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La guerre et la paix

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XVIII

Le régiment du prince André était dans les réserves restées inactives jusqu'à deux heures, derrière Séménovsky, sous un feu violent d'artillerie. À ce moment, le régiment, qui avait déjà perdu plus de deux cents hommes, fut porté en avant sur le terrain situé entre le village de Séménovsky et la batterie du mamelon, où des milliers d'hommes avaient déjà été tués ce jour-là, et vers lequel venait d'être dirigé le feu convergent de plusieurs centaines de pièces ennemies.

Sans quitter sa place, sans avoir tiré un coup de fusil, le régiment perdit encore en cet endroit le tiers de son contingent. Devant lui, à sa droite surtout, les canons tonnaient au milieu d'une épaisse fumée et vomissaient une grêle de boulets et de grenades, qui s'abattaient sur lui sans trêve ni cesse. De temps à autre les grenades et les boulets, en passant, avec leur sifflement prolongé, au-dessus de leurs têtes, leur donnaient un moment de répit, mais parfois, en une seconde, plusieurs hommes étaient atteints: on mettait alors les morts de côté, et l'on emportait les blessés. À chaque nouvelle détonation, les chances de vie diminuaient pour les survivants. Le régiment était formé en colonnes de bataillons sur une longueur de trois cents pas, mais, malgré l'étendue de ces lignes, tous ces hommes subissaient la même impression. Tous étaient sombres et taciturnes; à peine échangeaient-ils quelques mots entrecoupés à voix basse, et ces mots mêmes expiraient sur leurs lèvres à la chute de chaque projectile, et aux cris qui appelaient les brancardiers. Par ordre des chefs, les soldats restaient assis par terre. L'un s'occupait avec soin de serrer et de desserrer la coulisse du fond de son casque; un autre, roulant de la terre glaise entre ses mains, s'en servait pour nettoyer sa baïonnette; celui-ci défaisait les courroies de son sac et les rebouclait; celui-là rabattait avec soin les revers ses bottes, qu'il ôtait et remettait tour à tour; quelques-uns construisaient sous terre de petits abris, ou tressaient la paille du champ. Tous semblaient absorbés par leurs occupations, et lorsque leurs camarades tombaient à leurs côtés, tués ou blessés, lorsque les brancards les frôlaient, lorsque à travers la fumée on apercevait les masses compactes de l'ennemi, aucun d'eux n'y prenait garde; mais, dès qu'ils voyaient avancer notre artillerie ou notre cavalerie, ou qu'ils devinaient les mouvements de l'infanterie, une exclamation de joie s'échappait de toutes ces bouches, et immédiatement après ils reportaient toute leur attention sur les incidents étrangers à l'action qui se déroulait autour d'eux. On aurait dit qu'épuisés au moral ils se retrempaient dans ces détails de la vie habituelle. Une batterie d'artillerie passa devant eux; un des chevaux de l'attelage d'un caisson eut la jambe prise dans un des traits.

—Nous avons fait prisonnier le Roi lui-même, criait un soldat dont les yeux étincelaient.

—M'y voilà, m'y voilà! répondit celui-ci joyeusement en emboîtant le pas.

—Il a passé à toucher mon oreille!» ajouta l'aide de camp.

—Fais attention, Fédor! dit l'un d'eux.

—Excellence, mon prince!» dit Timokhine d'une voix tremblante en accourant vers le brancard.

—Ah! si les réserves étaient arrivées, il n'en serait rien resté, parole d'honneur!»

«À terre!» s'écria l'aide de camp.

«Voyons, arrivez donc!» dit une voix. Les paysans s'approchèrent, et le soulevèrent par la tête et par les pieds: il poussa un gémissement, les paysans se regardèrent et le remirent à terre.

«Prenez-le quand même?» répéta-t-on.

«Nous l'avons si bien délogé, disait-il, qu'il s'est enfui en abandonnant tout!

«Monsieur l'aide de camp, s'écria-t-il, c'est une honte de...»

«Monsieur l'aide de camp, cria-t-il, empêchez les hommes de se grouper!»

«Gare!» cria à ce moment un soldat épouvanté et, comme un oiseau au vol rapide se posant à terre, un obus tomba en sifflant aux pieds du cheval du chef de bataillon, à deux pas du prince André.

«Eh! les paysans, allez donc au pas, s'écria un officier en arrêtant les premiers, qui, en marchant inégalement, secouaient le brancard.

«Eh! gare au cheval de volée!... attention! il va tomber... ne le voient-ils donc pas!» s'écria-t-on de tous côtés.

«Ah! mon Dieu, qu'est-ce donc? Au ventre?... c'est fini alors! dirent plusieurs officiers.

Une autre fois, à la vue d'un petit chien fauve, venu on ne sait d'où, qui s'élança, effaré, en avant des rangs et qui, au bruit d'un boulet tombé près de lui, se sauva en poussant un aboiement plaintif et en serrant la queue entre ses pattes, tout le régiment éclata de rire; mais ces distractions ne duraient qu'un instant, et ces hommes, dont les figures hâves et soucieuses blêmissaient et se contractaient de plus en plus, se tenaient là depuis huit heures, sans nourriture, et exposés à toutes les terreurs de la mort.

Soudain, un boulet siffla et s'enfonça à cinq pas de lui dans la terre. Un frisson involontaire le saisit: il regarda dans les rangs; beaucoup d'hommes avaient été sans doute abattus, car il remarqua une grande agitation devant le second bataillon.

On le souleva une seconde fois, et on le posa sur le brancard.

Les porteurs s'éloignèrent à la hâte par le sentier qu'ils avaient frayé du côté de l'ambulance.

Les miliciens portèrent le prince André dans le bois, où se tenaient les voitures de malades et l'ambulance, composée de trois tentes dressées au bord d'un jeune taillis de bouleaux. Les chevaux étaient attelés aux voitures, et mangeaient tranquillement leur avoine; les moineaux becquetaient les grains tombés à leurs pieds, et les corbeaux, flairant le sang, volaient d'arbre en arbre, en croassant avec impatience. Autour des tentes étaient assis, couchés, debout, des hommes de toute arme aux uniformes ensanglantés; autour d'eux, des groupes de brancardiers, qu'on avait peine à écarter, les regardaient d'un air triste et abattu. Sourds à la voix des officiers, ils restaient penchés sur les brancards, essayant de comprendre la cause du terrible spectacle qu'ils avaient sous les yeux. Dans les tentes on entendait tantôt des sanglots de colère et de douleur, tantôt des gémissements plaintifs; de temps à autre, un chirurgien sortait en courant pour chercher de l'eau, et indiquait les blessés qu'il fallait faire entrer et qui attendaient leur tour en criant, en jurant, en pleurant et en demandant de l'eau-de-vie. Quelques-uns déliraient. Le prince André, comme chef de régiment, fut porté, à travers tous ces blessés, à la tente la plus voisine, et ses porteurs s'arrêtèrent pour recevoir de nouveaux ordres. Il ouvrit les yeux, et ne comprit pas ce qui se passait autour de lui: la prairie, la touffe d'absinthe, le champ labouré, cette toupie noire qui tournait, le violent désir de vivre qui s'était emparé de lui, tout lui revint à la mémoire. À deux pas, parlant haut, et attirant l'attention de tout le monde, un sous-officier grand, bien fait, et dont on voyait les cheveux noirs sous le bandage qui les couvrait à moitié, se tenait appuyé contre une branche: les balles l'avaient frappé à la tête et au pied. On l'écoutait avec curiosité.

Le prince André, pâle comme eux, marchait en long et en large d'un bout à l'autre de la prairie, les mains croisées derrière le dos, la tête inclinée; il n'avait rien à faire, aucun ordre à donner: tout se faisait sans qu'il eût à s'en mêler; on enlevait les morts, on emportait les blessés, et les rangs se reformaient de nouveau. Au début de l'action, il avait cru devoir encourager ses hommes, et passer dans leurs rangs, mais il reconnut bientôt qu'il n'avait rien à leur apprendre. Toutes les forces de son âme, comme celles de chaque soldat, ne tendaient qu'à écarter de sa pensée l'horreur de sa situation. Il traînait les pieds sur l'herbe foulée, en examinant machinalement la poussière qui recouvrait ses bottes: tantôt, faisant de grands pas, il essayait de suivre le sillon laissé par les faucheurs; tantôt, comptant les sillons, il se demandait combien il en faudrait pour faire une verste; tantôt il arrachait les tiges d'absinthe qui croissaient sur la lisière du champ, et en écrasait les fleurs entre ses doigts pour en aspirer l'odeur acre et sauvage. Il ne restait plus trace dans son esprit de ses idées de la veille: il ne pensait à rien, et prêtait une oreille fatiguée aux mêmes bruits, au crépitement des grenades et de la fusillade. De temps à autre il jetait un regard sur le premier bataillon et attendait: «La voilà!... Elle vient sur nous! se dit-il en entendant un sifflement qui s'approchait à travers les nuages de fumée: En voici encore une autre! La voilà!... non, elle a passé par-dessus ma tête.... Ah! celle-ci est tombée cette fois!...» Et il recommençait à compter ses pas, qui le menaient en seize enjambées jusqu'à la lisière de la prairie.

Le prince André écoutait comme les autres, et en éprouvait un sentiment de consolation.

Le prince André se tenait debout, hésitant; l'obus, semblable à une énorme toupie, tournait en fumant sur la lisière de la prairie, à côté d'une touffe d'absinthe, entre lui et l'aide de camp: «Est-ce vraiment la mort?» pensa-t-il en regardant avec un sentiment indéfinissable de regret la touffe d'absinthe et cet objet noir qui tourbillonnait: «Je ne veux pas mourir, j'aime la vie, j'aime la terre!» Il se le disait, et cependant il ne comprenait que trop ce qu'il avait devant les yeux.

Le prince André ouvrit les yeux, jeta un regard à celui qui lui parlait, et referma les paupières.

Le cheval, ne s'inquiétant pas de savoir si c'était bien ou mal de témoigner sa frayeur, se dressa sur ses pieds, en poussant un hennissement d'épouvante, et se jeta de côté en renversant presque son cavalier.

L'aide de camp exécuta l'ordre, et se rapprocha du prince André, pendant que le chef de bataillon l'abordait d'un autre côté.

Il n'acheva pas: une explosion formidable, suivie comme d'un fracas étrange de vitres brisées, retentit, lança en l'air une gerbe d'éclats qui retomba en pluie de fer, en répandant une forte odeur de poudre. Le prince André fut jeté de côté les bras en avant, et tomba lourdement sur la poitrine. Quelques officiers se précipitèrent vers lui: une mare de sang s'étendait à sa droite; les miliciens, qu'on appela aussitôt, s'arrêtèrent derrière le groupe d'officiers; le prince André, la face contre terre, respirait bruyamment.

«Mais à présent, que m'importe! se disait-il. Que m'est-il donc arrivé? et pourquoi suis-je ici?... Pourquoi ce désespoir de quitter la vie? Il y a donc dans cette vie quelque chose que je n'ai pas compris?»

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