combinaisons étranges et en situations hors nature.

Pierre inclina la tête.

Pierre avala le second verre et s'en versa un troisième.

Morel plaça sur la table la bouteille demandée et des bougies, à la lueur desquelles le capitaine remarqua la figure décomposée de son compagnon. Poussé par une cordiale sympathie, il se rapprocha de Pierre.

Lorsque le capitaine, qui était sorti un moment pour donner un ordre, revint reprendre sa place, il trouva Pierre accoudé, la tête appuyée sur la main; son visage exprimait la souffrance, et, quelque douloureuse et amère que fût pour lui la situation présente, il souffrait véritablement, non pas de ce que Moscou était pris et de ce que ses heureux vainqueurs s'y installaient comme, chez eux, en le couvrant même de leur protection, mais de la conscience de sa propre faiblesse. Quelques verres de bon vin, quelques paroles échangées avec ce bon garçon, avaient suffi pour chasser de son esprit l'humeur sombre et concentrée qui l'avait dominé si complètement ces jours derniers, et dont il avait besoin pour exécuter son projet. Le déguisement, le poignard étaient prêts. Napoléon faisait son entrée le lendemain; l'assassinat du «brigand» était un acte aussi utile et aussi héroïque aujourd'hui qu'hier, mais Pierre ne se sentait plus capable de l'accomplir. Pourquoi? Il n'aurait pu le dire, mais il sentait confusément que la force lui manquait, et que toutes ses rêveries de vengeance, de meurtre, de sacrifice personnel s'étaient évanouies en fumée au contact du premier venu. Le bavardage du Français, qui l'avait amusé jusque-là, lui devint odieux. Sa démarche, ses gestes, sa moustache qu'il frisait, la chanson qu'il sifflotait entre ses dents, tout le froissait: «Je vais m'en aller, je ne lui parlerai plus,» se dit Pierre, et, tout en se disant cela, il restait immobile. Un étrange sentiment de faiblesse l'enchaînait à sa place: il voulait et ne pouvait se lever. Le capitaine, au contraire, rayonnait d'entrain: il se promenait de long en large dans la chambre, ses yeux brillaient, il souriait à quelque pensée drolatique.

Lorsqu'on eut apporté le mouton, l'omelette, le samovar, avec l'eau-de-vie et le vin que les Français avaient pris dans une cave voisine, Ramballe engagea Pierre à partager son repas, et lui-même se mit aussitôt à l'œuvre en dévorant à belles dents comme un homme affamé et bien portant, en faisant claquer ses lèvres et en accompagnant le tout de joyeuses exclamations: «Excellent! exquis!» Son visage s'était empourpré peu à peu. Pierre, qui était également à jeun, fit honneur au dîner. Morel, le brosseur, apporta une casserole remplie d'eau chaude, dans laquelle il posa une bouteille de vin rouge, et en plaça sur la table une autre qui contenait du kvass; les Français avaient déjà baptisé ce breuvage du nom de: «limonade de cochon». Morel en faisait un grand éloge, mais comme le capitaine avait du bon vin devant lui, il laissa Morel savourer le kvass tout à son aise. Roulant ensuite une serviette autour de la bouteille de bordeaux, il s'en versa un grand verre et en offrit un également à Pierre. Une fois sa faim apaisée et la bouteille vidée, il reprit la conversation avec un nouvel entrain.

Leur entretien fut interrompu à ce moment par un bruit de voix à la porte cochère et par l'entrée de Morel, qui venait annoncer à son capitaine que les hussards wurtembergeois tenaient à mettre leurs chevaux dans la cour avec les siens. La cause de la dispute provenait de ce qu'on ne parvenait pas à s'entendre. Ramballe fit aussitôt venir le maréchal des logis, et lui demanda d'un ton sévère à quel régiment il appartenait et comment il osait s'emparer d'un logement déjà occupé. L'Allemand lui donna le nom de son régiment et celui de son colonel, et comme il comprenait fort peu le français et pas du tout la dernière question que Ramballe lui avait adressée, il se lança dans un discours allemand émaillé de mots d'un français problématique, destiné à expliquer qu'il était le fourrier du régiment, et que son chef lui avait ordonné de marquer leurs logements dans les maisons de cette rue. Pierre, qui savait l'allemand, leur servit à tous deux d'interprète: le Wurtembergeois se laissa persuader et emmena ses hommes.

Les yeux souriants du capitaine se fixèrent sur lui.

Le capitaine raconta ainsi le dramatique épisode de la double passion qu'il avait éprouvée pour une séduisante marquise de trente-cinq ans, et pour son innocente enfant de dix-sept. Elles avaient lutté de générosité, et cette lutte avait fini par le sacrifice de la mère, qui avait offert sa fille comme femme à son amant. Ce souvenir, quoique bien lointain, remuait encore le capitaine. Un second épisode fut celui d'un mari jouant le rôle de l'amant, tandis que lui, l'amant, remplissait celui du mari. Ce fut ensuite le tour de quelques anecdotes comiques sur son séjour en Allemagne, où les maris mangent trop de choucroute et où les jeunes filles sont trop blondes. Puis vint son dernier roman, en Pologne, dont l'impression était encore toute fraîche dans son cœur, à en juger par l'expression de sa physionomie animée, lorsqu'il se mit à décrire la reconnaissance d'un seigneur polonais auquel il avait sauvé la vie (ce détail revenait à tout propos dans les gasconnades du capitaine). Ce mari lui avait confié sa ravissante femme, Parisienne de cœur, dont il était obligé de se séparer pour entrer au service de la France. Ramballe était sur le point d'être heureux, car la jolie Polonaise consentait à fuir avec lui, mais, mû par un sentiment chevaleresque, il avait rendu la femme au mari, en lui disant: «Je vous ai sauvé la vie, maintenant je vous sauve l'honneur!» En citant cette phrase, il passa la main sur ses yeux, et tressaillit comme pour chasser l'émotion qui le gagnait.

Il y avait tant de bonté, tant de noblesse (du moins au point de vue français) dans l'inflexion de sa voix et dans l'expression de sa figure et de ses gestes, que Pierre lui répondit involontairement par un sourire et serra la main qu'il lui tendait.

Il s'assit en face de Pierre.

La nuit, tiède et claire, était déjà fort avancée lorsqu'ils sortirent ensemble. On apercevait à gauche les premières lueurs de l'incendie qui devait dévorer Moscou. À droite, très haut dans le ciel, brillait la nouvelle lune, à laquelle faisait face, à l'autre extrémité de l'horizon, la lumineuse comète, dont Pierre rattachait, dans son âme, la mystérieuse apparition à son amour pour Natacha. Ghérassime, la cuisinière et les deux Français se tenaient devant la porte cochère: on entendait leurs éclats de rire et le bruit des conversations qu'ils échangeaient dans deux langues étrangères l'une à l'autre. Leur attention se portait sur les lueurs qui grandissaient à l'horizon, bien qu'il n'y eût encore rien de menaçant dans ces flammes si éloignées. En contemplant le ciel étoilé, la lune, la comète, la clarté de l'incendie, Pierre éprouva un attendrissement indicible. «Que c'est beau! se dit-il. Que faut-il de plus?» Mais soudain il se rappela son projet, il eut un vertige, et il serait infailliblement tombé, s'il ne s'était retenu à la palissade. Il quitta aussitôt, à pas chancelants, son nouvel ami, sans même prendre congé de lui, et, rentrant dans sa chambre, il s'étendit sur le canapé et s'endormit profondément.

0.68%
XXIX