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La guerre et la paix

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XX

L'aspect sinistre du champ de bataille couvert de cadavres et de blessés, la lourde responsabilité qui pesait sur sa tête, les nouvelles qu'il recevait à tout moment de tant de généraux tués ou hors de combat, la perte de son prestige, que jusque-là rien n'avait pu atteindre, tout produisit sur Napoléon une impression extraordinaire. Lui, qui d'habitude aimait à voir les morts et les blessés, et croyait donner par là une preuve de sa grandeur et de sa fermeté d'âme, se sentit vaincu moralement ce jour-là, et il quitta en toute hâte le champ de bataille pour retourner à Schevardino. La figure jaune et gonflée, les yeux troubles, la voix enrouée, assis sur son pliant de campagne, il prêtait involontairement l'oreille au bruit de la fusillade sans lever les yeux. Il attendait avec une fiévreuse inquiétude la fin de cette affaire, dont il était le grand moteur et qu'il était impuissant à arrêter. Un sentiment humain et naturel avait pris pour un instant le dessus sur le mirage qui le séduisait depuis si longtemps, et il rapporta à lui-même cette impression de douleur qu'il avait éprouvée sur le champ de bataille. Il pensait à la possibilité de la mort et de la souffrance; il ne désirait plus ni Moscou, ni gloire, ni conquêtes; il ne souhaitait qu'une chose: le repos, le calme, la liberté! Mais lorsqu'il atteignit les hauteurs de Séménovsky, et que le grand-maître de l'artillerie lui proposa d'y placer quelques batteries pour renforcer le feu dirigé contre les troupes russes massées devant Kniazkow, il y consentit, et donna ordre qu'on lui rendît compte du résultat obtenu.

Un aide de camp lui annonça bientôt après que deux cents canons avaient été pointés sur les Russes, mais que ceux-ci tenaient bon.

—Sire... demanda l'aide de camp, qui n'avait pas entendu.

—Ils en veulent encore? répéta Napoléon. Eh bien, qu'on leur en donne!...» Et il rentra dans ce monde artificiel et plein de chimères qu'il s'était créé, pour y reprendre le rôle douloureux, cruel et inhumain qui lui était fatalement destiné.

—Ils en veulent encore! dit Napoléon d'une voix rauque.

«Satisfait sur ces grands points et tranquille partout, j'aurais eu aussi mon Congrès et ma Sainte-Alliance. Ce sont des idées qu'on m'a volées. Dans cette réunion des grands souverains, nous eussions traité de nos intérêts en famille, et compté de clerc à maître avec les peuples.

«Paris eût été la capitale du monde, et les Français l'envie des nations!...

«Notre feu en abat des rangs entiers et ils résistent toujours!

«Mes loisirs ensuite et mes vieux jours eussent été consacrés, en compagnie de l'Impératrice et durant l'apprentissage royal de mon fils, à visiter lentement et en vrai couple campagnard, avec nos propres chevaux, tous les recoins de l'Empire, recevant les plaintes, redressant les torts, semant de toutes parts et partout les monuments et les bienfaits.»

«La guerre de Russie aurait dû être la plus populaire des temps modernes: c'était celle du bon sens et des vrais intérêts, celle du repos et de la sécurité de tous: elle était purement pacifique et conservatrice.

«L'Europe n'eût bientôt fait de la sorte véritablement qu'un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la patrie commune. J'eusse demandé toutes les rivières navigables pour tous, la communauté des mers, et que les grandes armées permanentes fussent réduites désormais à la seule garde des Souverains.

«Des quatre cent mille hommes qui passèrent la Vistule, écrivait-il, la moitié étaient Autrichiens, Prussiens, Saxons, Polonais, Bavarois, Wurtembergeois, Mecklembourgeois, Espagnols, Italiens Napolitains. L'armée impériale proprement dite était pour un tiers composée de Hollandais, de Belges, d'habitants des bords du Rhin, de Piémontais, Suisses, Genevois, Toscans, Romains, habitants de la 32ème division militaire, Brème, Hambourg... etc.; elle comptait à peine cent quarante mille hommes parlant français. L'expédition de Russie coûta moins de cinquante mille hommes à la France actuelle; l'armée russe dans la retraite de Vilna à Moscou, dans les différentes batailles, a perdu quatre fois plus que l'armée française; l'incendie de Moscou a coûté la vie à cent mille Russes, morts de froid et de misère dans les bois; enfin, dans sa marche de Moscou à l'Oder, l'armée russe fut aussi atteinte par l'intempérie de la saison; à son arrivée à Vilna elle ne comptait que cinquante mille hommes, et à Kalisch moins de dix-huit mille hommes.»

«De retour en France, au sein de la patrie, grande, forte, magnifique, tranquille, glorieuse, j'eusse proclamé ses limites immuables; toute guerre future purement défensive, tout agrandissement nouveau antinational. J'eusse associé mon fils à l'Empire; ma dictature eût fini et son règne constitutionnel eût commencé.

«C'était, pour la grande cause, la fin des hasards et le commencement de la sécurité. Un nouvel horizon, de nouveaux tableaux allaient se dérouler, tout pleins du bien-être et de la prospérité de tous. Le système européen se trouvait fondé; il n'était plus question que de l'organiser.

Lui, le bourreau des nations, lui, fatalement prédestiné par la Providence à ce rôle, s'ingéniait à prouver que son but était le bien des peuples, qu'il pouvait diriger le sort de millions d'êtres et les combler de bienfaits par la voie de l'arbitraire!

L'obscurcissement de l'intelligence et de la conscience de cet homme, responsable plus qu'aucun autre de tous ces événements l'empêcha, jusqu'à la fin de sa vie, de comprendre la portée réelle des actes qu'il commettait en opposition avec les règles éternelles du vrai et du bien, et comme la moitié de l'univers approuvait ces actes, il ne pouvait les renier sans être illogique. Ce n'était pas seulement d'aujourd'hui qu'il avait éprouvé une satisfaction intime en comparant le nombre des cadavres russes avec celui des Français; ce n'était pas seulement d'aujourd'hui qu'il écrivait à Paris: que le champ de bataille était superbe.... Pourquoi parlait-il ainsi? Parce qu'il y avait là 50 000 morts, et à Sainte-Hélène même, où il employait ses loisirs à faire le récit de ses actions, il dictait ce qui suit:

Il croyait donc que la guerre qu'il faisait à la Russie dépendait exclusivement de sa volonté, et l'horreur du fait accompli ne lui causait aucun remords!

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