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La guerre et la paix

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XIII

Le général galopa en avant, descendit la colline, tourna brusquement à gauche, et Pierre, l'ayant perdu de vue, se fourvoya dans les rangs d'un détachement d'infanterie; il essaya en vain de se dégager des soldats qui l'entouraient de tous côtés, et qui jetaient des regards mécontents et interrogateurs sur ce gros homme en chapeau blanc, qui les bousculait sans nécessité dans un moment aussi grave et aussi critique pour eux tous.

«Pourquoi, diable, passer au milieu du bataillon?» dit l'un d'eux.

—À vos pièces!» cria le jeune lieutenant, qui évidemment remplissait ses fonctions pour la première ou la seconde fois de sa vie, tant il y mettait de ponctualité exagérée envers les soldats et son chef.

—À l'instant, à l'instant! repartit l'aide de camp, qui se précipita dans la prairie à la rencontre d'un gros colonel à qui il avait à transmettre un ordre, puis, revenant vers Pierre:

—À l'infanterie! ajoutait un autre en riant à la vue du projectile qui éclatait au milieu des soldats.

—À gauche, prenez à gauche!»

—Vraiment! répliqua Pierre. Où est-ce donc?

—Voyez donc les corbeaux!» dit un autre en s'adressant à un groupe de miliciens qui s'étaient arrêtés, saisis de terreur à la vue du soldat qui venait de perdre une jambe.

—Venez avec moi sur la colline, on le voit très bien de là, et c'est encore supportable.... Venez-vous?

—Tous à la fois et bien ensemble, répondirent gaiement ceux qui poussaient le canon.

—Tiens, en voilà un qui a failli enlever le chapeau de «notre Bârine,» dit un loustic en s'adressant à Pierre. «Oh! l'animal! ajouta-t-il en voyant le boulet frapper une roue et la jambe d'un homme.

—Parbleu! s'écria l'aide de camp, il est blessé à la jambe droite au-dessus du genou, ce doit être une balle! Je vous en félicite, comte, c'est le baptême du feu!»

—Oui, oui, dit Pierre, pendant que l'aide de camp faisait faire volte-face à son cheval et se préparait à s'éloigner de nouveau.

—Oui, allez-y.... De là on voit tout, et ce n'est pas aussi dangereux; j'irai vous y prendre.»

—Oh! ce n'est rien, dit Pierre, il a le pas très inégal.

—Je vous suis,» répondit Pierre en cherchant des yeux son domestique, et en remarquant seulement alors des blessés qui se traînaient, ou que l'on portait sur des brancards: un pauvre petit soldat, dont le casque gisait à côté de lui, était couché, immobile sur la prairie, dont le foin fauché répandait au loin son odeur enivrante.

—Il vient de partir,» lui répondit-on.

—Ici encore, il ne fait pas trop chaud, Dieu merci, mais au flanc gauche, chez Bagration, on cuit!

—Fais attention à tes propres affaires, lui cria un vieux sous-officier; s'ils se sont retirés, c'est qu'ils ont affaire plus loin,» et, saisissant l'un d'eux par l'épaule, il le poussa du genou.

—Expliquez-moi donc, comte, comment vous vous trouvez ici?... En curieux, sans doute?

—Eh! vous autres, les renards! criait une voix aux miliciens qui, venus pour ramasser les blessés, se courbaient et allongeaient l'échine... ce ragoût-là ne vous plaît pas?

—Eh mais, dit le soldat, il ne vous fera pas grâce... s'il vous jette à terre, il fera voler en l'air vos entrailles.... Comment ne pas avoir peur?» ajouta-t-il en riant.

—Dis donc, est-ce une connaissance?» criait un troisième à un paysan qui se baissait devant un boulet.

—As-tu donc peur, toi? répondit Pierre.

«Vous n'avez donc vraiment pas peur, Bârine?» lui dit un soldat à la forte carrure et au visage enluminé, en montrant ses dents blanches.

«Vois-tu, on a retiré les avant-postes, on s'est replié, dit l'un.

«Veuillez vous retirer, monsieur, on ne peut pas rester ici.»

«Que fait donc celui-là en avant de la ligne? cria une voix.

«Pourquoi n'a-t-on pas relevé celui-là?» allait dire Pierre, mais la figure soucieuse de l'aide de camp, qui venait de détourner la tête, arrêta sa question sur ses lèvres. Quant à son domestique, il ne le voyait nulle part, et il continua son chemin à travers le vallon, jusqu'à la batterie Raïevsky; son cheval restait en arrière de celui de l'aide de camp, et le secouait violemment.

«On voit que vous n'êtes pas habitué à monter à cheval, lui dit ce dernier.

«N° 5, en avant! criait-on d'un autre côté.

«Ne vous inquiétez pas de moi, dit Pierre, je vais aller jusqu'en haut.

«Le général est-il ici? demanda l'aide de camp.

«Est-ce ici? Puis-je vous suivre? lui demanda-t-il.

«Eh! la belle! criait un soldat à une grenade qui passait en l'air comme une flèche: pas ici! vers l'infanterie!

«Comment êtes-vous ici?» dit-il en s'éloignant.

«C'est notre métier, Bârine!... Quant à vous, c'est autre chose, et c'est bien étonnant que...

Un autre poussa le cheval avec la crosse de son fusil, et Pierre, se cramponnant au pommeau de la selle, et retenant à grand'peine sa monture effrayée, partit à fond de train et arriva enfin dans un espace libre. Il vit devant lui un pont où d'autres soldats tiraient des coups de fusil: sans s'en douter, il avait atteint le pont de la Kolotcha placé entre Gorky et Borodino, que les Français, après avoir occupé ce dernier village, venaient d'attaquer. Des deux côtés du pont et sur la prairie, couverte de foin, qu'il avait aperçue de loin la veille, des soldats s'agitaient d'un air affairé, mais, malgré la fusillade incessante, Pierre ne croyait guère être en plein premier acte de la bataille. N'entendant ni les balles qui sifflaient autour de lui, ni les projectiles qui passaient au-dessus de sa tête, il ne soupçonnait même pas que l'ennemi fût de l'autre côté de la rivière, et il fut longtemps avant de comprendre que c'étaient des tués et des blessés qui tombaient à quelques pas de lui.

Quelques-uns de ses camarades s'étaient arrêtés à côté de Pierre; avec leurs physionomies joyeusement amicales, ils semblaient étonnés et charmés de l'entendre parler comme tout le monde.

Quelques soldats se groupèrent près du rempart, pour regarder quelque chose dans le lointain.

Pierre, ayant une vague idée qu'il n'était pas à sa place, et craignant de gêner, se mit à galoper dans le même sens que l'aide de camp:

Pierre prit à droite, et se heurta tout à coup contre un aide de camp du général Raïevsky; l'aide de camp le regarda avec colère, et allait lui dire des injures, lorsqu'il le reconnut et le salua.

Les artilleurs continuaient à hocher la tête d'un air mécontent, mais, lorsqu'ils se furent bien convaincus que cet homme en chapeau blanc ne les gênait en rien, qu'il restait tranquillement assis à les regarder ou se promenait dans la batterie, en s'exposant au feu avec autant de calme que s'il se promenait sur un boulevard, qu'il se rangeait poliment, à leur passage, avec un sourire timide, leur mécontentement se changea en une sympathie gaie et affectueuse, semblable à celle des soldats pour les chiens, les coqs et les autres animaux qui vivent d'habitude avec eux. Ils l'adoptèrent en pensée, et lui donnèrent même, en plaisantant entre eux sur son compte, le sobriquet de «Notre Bârine«. Un boulet vint tomber à deux pas de Pierre, qui, secouant la terre dont il avait été saupoudré, sourit en regardant autour de lui.

Le grondement incessant du canon et de la fusillade augmentait sur tout le champ de bataille, à gauche surtout, où étaient les ouvrages avancés de Bagration; mais la fumée empêchait Pierre, dont l'attention était absorbée par ce qui se passait autour de lui, de se rendre compte de l'action. Sa première impression de satisfaction involontaire avait fait place à un sentiment de tout autre genre, provoqué par la vue du pauvre petit soldat couché dans la prairie. Il était à peine dix heures du matin: on avait emporté de la batterie une vingtaine d'hommes, deux pièces avaient été démontées! les projectiles arrivaient en nombre plus considérable, et les balles perdues tombaient en sifflant et en bourdonnant. Les artilleurs avaient l'air de ne pas s'en apercevoir: on n'entendait que plaisanteries et gais propos.

L'aide de camp se retourna vers Pierre, dont il ne savait plus que faire.

Ils éclatèrent de rire.

Ils se séparèrent, et ce ne fut que bien plus tard dans la journée, que Pierre apprit que son compagnon avait eu un bras emporté. Il parvint à la batterie située sur le fameux mamelon, connu chez les Russes sous le nom de «batterie du mamelon» ou de «Raïevsky», et chez les Français, qui le regardaient comme la clef de la position, sous celui de «la grande redoute», «fatale redoute», ou «redoute du centre». À ses pieds furent tués des dizaines de milliers d'hommes. Cette redoute se composait d'un mamelon entouré de fossés de trois côtés. De ce point, dix bouches à feu vomissaient leurs projectiles par les embrasures du remblai; d'autres pièces, placées sur la même ligne, tiraient aussi sans trêve. Un peu en arrière se massait l'infanterie. Pierre ne se doutait guère de l'importance de ce mamelon, et croyait, au contraire, que c'était une position complètement secondaire. S'asseyant au bord du rempart de la batterie, il regarda autour de lui avec un sourire de satisfaction inconsciente; il se levait de temps à autre pour voir ce qui se passait, et cherchait à ne pas gêner les soldats, qui chargeaient et repoussaient les canons, et à ne pas se trouver sur le chemin de ceux qui allaient et venaient, apportant les gargousses. Par contraste avec le sentiment de malaise que ressentaient les soldats d'infanterie chargés de protéger cette redoute, les artilleurs éprouvaient plutôt, sur ce lopin de terrain abrité et séparé par des fossés du reste du champ de bataille, comme un sentiment de solidarité fraternelle, et l'apparition d'un pékin, dans la personne de Pierre, leur causa une impression désagréable. Ils le regardaient de travers, et semblaient même presque effrayés à sa vue; un officier d'artillerie, de haute taille, s'approcha de lui, et le regarda curieusement, tandis qu'un tout jeune lieutenant, presque un enfant, aux joues fraîches et rebondies, chargé de la surveillance de deux pièces, se retourna de son côté, et lui dit sévèrement:

Ils dépassèrent le sixième corps, et arrivèrent, au milieu de la fumée, sur les derrières de l'artillerie, qui, placée en avant, tirait sans relâche et d'une manière assourdissante. Ils atteignirent enfin un petit bois où l'on respirait la fraîcheur, et où l'on sentait l'air tiède de l'automne. Les deux cavaliers mirent pied à terre et gravirent la colline.

Pierre remarquait qu'après chaque boulet tombé, après chaque homme jeté à bas, l'excitation générale augmentait. Ainsi qu'un défi jeté à la tempête déchaînée autour d'eux, les figures de ces soldats s'éclairaient de plus en plus, comme les éclairs qui jaillissent plus précipités d'une nuée d'orage. Pierre sentait que cette ardeur morale le gagnait à son tour. À dix heures, les fantassins, postés en avant de la batterie dans les broussailles et sur les bords de la petite rivière Kamenka, se replièrent; on les voyait courir emportant leurs blessés sur des fusils. Un général parut en ce moment sur le tertre, échangea quelques mots avec un colonel, lança à Pierre un regard de mauvaise humeur, et descendit après avoir donné l'ordre aux fantassins préposés à la garde de la batterie de se coucher à plat ventre pour être moins exposés. On entendit ensuite un roulement de tambour dans les rangs de l'infanterie, qui s'ébranla à l'instant et se porta en avant. Les regards de Pierre furent attirés par la figure d'un jeune officier tout pâle, qui marchait à reculons, tenant son épée abaissée et regardant autour de lui avec inquiétude; l'infanterie disparut dans la fumée, et l'on n'entendit plus que des cris prolongés et le crépitement d'une fusillade bien nourrie. Quelques minutes plus tard, des brancards chargés de blessés sortirent de la mêlée. Les projectiles tombaient dru comme grêle sur la batterie, et quelques hommes gisaient à terre. Les soldats redoublaient d'activité autour des canons, personne ne faisait plus attention à Pierre; une ou deux fois, on lui cria brusquement de se ranger, et le vieil officier, les sourcils froncés, marchait à grands pas entre les pièces. Le petit lieutenant, les joues enflammées, donnait ses ordres avec plus de précision encore; les artilleurs présentaient les gargousses, chargeaient, et faisaient leur devoir avec une crânerie de plus en plus surexcitée. Ils ne marchaient pas, ils sautaient comme lancés par des ressorts invisibles. La nuée d'orage s'était rapprochée. Sur toutes les figures brillait le feu, dont Pierre, debout à côté du vieil officier, attendait l'explosion; le plus jeune, portant la main à la visière de sa casquette, s'approcha vivement de ce dernier.

«J'ai l'honneur de vous prévenir qu'il n'y a plus que huit charges: faut-il continuer le feu?

—La mitraille!» cria sans lui répondre directement son chef, en regardant au-dessus du retranchement, et soudain le petit lieutenant poussa un cri, tourna sur lui-même, et s'abattit comme un oiseau tiré au vol.

Tout devint étrange, trouble et confus aux yeux de Pierre. Une pluie de boulets criblait le parapet, les soldats et les canons. Pierre, qui jusque-là n'y avait fait aucune attention, ne percevait plus d'autre bruit. À droite de la batterie, des soldats couraient en criant hourra! et il crut les voir reculer au lieu de s'élancer en avant. Un boulet frappa le bord du rempart devant lequel il se tenait, et fit jaillir la terre: une balle noire rebondit et tomba au même instant dans un corps mou. À cette vue, les miliciens redescendirent rapidement.

«À mitraille!» répéta le vieux commandant.

Un sous-officier, effrayé, se précipita vers lui et lui dit, avec un chuchotement sinistre, que les munitions manquaient. On aurait dit un maître d'hôtel venant prévenir son maître que le vin manque.

«Brigands! que font-ils? s'écria l'officier en tournant vers Pierre sa figure rouge, ruisselante de sueur, et ses yeux qui brillaient de l'éclat de la fièvre.

—Cours aux réserves, et amène un caisson! ajouta-t-il avec colère en s'adressant à un soldat.

—J'irai, moi!» dit Pierre.

L'officier; sans lui répondre, fit quelques pas de côté:

«Attendre... ne pas tirer!»

Le soldat qui venait de recevoir l'ordre d'aller chercher des munitions se heurta contre Pierre.

«Eh! monsieur, ce n'est pas ta place,» dit-il en descendant au pas de course.

Pierre courut après lui, en évitant l'endroit où était couché le jeune lieutenant. Un boulet, un second, un troisième passèrent au-dessus de sa tête et tombèrent à ses côtés.

«Où vais-je?» se demanda-t-il tout à coup à deux pas des caissons.

Il s'arrêta indécis, ne sachant où aller. À cet instant un choc effroyable le rejeta en arrière la face contre terre, une flamme immense l'aveugla tout à coup, et un sifflement aigu, suivi d'une explosion et d'un fracas épouvantables, l'assourdit complètement. Lorsqu'il revint à lui, il se trouva couché à terre, et les bras étendus. Le caisson qu'il avait vu avait disparu: à sa place gisaient de tous côtés sur l'herbe roussie des planches vertes à demi brûlées et des lambeaux de vêtements; un cheval, se débarrassant des débris de son brancard, passa au galop, tandis qu'un autre, blessé mortellement, hennissait de douleur.

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