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La guerre et la paix

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XIX

Un des chirurgiens, dont le tablier et les mains étaient tout tachés de sang, sortit de la tente: il tenait un cigare entre l'index et le pouce. Il regarda vaguement dans l'espace au-dessus des malades; on voyait qu'il avait grand besoin de respirer, mais au bout d'un moment son regard se reporta à gauche et à droite; il soupira et baissa les yeux.

«À l'instant,» dit-il à un chirurgien qui lui indiquait le prince André, et il le fit transporter dans la tente.

«Oh!» s'écria-t-il en pleurant comme une femme.

«Oh! oh!» rugissait le Tartare, et tout à coup, relevant sa figure bronzée, aux larges tempes, au nez aplati, il poussa un cri perçant, et se jeta de côté et d'autre, afin de se débarrasser de ceux qui le retenaient.

«Ne dirait-on pas que dans l'autre monde aussi ces messieurs seuls ont le droit de vivre?

«Montrez-la-moi, montrez-la-moi,» gémissait-il vaincu par la torture.

«Déshabillez-le!... À quoi songez-vous donc!» s'écria-t-il avec colère en s'adressant à un des aides.

Un murmure s'éleva parmi les blessés.

Lorsque le prince André se vit entre les mains de l'infirmier qui, les manches retroussées, lui déboutonnait à la hâte son uniforme, tous les souvenirs de son enfance passèrent comme un éclair dans son esprit. Le chirurgien se pencha sur sa plaie, l'examina et poussa un profond soupir. Puis il appela quelqu'un, et l'effroyable douleur que ressentit tout à coup le prince André lui fit perdre connaissance. Lorsqu'il revint à lui, des morceaux de ses côtes brisées avaient été retirés de sa blessure, qu'entouraient encore des lambeaux de chair coupée, et sa plaie était pansée. Il ouvrit les yeux, le docteur se pencha sur lui, l'embrassa silencieusement, et s'éloigna sans se retourner.

Le prince André, en écoutant ces cris, avait, lui aussi, envie de pleurer. Est-ce parce qu'il mourait sans gloire, parce qu'il regrettait la vie? Était-ce à cause de ses souvenirs d'enfance? Était-ce parce qu'il avait lui-même tant souffert, que, voyant souffrir les autres, il sentait ses yeux se remplir de larmes d'attendrissement? On montra au blessé sa jambe coupée, qui avait conservé sa botte toute maculée de sang.

Le prince André fut déposé sur une table qui venait d'être débarrassée: le chirurgien l'épongeait encore. Le blessé ne put distinguer nettement ceux qui étaient dans la tente. Les cris qu'il entendait, la cuisante douleur qu'il ressentait dans le dos, paralysaient son attention. Tout ce qu'il voyait autour de lui se confondit dans une seule impression: la chair humaine nue, ensanglantée, qui semblait remplir cette tente si basse, lui rappela le tableau qu'il avait vu, par un jour brûlant du mois d'août, dans le petit étang de la grand'route de Smolensk. C'était bien là cette chair à canon, dont l'aspect lui avait inspiré alors un dégoût et une horreur prophétiques. Dans la tente il y avait trois tables: le prince André, déposé sur l'une d'elles, fut abandonné à lui-même pendant quelques minutes, ce qui lui permit d'examiner les tables voisines. Sur la plus rapprochée était assis un Tartare, un cosaque sans doute, à en juger par l'uniforme qui était à ses côtés. Quatre soldats le tenaient, et un docteur en lunettes taillait dans la peau noire de son dos musculeux.

La dernière table était entourée de plusieurs personnes: un homme robuste et fort y était étendu, la tête rejetée en arrière; la couleur de ses cheveux bouclés et la forme de sa tête n'étaient pas inconnues au prince André. Plusieurs infirmiers pesaient de tout leur poids sur lui, pour l'empêcher de faire un mouvement. Sa jambe, blanche et grasse, était continuellement agitée par un soubresaut convulsif. Tout son corps était secoué par de violents sanglots qui le suffoquaient. Deux chirurgiens, dont l'un était pâle et tremblant, s'occupaient de son autre jambe. Ayant fini sa besogne avec le Tartare, qu'on recouvrit de sa capote, le docteur en lunettes se frotta les mains, s'approcha du prince André, lui jeta un coup d'œil et se détourna rapidement.

Après cette terrible souffrance, il éprouva un sentiment indicible de bien-être: les moments les plus charmants de sa vie repassèrent devant ses yeux, surtout les heures de son enfance où, après l'avoir déshabillé, on le couchait dans son berceau et où la vieille bonne l'endormait en chantant. Il était heureux de se sentir vivre, et tout ce passé semblait être devenu le présent. Les chirurgiens continuaient à s'agiter autour du blessé qu'il avait cru reconnaître; ils le soutenaient et cherchaient à le calmer.

À un mouvement que fit le docteur, le prince André reconnut Anatole Kouraguine dans ce malheureux qui sanglotait épuisé, à côté de lui: «Quoi! c'est lui!» se dit-il en le voyant soutenu par un infirmier qui lui présentait un verre d'eau, dont ses lèvres tremblantes et gonflées ne pouvaient saisir le bord. «Oui, c'est bien lui, cet homme qui me touche presque, qui est lié à moi par un souvenir douloureux, mais quel est ce lien?» se demandait-il sans trouver de réponse, et soudain, comme une figure de ce monde idéal plein d'amour et de pureté, Natacha se dressa devant lui, telle qu'il l'avait vue pour la première fois à ce bal de 1810, avec son cou et ses mains grêles, avec cette tête rayonnante, effarouchée, toujours prête à s'exalter... et son amour et sa tendresse pour elle se réveillèrent plus forts et plus vifs que jamais.... Il se souvint alors du lien qui existait entre lui et cet homme, dont les yeux, rougis et troublés par les larmes, s'étaient tournés vers lui. Le prince André se rappela tout, et une compassion affectueuse pénétra son cœur inondé de joie. Il ne put se maîtriser, et pleura des larmes de tendresse et de pitié sur l'humanité, sur lui-même, sur ses faiblesses et sur celles de cet infortuné. «Oui, se dit-il, voilà la pitié, l'amour du prochain, l'amour pour ceux qui nous aiment comme pour ceux qui nous détestent, cet amour que Dieu prêchait sur la terre, que Marie m'enseignait, et que je ne comprenais pas alors.... Voilà ce qui me restait encore à apprendre dans cette existence, et ce qui fait que je regrette la vie!... Mais maintenant, je le sens, il est trop tard.»

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