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La guerre et la paix

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XVI

Les généraux Davout, Ney et Murat avaient plus d'une fois mené au feu des masses énormes de troupes bien disciplinées, mais, au lieu de voir, comme il était toujours arrivé aux batailles précédentes, l'ennemi prendre la fuite, ces masses disciplinées revenaient de là-bas débandées et terrifiées; ils avaient beau les reformer, le nombre en diminuait à vue d'œil. Vers midi, Murat envoya son aide de camp à Napoléon pour réclamer des renforts. Napoléon était assis au pied du mamelon et buvait du punch. Quand l'aide de camp arriva, assurant qu'ils mettraient les Russes en déroute si Sa Majesté voulait envoyer des renforts:

«Des renforts?» s'écria Napoléon d'un air sévère et surpris, comme s'il ne comprenait pas le sens de la demande, et regardant le jeune et joli garçon, aux cheveux bouclés, qu'on lui avait envoyé: «Des renforts? se dit-il à part lui.... Que peuvent-ils avoir encore à me demander lorsqu'ils disposent de la moitié de l'armée sur l'aile gauche des Russes, qui n'est même pas fortifiée? Dites au roi de Naples qu'il n'est pas midi, et que je ne vois pas clair sur mon échiquier; allez!« Le jeune et joli garçon soupira profondément, et, tenant toujours la main à la hauteur de son shako, retourna au feu. Napoléon se leva, et appela Caulaincourt et Berthier pour causer avec eux de choses qui n'avaient aucun rapport avec la bataille. Au milieu de la conversation, l'attention de Berthier fut attirée par la vue d'un général, monté sur un cheval couvert d'écume, qui se dirigeait vers le mamelon avec sa suite: c'était Belliard. Il descendit de cheval et s'approcha avec précipitation de l'Empereur, en lui démontrant, hardiment et à haute voix, la nécessité dos renforts: il jurait sur l'honneur que les Russes étaient perdus si l'Empereur consentait à donner une division. Napoléon haussa les épaules, garda le silence et continua sa promenade, tandis que Belliard exposait avec véhémence son avis aux généraux qui l'entouraient.!

—Sire, le prince... commença à dire l'aide de camp...

—Envoyons la division de Claparède, Sire,» répondit Berthier, qui connaissait par leur nom toutes les divisions, les régiments et les bataillons.

—Demande des renforts, n'est-ce pas?» s'écria Napoléon avec impatience.

«Vous êtes trop vif, Belliard, dit Napoléon; on se trompe facilement dans la chaleur du combat. Allez, regardez et re-venez!»

«Quoi? Que dites-vous? Ah oui! faites-moi amener un cheval!...» Et il partit pour le village de Séménovsky.

«Non, dit-il tout à coup, je ne puis y envoyer Claparède, envoyez-y Friant.»

«Il me semble que je puis maintenait féliciter Votre Majesté d'une victoire?»

«Il faudra leur donner des réserves, qu'en pensez-vous? Qui enverrons-nous là-bas, à cet oison dont j'ai fait un aigle?

«Eh bien, qu'y a-t-il? demanda Napoléon du ton d'un homme agacé par des obstacles imprévus.

«Allez-vous...» dit tout à coup Napoléon, en se détournant.

Un soupir de commisération et de déconvenue passa sur la figure de M. de Beausset, qui alla rejoindre les généraux. Napoléon éprouvait la sensation pénible du joueur qui, toujours heureux, jetant son argent à pleines mains, et ayant prévu toutes les chances, se sent, malgré tout, près d'être battu pour avoir trop savamment combiné ses coups. Les troupes et les généraux étaient les mêmes qu'autrefois; ses mesures étaient bien prises, sa proclamation courte et énergique; il était sûr de lui, de son expérience et de son génie, que les années n'avaient fait qu'accroître; l'ennemi qu'il combattait était le même qu'à Austerlitz et à Friedland; il comptait tomber sur lui à bras raccourcis... et voilà que ce coup de massue lui échappait comme par magie! Ses combinaisons passées avaient toujours été couronnées de succès: il avait, comme toujours, concentré ses batteries sur un seul point, lancé ses réserves et sa cavalerie—des hommes de fer—pour enfoncer les lignes, et cependant la victoire ne venait pas! De tous côtés on lui demandait des renforts, on lui apprenait que des généraux étaient morts ou blessés, que les troupes étaient débandées, et qu'il était impossible de déloger les Russes. Jadis, après deux ou trois dispositions, deux ou trois mots jetés à la hâte, les aides de camp et les maréchaux arrivaient à lui, la figure rayonnante, lui annonçant avec force félicitations que des corps entiers avaient été faits prisonniers, apportant des faisceaux de drapeaux et d'aigles pris à l'ennemi, en traînant des canons à leur suite, et Murat venait lui demander l'autorisation de lancer la cavalerie sur les trains de bagages! C'était ainsi que cela avait eu lieu à Lodi, à Marengo, à Arcole, à Iéna, à Austerlitz, à Wagram, etc. Aujourd'hui il se passait quelque chose d'étrange; bien que les ouvrages avancés eussent été emportés d'assaut; il le sentait d'instinct, et il comprenait que ce sentiment était partagé par son entourage militaire. Tous les visages étaient tristes, on évitait de se regarder, et Napoléon savait, mieux que personne, ce que voulait dire un combat qui se prolongeait huit heures, bien qu'il y eût engagé toutes ses forces, et qui n'avait pas encore abouti à une victoire. Il savait que c'était une bataille compromise; que le moindre hasard pouvait, dans ce moment de tension extrême, le perdre, lui et son armée. Lorsqu'il repassait en pensée toute cette fantastique campagne de Russie, pendant laquelle, depuis deux mois, aucune bataille n'avait été gagnée, aucun drapeau, aucun canon, aucun corps de troupes n'avait été pris, les figures contristées de son entourage, les doléances sur la résistance opiniâtre des Russes, l'oppressaient comme un cauchemar. Les Russes pouvaient tomber sur son aile gauche d'un moment à l'autre, enfoncer son centre, un boulet perdu pouvait l'atteindre! Tout cela était possible. Jadis il ne prévoyait que des hasards heureux; aujourd'hui, au contraire, un nombre incalculable de hasards, tous défavorables, s'offrait à son imagination. En apprenant que les Russes venaient d'attaquer le flanc gauche, Napoléon fut terrifié. Berthier s'approcha de lui, et lui proposa de monter à cheval pour se rendre un compte exact de la situation.

Sur toute la route qu'il parcourut, on ne rencontrait que des chevaux et des hommes couchés dans des mares de sang, isolément ou par groupes; jamais ni Napoléon ni aucun de ses généraux n'avaient vu une aussi grande quantité de morts réunis sur un si étroit espace. La voix sourde du canon, qui, dix heures durant, n'avait cessé de se faire entendre et fatiguait le tympan, formait un accompagnement sinistre à ce tableau. Il arriva sur les hauteurs de Séménovsky, et aperçut dans le lointain, à travers la fumée, des rangs entiers d'uniformes dont les couleurs ne lui étaient pas familières: c'étaient des Russes. Leurs masses serrées étaient placées derrière le village et le mamelon, et leurs bouches à feu continuaient à tonner sans relâche sur toute la ligne; ce n'était plus une bataille, c'était une boucherie sans résultat pour les Russes comme pour les Français. Napoléon s'arrêta, et retomba dans la rêverie dont Berthier l'avait tiré. Arrêter ce qu'il voyait était impossible, et cependant c'était lui qui, aux yeux de tous, en était l'ordonnateur responsable; et ce premier insuccès lui faisait comprendre toute l'horreur et toute l'inutilité de ces massacres. Un des généraux qui le suivaient se permit de lui demander de faire avancer la vieille garde. Ney et Berthier échangèrent un coup d'œil et un sourire de mépris à cette absurde proposition. Napoléon baissa la tête et garda longtemps le silence.

Napoléon secoua la tête négativement. M. de Beausset, pensant que ce geste se rapportait à la victoire présumée, se permit alors de faire observer en plaisantant qu'aucune raison humaine ne devait empêcher de déjeuner, du moment que c'était possible.

L'aide de camp inclina la tête affirmativement. Napoléon se détourna, fit deux pas en avant, revint et appela Berthier.

L'Empereur approuva d'un signe de tête; l'aide de camp partit au galop du côté de la division Claparède, et, quelques instants après, la jeune garde, postée derrière le mamelon, se mit en mouvement. Napoléon regardait silencieusement dans cette direction.

Bien qu'il n'y eût aucun avantage à employer le second plutôt que le premier, et qu'il en résultât au contraire un grand retard dans l'exécution de cet ordre, il n'en fut pas moins rempli avec ponctualité. Napoléon en ce moment, sans s'en douter, jouait avec ses soldats le rôle du docteur qui entrave par ses remèdes la marche de la nature, ce rôle qu'il critiquait toujours si vivement chez autrui. La division Friant se perdit comme les autres dans la fumée, tandis que les aides de camp arrivaient de tous côtés, et paraissaient s'être donné le mot pour demander la même chose. Tous disaient que les Russes tenaient ferme dans leurs positions, et faisaient un feu d'enfer, sous lequel fondaient les troupes françaises. M. de Beausset, qui était encore à jeun, s'approcha de Napoléon, assis sur un pliant de campagne, et lui proposa respectueusement de déjeuner.

Belliard venait à peine de disparaître qu'un nouvel envoyé arriva du champ de bataille.

«À huit cents lieues de France, je ne ferai pas démolir ma garde!» s'écria-t-il, et, faisant tourner bride à son cheval, il retourna à Schevardino.

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