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La guerre et la paix

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XIX

Dans la nuit du 13 septembre, Koutouzow donna l'ordre aux troupes de se replier par Moscou sur la route de Riazan. Les premiers régiments se mirent en marche la nuit; ils avançaient posément et sans se presser, mais, lorsque au point du jour, en arrivant au pont de Dorogomilow, ils aperçurent devant eux une foule innombrable envahissant le pont, s'étageant sur les hauteurs, se répandant par les rues et les carrefours et arrêtant la circulation; quand ils se sentirent suivis par une masse tout aussi considérable de gens qui les poussaient en avant, les soldats, emportés par ce double mouvement, se précipitèrent en désordre sur le pont, sur les barques et jusque dans l'eau. Quant à Koutouzow, il traversa Moscou par des rues détournées. À dix heures du matin, le 14 septembre, il ne restait plus que l'arrière-garde dans le faubourg de Dorogomilow: tout le reste de l'armée avait opéré son passage.

À la même heure, Napoléon, à cheval au milieu de ses troupes, examinait, du haut de la montagne Poklonnaïa, le panorama qui se déroulait devant ses yeux. Du 7 au 14 septembre, depuis Borodino jusqu'à l'entrée de l'ennemi, pendant toute cette semaine mémorable et agitée, il faisait à Moscou ce beau temps d'automne qu'on accepte toujours comme une agréable surprise, alors que les rayons du soleil, bas à l'horizon, scintillent dans l'air pur en éblouissant la vue et projettent une chaleur plus forte qu'au printemps; alors que la poitrine se gonfle et se dilate en aspirant les brises parfumées; alors que les nuits sont encore tièdes et que leurs ténèbres s'illuminent d'une pluie d'étoiles dorées, dont le mystérieux spectacle effraye les uns et réjouit les autres. La lumière du matin inondait Moscou d'un éclat féerique. Étendue aux pieds de la Poklonnaïa avec ses jardins, ses églises, sa rivière, ses coupoles brillantes comme des lingots d'or, aux rayons du soleil, ces constructions fantastiques d'une architecture étrange, la ville semblait vivre de sa vie habituelle! Napoléon éprouvait, en la contemplant, cette curiosité inquiète et pleine de convoitise que provoque chez un conquérant l'aspect de mœurs inconnues et étrangères. Il constatait dans cette grande cité une exubérance de vie, dont il distinguait, du haut de la montagne, les indices infaillibles, et il entendait pour ainsi dire la respiration haletante de ce grand corps étendu devant lui. Chaque cœur russe, en contemplant Moscou, se dit que c'est une mère, tandis que tout étranger, sans même se rendre compte de son rôle maternel, reste frappé de son caractère essentiellement féminin. Napoléon le comprit.

—Qu'on m'amène les boyards!» s'écria-t-il en se tournant vers sa suite, et un général s'en détacha aussitôt pour aller les chercher.

«La voilà donc, cette fière capitale, se disait-il, la voilà à ma merci! Où est donc Alexandre, et qu'en pense-t-il? Je n'ai qu'à dire un mot, à faire un signe, et la capitale des Tsars sera à jamais détruite. Mais ma clémence est toujours prompte à descendre sur les vaincus! Aussi serai-je miséricordieux envers elle: je ferai inscrire sur ses antiques monuments de barbarie et de despotisme des paroles de justice et d'apaisement. Du haut du Kremlin, je dicterai de sages lois; je leur ferai comprendre ce qu'est la vraie civilisation, et les générations futures des boyards seront forcées de se rappeler avec amour le nom de leur conquérant: «Boyards, leur dirai-je tout à l'heure, je ne veux pas profiter de mon triomphe pour humilier un souverain que j'estime, je vous proposerai des conditions de paix dignes de vous et de mes peuples!» Ma présence les exaltera, car, comme toujours je leur parlerai avec netteté et avec grandeur.

«Cette ville asiatique, avec ses innombrables églises, Moscou la sainte, la voilà donc enfin, cette ville fameuse! Il était temps!» dit-il en descendant de cheval, et, faisant déployer devant lui le plan de Moscou, il manda l'interprète Lelorgne d'Ideville. «Une ville occupée par l'ennemi ressemble à une ville qui a perdu son honneur,» pensait-il, ainsi qu'il l'avait dit à Toutchkow à Smolensk. Surpris de voir réalisé ce rêve longtemps caressé, et qui lui avait paru si difficile à atteindre, c'était dans ce sentiment qu'il admirait la beauté orientale couchée à ses pieds. Ému, terrifié presque par la certitude de sa possession, il portait ses yeux autour de lui, et étudiait le plan dont il comparait les détails avec ce qu'il voyait.

«C'est impossible... se disait la suite... mais il faudra bien pourtant qu'il le sache.» Et personne ne se décidait à parler.

Pendant qu'il rêvait ainsi, s'impatientant de ne pas voir venir les boyards, ses généraux inquiets délibéraient entre eux à voix basse, car les envoyés partis à la recherche des députés étaient revenus annoncer, d'un air consterné, que la ville était vide, et que tout le monde la quittait. Comment communiquer cette nouvelle à Sa Majesté sans la placer dans une situation ridicule, la plus terrible de toutes les situations? Comment lui avouer qu'au lieu des boyards si impatiemment attendus, il n'y avait plus dans la ville que des gens surexcités par l'ivresse! Les uns soutenaient qu'il fallait à tout prix réunir une députation quelconque; les autres conseillaient de dire, avec habileté et avec prudence, toute la vérité à l'Empereur. Le cas était grave et difficile.

Deux heures s'écoulèrent. Napoléon déjeuna et retourna au même endroit pour y attendre la députation. Son discours était prêt, plein de dignité et de majesté, d'après lui du moins! Entraîné par la générosité dont il voulait accabler la capitale, son imagination lui représentait déjà une réunion dans le palais des Tsars, où les grands seigneurs russes se rencontreraient avec les seigneurs de sa cour. Il nommait un préfet qui lui gagnerait le cœur des populations, il distribuait des largesses aux établissements de bienfaisance, pensant que si en Afrique il avait cru devoir se draper d'un burnous et aller se recueillir dans une mosquée, ici à Moscou il devait se montrer généreux, à l'exemple des Tsars.

L'Empereur, qui avait continué à se bercer de ses rêves de grandeur, sentit enfin, avec son instinct et sa finesse de grand comédien, que cet instant imposant perdait de sa solennité en se prolongeant outre mesure. Il fit un geste, et un coup de canon retentit: c'était un signal; aussitôt les troupes qui entouraient Moscou y entrèrent au pas accéléré par les différentes barrières, en se dépassant les unes les autres, au milieu des tourbillons de poussière qu'elles soulevaient dans leur marche, et en remplissant l'air de clameurs assourdissantes. Entraîné par l'enthousiasme de ses soldats, Napoléon s'avança avec eux jusqu'à la barrière de Dorogomilow; là il s'arrêta, descendit de cheval et se remit à marcher, dans l'attente de la députation qu'il s'attendait à voir paraître.

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