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La guerre et la paix

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XI

Napoléon revint pensif de sa tournée d'inspection, en se disant: «Les pièces sont sur l'échiquier, à demain le jeu!» S'étant fait donner un verre de punch, il manda de Beausset pour lui parler des changements à introduire dans la maison de l'Impératrice, et étonna le préfet par la façon dont les moindres détails des choses de la cour étaient présents à sa mémoire.

S'intéressant à des niaiseries, il plaisantait Beausset sur son amour des voyages, et causait avec insouciance, comme aurait pu le faire un grand opérateur qui retrousse tranquillement ses manches et met son tablier, pendant qu'on attache le patient sur son lit de souffrance: «L'affaire est à moi, semblait-il se dire, et j'en tiens tous les fils entre mes mains: quand il faudra agir, je m'en tirerai mieux que personne.... Quant à présent, je puis plaisanter: plus je plaisante, plus je suis calme, plus vous devez être rassurés et confiants, et plus vous devez être étonnés de mon génie!»

—Sans aucun doute, Sire...»

—Oui, Sire.»

—Oui, Sire.»

—Oui, Sire.

—Et le riz?»

«Rappelez-vous, Sire, ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire à Smolensk: «Le vin est tiré, il faut le boire!»

«Je n'ai ni goût ni odorat, dit-il; ce rhume est insupportable, et l'on me vante la médecine et les médecins, lorsqu'ils ne peuvent pas même me guérir d'un rhume!... Corvisart m'a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais.... Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c'est sa nature; laissez-y la vie à son aise, qu'elle s'y défende elle-même: elle fera plus que si vous la paralysez en l'encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps: l'horloger n'a pas la faculté de l'ouvrir; il ne peut la manier qu'à tâtons et les yeux bandés.... Notre corps est une machine à vivre, voilà tout!» Une fois entré dans la voie des définitions qu'il aimait tant, il en émit tout à coup une autre: «Savez-vous ce que c'est que l'art militaire? C'est le talent, à un moment donné, d'être plus fort que son ennemi!»

«Eh bien, Rapp, croyez-vous que nous ferons de la bonne besogne aujourd'hui?

«Demain nous aurons affaire à Koutouzow. C'est lui qui commandait à Braunau, vous en souvient-il? et il n'est pas monté à cheval une seule fois pendant trois semaines pour examiner les fortifications.... Nous verrons bien!»

«Combien d'années de service? lui demanda-t-il avec cette brusquerie affectueuse et militaire dont il faisait volontiers parade avec les soldats.—Ah! un des vieux! Et le riz?... l'a-t-on reçu au régiment?

«Cette pauvre armée, dit-il tout à coup, elle est bien diminuée depuis Smolensk. La fortune est une franche courtisane, Rapp, je le disais toujours et je commence à l'éprouver; mais la garde, la garde est intacte? demanda-t-il.

«A-t-on distribué les biscuits aux régiments de la garde? demanda-t-il sévèrement.

Rapp répondit qu'il avait pris lui-même les mesures nécessaires à cet effet, mais Napoléon secoua la tête d'un air mécontent: il semblait douter que ce dernier ordre eût été exécuté. Un valet de chambre apporta du punch, Napoléon en fit donner un verre à son aide de camp; tout en le dégustant à petites gorgées:

Rapp ne répondit rien.

Napoléon glissa une pastille dans sa bouche, et regarda à sa montre; il n'avait pas envie de dormir, il y avait loin jusqu'au matin, et pour tuer le temps, il n'y avait plus d'ordres à donner. Tout était prêt.

Napoléon fronça le sourcil et garda longtemps le silence.

L'Empereur le regarda.

Il regarda encore une fois à sa montre; il n'était que quatre heures. Il se leva, fit quelques pas, passa une redingote sur son uniforme, et sortit de la tente. La nuit était sombre, et un léger brouillard flottait dans l'air. On distinguait à peine les feux de bivouac de la garde; à travers la fumée, on entrevoyait dans le lointain ceux des avant-postes russes. Tout était calme; on n'entendait que le bruit sourd et le piétinement des troupes françaises qui s'apprêtaient à aller occuper les positions désignées. Napoléon s'avança, examina les feux, prêta l'oreille au bruit toujours croissant, et, passant près d'un grenadier de haute taille, qui montait la garde devant sa tente et qui se tenait immobile et droit comme un pilier à l'apparition de l'Empereur, il s'arrêta devant lui.

Après un second verre de punch, il alla prendre quelques instants de repos; il était trop préoccupé de la journée du lendemain pour pouvoir dormir, et, quoique l'humidité du soir eût augmenté son rhume, il passa, en se mouchant bruyamment, à trois heures du matin, dans la partie de la tente qui formait son salon, et demanda si les Russes étaient toujours là. On lui répondit que les feux ennemis apparaissaient toujours sur les mêmes points. L'aide de camp de service entra.

Napoléon fit un signe de tête et le quitta. À cinq heures et demie, il se dirigea à cheval vers le village de Schevardino; l'aube blanchissait, le ciel s'éclaircissait de plus en plus, un seul nuage flottait à l'orient. Les feux abandonnés se mouraient à la pâle lumière du petit jour; à droite retentit un coup de canon, sourd et solitaire, dont le son franchit l'espace et s'éteignit dans le silence général. Un second, un troisième ébranlèrent bientôt l'air, puis un quatrième et un cinquième résonnèrent avec solennité, quelque part à droite dans le voisinage. Ils retentissaient encore, que d'autres coups leur succédèrent aussitôt en se confondant. Napoléon atteignit, avec sa suite, Schevardino, et descendit de cheval: la partie était engagée.

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