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La guerre et la paix

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VIII

Le 6 septembre, la veille de la bataille de Borodino, le préfet du palais de l'Empereur des Français, Monsieur de Beausset, et le colonel Fabvier arrivèrent, l'un de Paris, l'autre de Madrid, et trouvèrent Napoléon à son bivouac de Valouïew. Monsieur de Beausset, revêtu de son uniforme de cour, se fit précéder d'un paquet à l'adresse de l'Empereur, qu'il avait été chargé de lui remettre. Pénétrant dans le premier compartiment de la tente, il défit l'enveloppe, tout en s'entretenant avec les aides de camp qui l'entouraient. Fabvier s'était arrêté à l'entrée, et causait au dehors. L'Empereur Napoléon achevait sa toilette dans sa chambre à coucher, et présentait à la brosse du valet de chambre, tantôt ses larges épaules, tantôt sa forte poitrine, avec le frémissement de satisfaction d'un cheval qu'on étrille. Un autre valet de chambre, le doigt sur le goulot d'un flacon d'eau de Cologne, en aspergeait le corps bien nourri de son maître, persuadé que lui seul savait combien il fallait de gouttes et comment il fallait les répandre. Les cheveux courts de l'Empereur se plaquaient mouillés sur son front, et sa figure, quoique jaune et bouffie, exprimait un bien-être physique.

«Allez ferme, allez toujours!» disait-il au valet de chambre, qui redoublait d'efforts.

—Sire, tout Paris regrette votre absence,» répondit le préfet.

—Sire, je ne m'attendais à rien moins qu'à vous trouver aux portes de Moscou.»

—Oui, Sire,» répondit ce dernier en s'empressant de sortir.

À la vue de l'Empereur, les cris des vieux grognards qui entouraient le tableau devinrent frénétiques. Napoléon fronça les sourcils.

«Vous vous êtes dépêché, j'en suis bien aise.... Eh bien, que dit Paris? ajouta-t-il en prenant subitement un air sérieux.

«Votre Majesté est trop bonne,» dit de Beausset, quoiqu'il eût fort envie de dormir et qu'il ne sût pas monter à cheval: mais, du moment que Napoléon avait incliné la tête, force fut à Beausset de le suivre.

«Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de chacun de vous: «Il était à cette grande bataille!

«Vive l'Empereur! Vive le roi de Rome!»

«Soldats!

«Pas de prisonniers? répéta-t-il: ils aiment donc mieux se faire écharper?... Tant pis pour l'armée russe!—et continuant à faire le gros dos et à présenter ses épaules aux frictions de son valet de chambre:—C'est bien, faites entrer Monsieur de Beausset, ainsi que Fabvier, dit-il à l'aide de camp.

«Oui, vous avez de la chance, dit-il en aspirant une prise: vous qui aimez les voyages, vous verrez Moscou dans trois jours; vous ne vous attendiez certes pas à visiter la capitale asiatique?»

«Napoléon.»

«Le roi de Rome! dit-il avec un geste gracieux... admirable!...» Et avec cette faculté tout italienne de changer instantanément l'expression de son visage, il s'approcha du portrait d'un air pensif et tendre.

«Je suis fâché, dit-il, de vous avoir fait faire tant de chemin.

«Il faut que je répare cela à Moscou, dit Napoléon... À tantôt, au revoir!...» Et, se retournant vers Beausset, qui avait eu le temps de recouvrir l'envoi de l'Impératrice d'une draperie, il l'appela.

«Enlevez-le, dit-il en indiquant le portrait: il est encore trop jeune pour voir un champ de bataille!»

«Courte et énergique,» dit-il après avoir lu cette proclamation qu'il avait dictée d'un jet.

«C'est un présent que l'Impératrice envoie à Votre Majesté.»

«Ah! qu'est-ce donc?» dit Napoléon en remarquant que l'attention de sa suite était concentrée sur la draperie.

Napoléon sourit et jeta un regard distrait à sa droite. Un aide de camp, s'inclinant avec grâce, lui présenta aussitôt une tabatière en or.

Napoléon savait parfaitement que ce n'était là qu'une adroite flatterie: dans ses moments lucides, il comprenait aussi que c'était faux; mais cette phrase lui fut agréable, et il lui effleura de nouveau l'oreille.

Les deux valets de chambre habillèrent leur maître, en un tour de main, de l'uniforme gros-bleu de la garde, et il se dirigea vers le salon d'un pas ferme et précipité. Pendant ce temps, Beausset avait rapidement déballé le cadeau de l'Impératrice, et l'avait placé sur deux chaises, en face de la porte par laquelle l'Empereur devait entrer; mais ce dernier avait mis une telle hâte à sa toilette, qu'il n'avait pas eu le temps de disposer convenablement la surprise destinée à Sa Majesté. Napoléon remarqua son embarras, et, feignant de ne pas s'en apercevoir, fit signe à Fabvier d'approcher. Il écouta, les sourcils froncés et sans dire un mot, les éloges que le colonel faisait de ses troupes qui se battaient à Salamanque, à l'autre bout du monde, et qui n'avaient, selon lui, qu'une seule et même pensée: se montrer dignes de leur Empereur, et une seule crainte: celle de lui déplaire! Cependant le résultat de la bataille n'avait pas été heureux, et Napoléon se consolait en interrompant Fabvier par des questions ironiques, qui prouvaient qu'il ne s'était attendu à rien de mieux en son absence.

Le déjeuner fini, Napoléon dicta devant Beausset son ordre du jour à l'armée.

L'aide de camp qui venait d'entrer pour faire son rapport sur l'engagement de la veille et le nombre des prisonniers, attendait à la porte l'autorisation de se retirer. Napoléon lui jeta un regard en dessous.

Il savait qu'à cette heure chacune de ses paroles et chacun de ses gestes seraient burinés dans l'histoire. Aussi, comme contraste à cette grandeur qui lui permettait de faire représenter son fils jouant au bilboquet avec le globe du monde, crut-il avoir trouvé une heureuse inspiration en lui opposant le simple sentiment de la tendresse paternelle. Ses yeux se voilèrent, il fit un pas en avant, et sembla chercher une chaise; la chaise fut vivement avancée, et il s'assit en face du portrait. Il fit un geste, et tout le monde se retira sur la pointe du pied, en laissant le grand homme se livrer à son émotion. Après quelques instants de muette contemplation, il se leva et rappela Beausset et l'aide de camp; il ordonna de placer le tableau devant la tente, pour ne pas priver sa vieille garde du bonheur de voir le roi de Rome, le fils et l'héritier de leur Souverain adoré! Ce qu'il avait prévu arriva: pendant qu'il déjeunait avec Monsieur de Beausset, auquel il avait fait l'honneur de l'inviter, on entendit devant la tente une explosion de cris enthousiastes, poussés par les officiers et les soldats de la vieille garde.

C'était le portrait de l'enfant né du mariage de Napoléon avec la fille de l'Empereur d'Autriche, peint par Gérard. Le ravissant petit garçon, avec ses cheveux bouclés, et un regard semblable à celui du Christ de la Madone Sixtine, était représenté jouant au bilboquet: la boule figurait le globe terrestre, et le manche qu'il tenait de l'autre main simulait un sceptre. Quoiqu'il fût difficile de s'expliquer pourquoi l'artiste avait peint le roi de Rome perçant le globe avec un bâton, cette allégorie avait été trouvée, par tous ceux qui l'avaient vue à Paris, aussi claire et aussi délicate qu'elle le parut à Napoléon en ce moment.

Beausset, avec l'habileté d'un courtisan accompli, fit un demi-tour et souleva adroitement le voile, en disant:

Beausset s'inclina en signe de reconnaissance pour la délicate attention de son souverain, qui lui prêtait un goût dont il ne soupçonnait pas lui-même l'existence.

Beausset fit un profond salut à la française, comme seuls savaient les faire les vieux serviteurs des Bourbons, et lui remit un pli cacheté. Napoléon lui tira gaiement l'oreille.

Après avoir invité Monsieur de Beausset, qui aimait tant les voyages, à l'accompagner dans sa promenade, il sortit avec lui de sa tente, et se dirigea vers les chevaux qu'on venait de seller.

Beausset ferma les yeux, baissa la tête, soupira profondément, et témoigna, par un geste plein de déférence, qu'il savait apprécier les paroles de l'Empereur.

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