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La guerre et la paix

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XXIII

À l'étage inférieur d'une maison inachevée de la Varvarka, il y avait un cabaret que remplissaient en ce moment des cris et des chants d'ivrognes. Assis autour des tables d'une chambre basse et malpropre, une dizaine d'ouvriers, gris, débraillés, les yeux troubles, chantaient à tue-tête; mais on voyait bien qu'ils se forçaient, car la sueur ruisselait sur leurs fronts; ils ne chantaient pas pour leur plaisir, mais bien pour faire voir qu'ils étaient en gaieté et qu'ils faisaient bombance. L'un d'eux, un jeune homme blond de haute taille, vêtu d'un sarrau bleu, aurait pu passer à la rigueur pour un joli garçon, si ses lèvres serrées et minces, toujours en mouvement, et ses yeux fixes et sombres, n'eussent donné à sa physionomie une expression étrange et méchante. Il paraissait diriger le chœur, et battait solennellement la mesure, en faisant aller de droite et de gauche au-dessus de leurs têtes son bras blanc, que sa manche retroussée laissait voir en entier. Entendant tout à coup, au milieu de la chanson, le bruit d'une lutte à coups de poing, il s'écria d'un ton de commandement:

«Assez, enfants, on se bat là-bas, à la porte!» Et, relevant pour la centième fois sa manche qui retombait toujours, il sortit de la salle, suivi de ses camarades.

—Votre Noblesse, c'est... ce n'est rien! répondit l'homme au manteau: ils sont prêts, pour obéir à Son Excellence, et pour faire leur devoir, à risquer leur vie.... Ce n'est pas une émeute, Votre Noblesse, mais comme il est dit de la part du comte...

—Que croyais-tu donc?... Écoute ce qu'on raconte!»

—Me lier, moi?» s'écria le cabaretier, et, se débarrassant de ses assaillants par un mouvement violent, il arracha son bonnet de dessus sa tête et le lança à terre. On aurait dit que cet acte avait une signification menaçante et mystérieuse, car les ouvriers s'arrêtèrent à l'instant.

—Le comte n'est pas parti: il est ici et on ne vous oubliera pas!... Avance!» cria le grand-maître de police au cocher.

—C'est donc vrai que les nôtres ont eu le dessous?

—Bêtises que tout cela! dit quelqu'un dans la foule. Est-ce possible qu'on abandonne ainsi Moscou?... Quelqu'un s'est moqué de toi et tu l'as cru!... Tu vois bien tout ce qui passe de troupes, et tu t'imagines qu'on va le laisser entrer comme cela, «lui»!... L'autorité est là pour l'empêcher. Écoute donc ce que dit celui-là!» ajouta-t-il en désignant le jeune gars.

—Allons-y! Allons-y!»

—Ah! seigneur Dieu, on a tué, tué un homme!» répéta en glapissant une femme à la porte cochère d'à côté.

«À la garde! on tue, on a tué un homme!... au secours!

«Scélérat! hurla-t-il tout à coup en se jetant sur le premier..., Liez-le vite, mes enfants.

«Qu'est-ce? demanda-t-il en s'adressant aux premiers qui l'approchaient timidement de lui. Qu'y a-t-il? répéta-t-il, n'en ayant pas reçu de réponse.

«Où va-t-on? Ah! nous le savons bien!... Nous allons trouver l'autorité.

«Je suis pour l'ordre, mon camarade, et je sais mieux que personne ce que c'est que l'ordre.... Je n'ai qu'à aller trouver l'officier de police.... Ah! tu crois que je n'irai pas? Il est défendu de faire du désordre aujourd'hui dans la rue... entends-tu bien? continua le cabaretier en ramassant son bonnet; eh bien! allons-y, poursuivit-il en se mettant en marche, avec le jeune gars, le maréchal ferrant, les ouvriers et les passants ameutés, qui criaient et hurlaient en chœur.

«Je pars demain matin pour voir Son Altesse (Son Altesse! répéta en souriant et d'un ton solennel le jeune gars) pour me concerter avec elle, agir ensemble et aider les troupes à détruire les brigands, que nous renverrons au diable. Je reviendrai pour dîner, je me remettrai à la besogne, et alors, nous agirons ferme, et nous «lui» donnerons une bonne raclée!»

«Il faut aller le lui demander.... Tiens, le voilà!... Il nous l'expliquera sans doute!» dirent tout à coup plusieurs voix, et l'attention de la foule se porta sur un personnage dont la voiture, accompagnée de deux dragons à cheval, venait de déboucher sur la place.

«Il dit qu'il connaît la loi, qu'il sait ce que c'est que l'ordre?... Mais est-ce que l'autorité n'est pas là pour ça?... N'ai-je pas raison, camarades?... Est-ce qu'on peut rester sans autorité? mais alors on pillera, quoi!

«Enfants, on assassine les nôtres!»

«Ce n'est donc pas assez de voler le pauvre peuple et de lui arracher sa dernière chemise, tu viens encore de tuer un homme, brigand de cabaretier!»

«C'est l'oukase qu'on lit, l'oukase!» disait-on de côté à d'autre, et tout le monde se porta de ce côté.

Près de l'enceinte de Kitaï-Gorod, quelques hommes entouraient un individu en manteau qui lisait un papier.

Pendant que les questions et les réponses se croisaient en tous sens, le cabaretier profita du tumulte pour s'échapper sans être vu et retourner chez lui. Le jeune gars, qui n'avait pas remarqué la disparition de son ennemi, continua à pérorer en agitant son bras nu, et en attirant par ses gestes toute l'attention des curieux, qui espéraient en obtenir un éclaircissement de nature à les rassurer.

Lorsque la foule entoura l'homme au papier, celui-ci parut embarrassé, mais, à la demande du jeune gars, il en recommença la lecture d'une voix légèrement tremblante: c'était la dernière affiche de Rostoptchine, du 31 août.

Les derniers mots furent accueillis par un profond silence. Le jeune gars baissa la tête d'un air sombre: il était évident que personne ne les avait compris, et la phrase «je reviendrai pour dîner» produisit surtout une triste impression sur l'auditoire. L'esprit du peuple était monté à un tel diapason, que cette niaiserie vulgaire était malsonnante à ses oreilles. Chacun aurait pu s'exprimer ainsi, par conséquent un oukase émanant d'une autorité supérieure n'aurait pas dû se le permettre. Personne, pas même le jeune gars, dont les lèvres s'agitaient convulsivement, n'interrompit ce morne silence.

Le maréchal ferrant se releva la figure ensanglantée, et cria d'un ton lamentable:

Le jeune homme blond, debout à l'entrée, portait alternativement son regard terne du cabaretier au maréchal ferrant, comme s'il cherchait avec qui se prendre de querelle.

La foule se rassembla autour du malheureux.

La foule s'était arrêtée, en serrant de près ceux qu'elle supposait avoir entendu les paroles du représentant du pouvoir; mais, lui, elle le laissa néanmoins s'éloigner. Le grand-maître de police jeta sur elle un regard effrayé, et murmura quelques mots à son cocher, qui lança ses chevaux à fond de train.

C'était le grand-maître de police, qui, par ordre du comte, était allé le matin même mettre le feu aux barques. Il rapportait de cette expédition une somme d'argent considérable, qu'il avait pour le moment, soigneusement déposée dans ses poches. À la vue de la foule qui venait vers lui, il donna l'ordre à son cocher de s'arrêter.

C'étaient comme lui des ouvriers que le cabaretier régalait en payement de cuirs de différentes sortes qu'ils lui avaient apportés de leur fabrique. Quelques forgerons du voisinage s'imaginant, au tapage, qu'il s'y passait quelque chose d'extraordinaire, essayèrent d'y pénétrer, mais une querelle s'était engagée sur le seuil de la porte entre le cabaretier et un maréchal ferrant; ce dernier fut violemment repoussé, et alla tomber, la face contre terre, au beau milieu de la rue. Un de ses compagnons se jeta alors sur le cabaretier, et pressa de tout son poids sur sa poitrine, mais, au même moment, apparut le jeune gars à la manche retroussée, qui, lui assenant un vigoureux coup de poing, s'écria avec fureur:

Au coin de la rue, devant une maison dont les volets étaient fermés et sur la façade de laquelle se balançait l'enseigne d'un bottier, se tenaient groupés une vingtaine d'ouvriers cordonniers; leurs vêtements étaient usés, et l'épuisement causé par la faim se lisait sur leurs figures maigres et abattues. «N'aurait-il pas dû nous payer notre travail? disait l'un d'eux en fronçant les sourcils.... Mais non, il a sucé notre sang et il se croit quitte: il nous a lanternés toute la semaine, et au dernier moment il a filé.» À la vue de l'autre groupe qui s'avançait l'ouvrier se tut, et, poussé par une curiosité inquiète, se joignit à lui avec tous ses compagnons.

«On nous trompe, mes enfants! Allons le trouver lui-même.... Ne lâchons pas celui-là! Qu'il nous rende compte! Arrête! Arrête!» Et tous se précipitèrent en désordre à la poursuite du grand-maître de police.

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