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La guerre et la paix

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XXV

Vers neuf heures du matin, lorsque les troupes commencèrent à traverser la ville, personne ne vint plus fatiguer le comte de demandes inopportunes: ceux qui partaient, comme ceux qui restaient, n'avaient plus désormais besoin de lui. Il avait commandé sa voiture pour aller à Sokolniki, et, en attendant qu'elle fût prête, il s'étendit, les bras croisés et la figure renfrognée.

En ce temps de paix, lorsque le moindre administrateur s'imagine complaisamment que si ses administrés vivent, c'est uniquement grâce à ses soins, c'est dans la conscience de son incontestable utilité qu'il trouve la récompense de ses peines. Tant que dure le calme, le pilote qui, de son frêle esquif, indique au lourd vaisseau de l'État la route qu'il doit suivre croit, en le voyant s'avancer, et cela se comprend, que ce sont ses efforts personnels qui poussent l'immense bâtiment. Mais qu'une tempête s'élève, que les vagues entraînent le vaisseau, l'illusion n'est plus possible, le bâtiment suit seul sa marche majestueuse, et le pilote, qui tout à l'heure encore était le représentant de la toute-puissance, devient un être faible et inutile. Rostoptchine le sentait, et il en était profondément froissé.

—Que veulent-ils donc, ceux-là? demanda Rostoptchine en se rapprochant du balcon.

—Qu'on le sabre! je l'ordonne! répéta Rostoptchine, blême de fureur.

—Les sabres hors du fourreau!» commanda l'officier.

—Ils se sont réunis, à ce qu'ils assurent, pour marcher sur les Français, d'après votre ordre, Excellence.... Ils parlent aussi de trahison: ce sont des tapageurs, j'ai eu de la peine à leur échapper! Veuillez me permettre de vous proposer, Excellence...

—Faites-moi le plaisir de vous retirer, je sais ce que j'ai à faire...» et il continuait à regarder au dehors: «Voilà où l'on a amené la Russie, voilà ce que l'on a fait de moi!» se disait-il, emporté contre ceux qu'il accusait par une colère farouche dont il n'était plus le maître:... «La voilà, la populace, la lie du peuple, la plèbe qu'ils ont soulevée par leur sottise! il leur faut une victime, sans doute,» se dit-il en fixant les yeux sur le jeune gars, et il se demandait, à part lui, sur qui il pourrait bien déverser sa fureur, «La voiture est-elle prête? répéta-t-il.

—Elle est prête, Excellence. Quels sont vos ordres concernant Vérestchaguine? Il attend à l'entrée.

—Elle est prête, Excellence, répondit l'aide de camp.

—Ah!» s'écria Rostoptchine frappé d'une idée subite, ouvrant la porte du balcon, il y apparut, tout à coup.

—Ah!» fit le malheureux; il ne se rendait pas compte, dans son effroi, du coup qu'il avait reçu. Un frémissement d'horreur et de compassion agita la foule.

À ces mots la foule ondula comme une vague, et poussa les premiers rangs jusque sur les degrés du péristyle. Le jeune gars se trouva ainsi porté près de Vérestchaguine; son visage était pétrifié et sa main toujours levée.

«Un coup de hache pour en finir!... L'a-t-on bien écrasé?... Traître qui a vendu le Christ!... Est-il encore vivant?... Il a reçu son compte!...»

«Tu vois bien qu'il saura en venir à bout, et toi qui assurais que les Français...» disaient les uns et les autres en se reprochant leur manque de confiance.

«Seigneur! Seigneur!» s'écria une voix. Vérestchaguine poussa un cri de douleur et ce cri décida de sa perte. Les sentiments humains qui tenaient encore en suspens cette masse surexcitée cédèrent tout à coup, et le crime, déjà à moitié commis, ne devait plus tarder à s'accomplir. Un rugissement menaçant et furieux étouffa les derniers murmures de commisération et de pitié, et, semblable à la neuvième et dernière vague qui brise les vaisseaux, une vague humaine emporta dans son élan irrésistible les derniers rangs jusqu'aux premiers, et les confondit tous dans un indescriptible désordre. Le dragon qui avait déjà frappé Vérestchaguine releva le bras pour lui donner un second coup. Le malheureux, se couvrant le visage de ses mains, se jeta du côté de la populace. Le jeune gars, contre lequel il vint se heurter, lui enfonça ses ongles dans le cou, et, poussant un cri de bête sauvage tomba avec lui au milieu de la foule, qui se rua à l'instant sur eux. Les uns tiraillaient et frappaient Vérestchaguine, les autres assommaient le jeune garçon, et leurs cris ne faisaient qu'exciter la fureur populaire. Les dragons furent longtemps à dégager l'ouvrier à moitié mort, et, malgré la rage que ces forcenés apportaient à leur œuvre de sang, ils ne pouvaient parvenir à achever le malheureux condamné, écharpé et râlant; tant la masse compacte qui les comprimait et les serrait comme dans un étau, gênait leurs hideux mouvements.

«Sabrez! reprit tout bas l'officier aux dragons, dont l'un frappa avec colère Vérestchaguine du plat de son sabre.

«Qu'il se mette là!» dit Rostoptchine en détournant les yeux du prisonnier, et en indiquant la dernière marche.

«Où est-il?» demanda-t-il avec colère.

«On m'a tué trois fois, et trois fois je suis ressuscité d'entre les morts!... On m'a lapidé, on m'a crucifié.... Je ressusciterai... je ressusciterai!... je ressusciterai! On a déchiré mon corps!... Trois fois le royaume de Dieu s'écroulera... et trois fois je le rétablirai!» Et sa voix montait à un diapason de plus en plus aigu.

«Oh! Seigneur!... Quelle bête féroce que la populace!... Comment aurait-il pu lui échapper!... C'est un jeune pourtant... un fils de marchand, bien sûr!... Oh! le peuple!... et l'on assure maintenant que ce n'est pas celui-là qu'on aurait dû.... On en a assommé encore un autre!... Oh! celui qui ne craint pas le péché...» disait-on à présent en regardant avec compassion ce corps meurtri, et cette figure souillée de sang et de poussière. Un soldat de police zélé, trouvant peu convenable de laisser ce cadavre dans la cour de Son Excellence, ordonna de le jeter dans la rue. Deux dragons, le prenant aussitôt par les jambes, le traînèrent dehors sans autre forme de procès, pendant que la tête, à moitié arrachée du tronc, frappait la terre par saccades, et que le peuple reculait avec terreur sur le passage du cadavre.

«Marche, marche!» cria-t-il au cocher en tremblant.

«Les choses se seraient autrement passées si Votre Altesse m'avait dit que Moscou serait livré sans combat!»

«La voiture est-elle prête? demanda Rostoptchine.

«Il a trahi son souverain et sa patrie, il s'est vendu à Bonaparte, il est le seul entre nous tous qui ait déshonoré le nom russe.... Moscou périt à cause de lui!» dit Rostoptchine une voix égale mais dure. Tout à coup, après avoir jeté un regard à la victime, il reprit en élevant la voix avec une nouvelle force: «Je le livre à votre jugement, prenez-le!»

«Halte! Halte!» criait-il d'une voix perçante et haletante; et il essayait de reprendre son discours, qu'il accompagnait de gestes extravagants.

«Frappez-le! Que le traître périsse! criait Rostoptchine.... Qu'on le sabre! je l'ordonne!»

«Excellence, pas par là, c'est ici!» lui cria un domestique effaré.

«Enfants! dit-il enfin d'une voix aiguë et métallique, cet homme est Vérestchaguine, celui qui a perdu Moscou!»

«Comte, dit Vérestchaguine d'un ton timide mais solennel, aidant ce moment de silence, comte, le même Dieu nous juge!...» Il s'arrêta.

«Bonjour, mes enfants, dit-il rapidement et à haute voix. Merci d'être venus! Je vais descendre au milieu de vous mais auparavant il nous faut en finir avec le misérable qui a causé la perte de Moscou. Attendez-moi!...» Et il rentra dans le salon aussi brusquement qu'il en était sorti.

Une demi-heure plus tard, il traversait le champ de Sokolniki, ayant oublié cet incident; et, ne songeant plus qu'à l'avenir, il se rendit auprès de Koutouzow, qu'on lui avait dit être au pont de la Yaouza. Préparant à l'avance la verte mercuriale qu'il comptait lui adresser pour sa déloyauté envers lui, il se disposait à faire sentir à ce vieux renard de cour que lui seul porterait la responsabilité des malheurs de la Russie et de l'abandon de Moscou. La plaine qu'il traversait était déserte, sauf à l'extrémité opposée; là, à côté d'une grande maison jaune, s'agitaient des individus vêtus de blanc, dont quelques-uns criaient et gesticulaient. À la vue de la calèche du comte, l'un d'eux se précipita à sa rencontre. Le cocher, les dragons et Rostoptchine lui-même regardaient, avec un mélange de curiosité et de terreur, ce groupe de fous qu'on venait de lâcher, surtout celui qui s'avançait vers eux, vacillant sur ses longues et maigres jambes, et laissant flotter au vent sa longue robe de chambre. Les yeux fixés sur Rostoptchine, il hurlait des mots inintelligibles et faisait des signes pour lui ordonner de s'arrêter. Sa figure sombre et décharnée était couverte de touffes de poils; ses yeux jaunes et ses pupilles d'un noir de jais roulaient en tous sens d'un air inquiet et effaré.

Un murmure de satisfaction parcourut les rangs de la foule.

Un cri général répondit à l'intonation furieuse de cette voix, dont on distinguait à peine les paroles, et il y eut un mouvement en avant suivi d'un arrêt instantané.

Tous se découvrirent et se tournèrent vers lui.

Rostoptchine, suivant machinalement l'indication qui lui était donnée, arriva à sa voiture, y monta vivement, et ordonna au cocher de le conduire à sa maison de campagne. On entendait encore au loin les clameurs de la foule, mais, à mesure qu'il s'éloignait, le souvenir de l'émotion et de la frayeur qu'il avait laissé paraître devant ses inférieurs lui causa un vif mécontentement. «La populace est terrible, elle est hideuse! se disait-il en français. Ils sont comme les loups qu'on ne peut apaiser qu'avec de la chair!».... «Comte, le même Dieu nous juge!» Il lui sembla qu'une voix lui répétait à l'oreille ces mots de Vérestchaguine, et un froid glacial lui courut le long du dos. Cela ne dura qu'un instant, et il sourit à sa propre faiblesse. «Allons donc, pensa-t-il, j'avais d'autres devoirs à remplir. Il fallait apaiser le peuple.... Le bien public ne fait grâce à personne!» Et il réfléchit aux obligations qu'il avait envers sa famille, envers la capitale qui lui avait été confiée, envers lui-même enfin, non pas comme homme privé, mais comme représentant du souverain: «Si je n'avais été qu'un simple particulier, ma ligne de conduite eût été tout autre, mais dans les circonstances actuelles je devais, à tout prix, sauvegarder la vie et la dignité du général gouverneur!»

Lorsque la victime cessa de lutter et que le râle de l'agonie souleva sa poitrine mutilée, il se fit alors seulement un peu de place autour de son cadavre ensanglanté: chacun s'en approchait, l'examinait et s'en éloignait ensuite en frémissant de stupeur.

Les chevaux s'élancèrent à fond de train, mais les cris furieux du fou, qu'il distançait de plus en plus, résonnaient toujours à ses oreilles, tandis que devant ses yeux se dressait le nouveau la figure ensanglantée de Vérestchaguine avec son caftan fourré. Il sentait que le temps ne pourrait rien sur la violence de cette impression, que la trace sanglante de ce souvenir, en s'imprimant de plus en plus profondément dans son cœur, le poursuivrait jusqu'à la fin de ses jours. Il l'entendait dire: «Qu'on le sabre! Vous m'en répondez sur votre tête.» Pourquoi ai-je dit cela? se demanda-t-il involontairement. J'aurais pu me taire et rien n'aurait eu lieu.» Il revoyait la figure du dragon passant tout à coup de la terreur à la férocité, et le regard de timide reproche que lui avait jeté sa triste victime: «Je ne pouvais agir autrement... la plèbe... le traître... le bien public!...»

Le passage de la Yaouza était encore encombré de troupes, la chaleur était accablante. Koutouzow, fatigué et préoccupé, assis sur un banc près du pont, traçait machinalement des figures sur le sable, lorsqu'un général, dont le tricorne était surmonté d'un immense plumet, descendit d'une calèche à quelques pas de lui et lui adressa la parole en français, d'un air à la fois irrité et indécis. C'était le comte Rostoptchine! Il expliquait à Koutouzow qu'il était venu le trouver parce que, Moscou n'existant plus, il ne restait plus que l'armée.

Le jeune homme y monta avec effort et l'on entendit le cliquetis de ses fers: il soupira, et, laissant retomber ses mains qui ne ressemblaient en rien à celles d'un ouvrier, il les croisa dans une attitude pleine de soumission. Pendant cette scène muette, rien ne rompit le silence, sauf quelques cris étouffés qui partaient des derniers rangs, où l'on s'écrasait pour mieux voir. Le comte, les sourcils froncés, attendait que le jeune prisonnier fût en place.

Le grand-maître de police, celui-là même que la foule avait arrêté, entra chez le comte avec l'aide de camp qui venait lui annoncer que la voiture était prête. L'un et l'autre étaient pâles, et le premier, après avoir rendu compte au général gouverneur de sa commission, ajouta que la cour de l'hôtel se remplissait d'une masse énorme de gens qui demandaient à lui parler. Sans proférer une parole, le comte se leva, se dirigea vivement vers son salon, et posa la main sur le bouton de la porte vitrée du balcon, mais, la retirant aussitôt, il alla à une autre fenêtre, d'où l'on voyait ce qui se passait au dehors. Le jeune gars continuait à discourir en gesticulant. Le maréchal ferrant, couvert de sang, se tenait, sombre, à ses côtés, et le murmure de leurs voix pénétrait à travers les croisées.

Le comte Rostoptchine pâlit comme il avait pâli au moment où la foule s'était jetée sur Vérestchaguine.

La foule silencieuse se serrait de plus en plus, et bientôt la presse devint intolérable; il était pénible aussi de respirer cette atmosphère viciée sans pouvoir s'en dégager, et d'y tendre quelque chose de terrible et d'inconnu. Ceux du premier rang, qui avaient tout vu et tout compris, se tenaient bouche béante, les yeux écarquillés par la frayeur, opposant une digue à la pression de la masse qui était derrière eux.

L'accusé, dont les traits amaigris exprimaient un anéantissement complet, tenait la tête inclinée; mais, aux premières paroles du comte, il la releva lentement et le regarda en dessous; on aurait dit qu'il désirait lui parler, ou peut-être rencontrer son regard. Le long du cou délicat du jeune homme, une veine bleuit et se tendit comme une corde, sa figure s'empourpra. Tous les yeux se tournèrent de son côté; il regarda la foule, et, comme s'il se sentait encouragé par la sympathie qu'il croyait deviner autour de lui, il sourit tristement et, baissant de nouveau la tête, chercha à se mettre d'aplomb sur la marche.

Enfin il atteignit le groupe, et continua à courir parallèlement à la voiture.

Doucement bercé dans sa voiture, son corps se calma peu à peu, tandis que son esprit lui fournissait les arguments les plus propres à rasséréner son âme. Ces arguments n'étaient pas nouveaux: depuis que le monde existe, depuis que les hommes s'entretuent, jamais personne n'a commis un crime de ce genre sans endormir ses remords par la pensée d'y avoir été forcé en vue du bien public. Celui-là seul qui ne se laisse emporter par la passion n'admet pas que le bien public puisse avoir de telles exigences. Rostoptchine ne se reprochait en aucune façon le meurtre de Vérestchaguine; il trouvait au contraire mille raisons pour être satisfait du tact dont il avait fait preuve, en punissant le coupable et en apaisant la foule. «Vérestchaguine était jugé et condamné à la peine de mort, pensait-il (et cependant le Sénat ne l'avait condamné qu'aux travaux forcés). C'était un traître, je ne pouvais pas le laisser impuni. Je faisais donc d'une pierre deux coups!» Arrivé chez lui, il prit différentes dispositions, et chassa ainsi complètement les préoccupations qu'il pouvait avoir encore.

Deux minutes plus tard, un officier se montra à la porte principale, et dit quelques mots aux dragons, qui s'alignèrent. La foule, avide de voir, se porta près du péristyle, Rostoptchine y parut au même instant, et regarda autour de lui comme s'il cherchait quelqu'un.

Au même moment on aperçut un jeune homme, dont le cou maigre supportait une tête à moitié rasée; il tournait le coin de la maison. Vêtu d'un caftan, en drap gros-bleu, jadis élégant, et du pantalon sale et usé du forçat, il avançait lentement entre deux dragons, traînant avec peine ses jambe grêles et enchaînées.

Au moment où Vérestchaguine tomba et où cette meute haletante et furieuse se rua sur lui, Rostoptchine devint pâle comme un mort, et, au lieu de se diriger vers la petite porte de service où l'attendait sa voiture, gagna précipitamment, sans savoir lui-même pourquoi, l'appartement du rez-de-chaussée. Le frisson de la fièvre faisait claquer ses dents.

Koutouzow examinait Rostoptchine sans prêter grande attention à ses paroles, mais en cherchant seulement à se rendre compte de l'expression de sa figure. Rostoptchine, interdit, se tut. Koutouzow hocha tranquillement la tête, et, sans détourner son regard scrutateur, marmotta tout bas:

«Non, je ne livrerai pas Moscou sans combat!»

Koutouzow pensait-il à autre chose, ou prononça-t-il ces paroles à bon escient, sachant qu'elles n'avaient aucun sens? Le comte Rostoptchine se retira, et, spectacle étrange! cet homme si fier, ce général gouverneur de Moscou, ne trouva rien de mieux à faire que de s'approcher du pont et de disperser à grands coups de fouet les charrettes qui en encombraient les abords!

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