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La guerre et la paix

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XVIII

Pierre, depuis sa disparition, demeurait dans l'appartement vide du défunt Bazdéïew. Voici ce qui s'était passé.

À son réveil, le lendemain de son entrevue avec Rostoptchine, il ne se rendit pas compte tout d'abord du lieu où il se trouvait, ni de ce qu'on lui voulait, et lorsque son maître d'hôtel lui nomma, parmi les personnes qui l'attendaient au salon, le Français qui avait été chargé de la lettre de sa femme, le sentiment de désespoir et de découragement auquel il était si facilement enclin s'empara de lui avec plus de violence que jamais. Tout se brouilla et se confondit dans son cerveau: il lui sembla qu'il n'avait plus rien à faire sur cette terre, que tout s'était écroulé et que sa situation était sans issue. Souriant d'un sourire contraint, se parlant bas à lui-même, tantôt il s'asseyait, accablé, sur le canapé; tantôt il essayait de voir par le trou de la serrure les gens qui étaient dans la pièce voisine; tantôt enfin il prenait un livre et tâchait de lire. Le maître d'hôtel vint une seconde fois lui annoncer que le Français désirait instamment le voir, ne fût-ce qu'une, seconde, et qu'un messager de Mme Bazdéïew, qui était forcée de partir pour la campagne, le priait de sa part d'accepter la garde des livres du défunt.

—Venez, venez, monsieur.... Le frère du défunt—que le Ciel ait son âme!—est resté ici, mais il est bien faible, vous savez.»

—Non, c'est autre chose qu'il me faut, apporte-moi un habillement complet de paysan et un pistolet.

—Les événements ont forcé madame et ses enfants à se réfugier dans leur bien de Torjok.

—Laisse-moi entrer tout de même: il faut que je mette les livres en ordre.

—Bien, dit laconiquement le vieux. Désirez-vous que je vous apporte à manger?

—Bien!» répondit Ghérassime après avoir réfléchi un moment.

—Ah oui! répondit Pierre, revenant enfin à lui. Écoute, dit-il en attirant Ghérassime par un bouton de son habit et en le regardant de ses yeux brillants et humides... Écoute, il y aura une bataille demain, tu le sais.... Ne me trahis pas, et fais ce que je te dirai.

À la vue de Pierre, il murmura quelques mots d'un air de mauvaise humeur et disparut dans les profondeurs du corridor.

«Une grande intelligence, mais bien affaiblie à présent, dit le domestique.... Voulez-vous entrer dans le cabinet?»

«On y a mis les scellés, comme vous voyez. Sophie Danilovna nous a ordonné de vous remettre les livres.»

«Faut-il renvoyer votre isvostchik? lui demanda Ghérassime.

«Est-on à la maison? demanda Pierre.

«Allons, allons!» dit Pierre... et il entra dans l'antichambre, où il se trouva nez à nez avec un grand vieillard chauve, en robe de chambre, qui traînait ses pieds nus dans de vieilles galoches, et dont le nez bourgeonné témoignait de ses habitudes.

«Ah oui! c'est bien, tout de suite... ou plutôt va lui dire que je viens,» répondit Pierre, qui, aussitôt seul, saisit son chapeau, et se glissa dans le corridor par une porte dérobée.

Pierre se retrouvait dans le même cabinet sombre où, du vivant du Bienfaiteur, il était entré une fois avec un si grand trouble. Depuis sa mort, ce cabinet était inhabité, et la couche de poussière qui couvrait tous les meubles lui donnait un aspect encore plus lugubre. Ghérassime poussa un des volets, il sortit aussitôt de la chambre. Pierre ouvrit une armoire qui contenait les manuscrits, et en retira une liasse de documents très précieux: c'étaient les actes originaux des loges d'Écosse, annotés et expliqués par le Bienfaiteur. Après les avoir déployés devant lui sur la table, il les parcourut un moment, et finit par s'oublier dans une profonde rêverie.

Pierre savait aussi qu'il était à moitié abruti, car il buvait comme un trou.

Pierre l'y suivit.

Il ne rencontra personne, et parvint ainsi jusqu'au premier palier, d'où il aperçut le suisse qui se tenait debout devant l'entrée. S'engageant alors dans un escalier de service qui menait à la cour, il la traversa sans être remarqué. Mais, en débouchant par la porte cochère, il fut obligé de passer devant les dvorniks et les cochers, qui le saluèrent respectueusement. Pierre, pour éviter ces regards curieux, fit alors comme l'autruche qui cache sa tête dans un fourré, et croit ne pas être vue; il regarda de côté, doubla le pas et se mit à marcher rapidement.

Ghérassime, qui entr'ouvrait la porte de temps à autre, trouvait toujours Pierre dans la même position. Deux heures se passèrent ainsi. Le vieux serviteur se permit alors de faire un peu de bruit, mais ce fut inutile, Pierre n'entendit rien.

Après mûre réflexion, ce qui lui parut le plus urgent fut d'aller voir les papiers et les livres qu'on désirait lui confier. Il prit le premier isvostchik venu et lui donna l'adresse de la veuve Bazdéïew, qui demeurait aux étangs du Patriarche. Il regardait de côté et d'autre les files de véhicules qui emmenaient les partants, et s'appliquait à ne pas dégringoler du vieux droschki disloqué qui s'avançait lentement avec un bruit de ferraille: Pierre éprouvait la joyeuse sensation d'un gamin échappé de l'école. Il lia conversation avec l'isvostchik; l'autre lui raconta qu'on faisait au Kremlin une distribution d'armes, que le lendemain on enverrait toute la population au delà de la barrière des Trois-Montagnes, et que là aurait lieu une grande bataille. Arrivé aux étangs, Pierre eut quelque peine à retrouver la maison, où il n'était pas venu depuis longtemps. Ghérassime, le même petit vieillard à figure ridée et sans barbe qu'il avait vu cinq ans auparavant à Torjok, répondit au coup qu'il frappa à la porte.

Pierre passa le reste de la journée seul dans cette chambre, sans cesser d'y marcher de long en large, et le vieux serviteur l'entendit même se parler tout haut à plusieurs reprises. Il se coucha enfin dans le lit qui lui avait été préparé. Ghérassime, dans sa longue vie de domestique, avait vu bien des choses extraordinaires: aussi ne fut-il pas très surpris de l'étrange humeur de Pierre, et il était content d'avoir quelqu'un à servir. Le même soir il lui procura sans difficulté le caftan et le bonnet, et lui promit un pistolet pour le lendemain matin. Le vieil ivrogne idiot parut deux fois sur le seuil de la porte pendant la soirée: traînant toujours ses chaussures éculées, il s'arrêtait d'un air hébété pour regarder Pierre, et, dès que celui-ci se retournait, il croisait en grognant les pans de sa robe de chambre et s'éloignait au plus vite. C'est pendant que Pierre, ainsi déguisé en cocher, allait avec Ghérassime acheter un pistolet, qu'il rencontra les Rostow.

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XVIII