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La guerre et la paix

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XVII

Koutouzow, la tête inclinée et affaissé sur lui-même de tout le poids de son corps, était toujours assis sur le banc, recouvert d'un tapis, où Pierre l'avait vu le matin, ne prenant aucune disposition, mais approuvant ou désapprouvant ce qu'on venait lui proposer.

«C'est cela... oui, oui, faites!» disait-il; ou bien: «Vas-y, va voir, mon ami!» ou bien encore: «C'est inutile, attendons!...»

—Vous l'avez vu, vous l'avez vu? s'écria Koutouzow en se levant vivement, les sourcils froncés, et faisant de ses mains tremblantes des gestes de menace; tout près de suffoquer, il s'écria: «Comment osez-vous, monsieur, me dire cela, à moi? Vous ne savez rien! Dites à votre général que ses nouvelles sont fausses, que je connais mieux que lui le véritable état des choses.»

—Votre Altesse ne voudrait-elle pas prendre le commandement de la première armée?»

—Kaïssarow, s'écria Koutouzow, prépare-moi l'ordre du jour, et toi, dit-il à un autre aide de camp, parcours les lignes et annonce l'attaque pour demain!»

—Au contraire, Votre Altesse: dans les affaires indécises, c'est toujours le plus opiniâtre qui reste victorieux, et mon opinion...

«Vous ne pensez donc pas, comme les autres, que nous sommes obligés de nous retirer? lui demanda Koutouzow en français.

«Va tout de suite trouver le prince Pierre Ivanovitch,—dit-il à un aide de camp, et, s'adressant ensuite au prince de Wurtemberg:

«Mon ami, lui dit-il, va auprès d'Yermolow, et vois un peu ce qu'il y a à faire.»

«Les principaux points de notre position sont au pouvoir de l'ennemi; nous ne pouvons l'en déloger, faute de troupes; elles fuient et il est impossible de les arrêter!»

«L'ennemi est repoussé du flanc gauche, et fortement entamé au flanc droit. Ce n'est pas une raison, parce que vous avez mal vu, pour dire ce qui n'est pas. Allez répéter au général Barclay que mon intention est d'attaquer l'ennemi demain!» Tous se taisaient, et l'on n'entendait que la respiration haletante du vieillard: «Il est repoussé de partout, reprit-il, j'en rends grâces à Dieu et à nos braves troupes! La victoire est à nous, et demain nous le chasserons du sol sacré de la Russie!» ajouta-t-il en se signant et en laissant échapper un sanglot.

«Je ne me crois pas en droit de cacher à Votre Altesse ce que j'ai vu: les troupes sont en pleine déroute!

«Attendez, messieurs, dit-il, attendez! La bataille est certainement gagnée, et cette nouvelle de la prise de Murat n'a rien de bien extraordinaire, mais il ne faut pas se réjouir trop tôt!»

«Ah! voilà mon héros!» dit Koutouzow en l'indiquant de la main.

Woltzogen haussa les épaules, un sourire ironique passa sur ses lèvres, et il s'éloigna sans chercher même à dissimuler la surprise que lui causait l'aveugle entêtement du «vieux Monsieur». Un général d'un extérieur agréable parut en ce moment sur la colline.

Woltzogen fit un mouvement pour l'interrompre, mais Koutouzow poursuivit:

Le prince partit à l'instant, et il n'avait pas encore atteint le village de Séménovsky, qu'il envoya son aide de camp demander des renforts. Koutouzow fronça le sourcil, envoya Doktourow prendre le commandement de la première armée, et prier le prince, dont les conseils lui étaient indispensables dans ces graves circonstances, de revenir auprès de lui. Lorsqu'on lui apprit que Murat était prisonnier, il sourit, et son état-major s'empressa de le féliciter.

Koutouzow se trouvait à Gorky, au centre même de notre position; l'attaque dirigée par Napoléon sur notre flanc gauche avait été vaillamment et à plusieurs reprises repoussée par la cavalerie d'Ouvarow, mais au centre ses troupes n'avaient pas dépassé Borodino. À trois heures, les Français cessèrent l'attaque, et Koutouzow put constater, sur la physionomie de tous ceux qui arrivèrent du champ de bataille comme sur celles de son entourage, une surexcitation portée au dernier degré. Le succès dépassait ses espérances, mais ses forces lui faisaient défaut, sa tête s'inclinait et il sommeillait involontairement. On lui apporta à dîner; pendant son repas, Woltzogen s'approcha de lui; c'était celui-là même qui, au dire du prince André, affirmait que la guerre doit avoir l'espace libre devant elle, et qui détestait Bagration. Il venait rendre compte à Koutouzow, de la part de Barclay, de la marche des opérations militaires du flanc gauche. Le sage Barclay, en voyant la foule des fuyards blessés et les dernières lignes enfoncées, en avait conclu que la bataille était perdue, et avait chargé son aide de camp favori d'en prévenir Koutouzow. Celui-ci, mâchant avec peine un morceau de poule rôtie, regardait complaisamment venir Woltzogen; Woltzogen s'approchait avec nonchalance, souriant du bout des lèvres, la main à la visière de sa casquette avec une affectation cavalière; il avait l'air de dire, comme militaire savant et distingué, je laisse aux Russes le soin d'encenser ce vieillard inutile que j'apprécie à sa juste valeur. «Ce vieux Monsieur,» c'était le nom que les Allemands donnaient à Koutouzow, «ce vieux Monsieur» se donne ses aises! pensa Woltzogen en jetant un regard sur son assiette, et il commença son rapport sur la situation du flanc gauche, telle qu'il avait mission de la faire connaître, et telle qu'il l'avait jugée par lui-même.

Koutouzow cessa de manger et le regarda avec surprise; il semblait ne pas comprendre ce qu'il avait entendu. Woltzogen remarqua son émotion, et ajouta avec un sourire:

Il écoutait cependant les rapports qu'on lui faisait, donnait les ordres qu'on lui demandait, sans paraître s'intéresser au sens des paroles de ceux qui lui parlaient, mais épiant toutefois leur ton et l'expression de leur visage. Sa longue expérience et sa sagesse de vieillard lui disaient qu'il n'était pas possible à un seul homme d'en diriger cent mille luttant avec la mort. Il savait que ni les dispositions du commandant en chef, ni l'emplacement choisi pour les troupes, ni le nombre des canons et des gens tués, ne décident du sort de la bataille, mais bien cette force insaisissable qui s'appelle l'élan des troupes, qu'il tâchait de découvrir et de conduire autant qu'il était en son pouvoir. La figure de Koutouzow avait une expression calme et grave, qui formait avec la faiblesse de son corps, usé par l'âge, un contraste saisissant. À onze heures du matin, on vint lui dire que les ouvrages avancés dont les Français s'étaient emparés leur avaient été repris, mais que le prince Bagration était blessé. Koutouzow poussa un cri et secoua la tête.

Cependant il envoya son aide de camp faire part de cette capture aux troupes. Un peu plus tard, à l'arrivée de Scherbinine, qui venait lui annoncer la reprise par les Français des ouvrages avancés du village de Séménovsky, Koutouzow devina, à l'expression de son visage et aux bruits qui arrivaient du champ de bataille, que les choses allaient mal. Se levant aussitôt, il le prit à l'écart.

C'était Raïevsky; il avait passé toute la journée sur le point le plus important du champ de Borodino. Il venait annoncer que les troupes tenaient toujours ferme, et que les Français n'osaient plus attaquer.

Pendant ce temps Woltzogen, revenu de chez Barclay, prévint le maréchal que son chef demandait la confirmation par écrit de l'ordre qu'il lui avait donné. Koutouzow, sans même le regarder, fit aussitôt libeller cet ordre, qui mettait à couvert la responsabilité de l'ex-commandant en chef. Grâce à l'intuition morale et mystérieuse de ce qu'on est convenu d'appeler l'esprit de corps, les paroles de l'ordre du jour de Koutouzow se transmirent instantanément jusqu'aux extrémités de l'armée. Ce n'étaient plus certainement les mêmes mots qui leur parvenaient, et il n'y avait même rien de vrai dans les expressions attribuées à Koutouzow, mais chacun en comprit le sens et la portée; en effet elles n'étaient pas le résultat de combinaisons plus ou moins habiles, mais elles traduisaient fidèlement le sentiment caché au fond du cœur du commandant en chef, et ce sentiment trouvait un écho dans le cœur de tous les Russes! Tous ces soldats épuisés et hésitants, apprenant qu'on attaquerait l'ennemi le lendemain, sentirent que ce qu'il leur répugnait de croire était faux; ils furent consolés, et leur courage se ranima.

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