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La guerre et la paix

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VII

Les officiers firent un mouvement pour se retirer, mais le prince André, ne désirant pas rester en tête-à-tête avec son ami, les retint en leur offrant un verre de thé. Ils examinaient curieusement la massive personne de Pierre, et écoutaient, sans broncher, ses récits sur Moscou et sur les positions de nos troupes, qu'il venait de visiter. Le prince André gardait le silence, et l'expression désagréable de sa physionomie portait Pierre à s'adresser de préférence au chef de bataillon Timokhine; celui-là l'écoutait avec bonhomie.

«Tu as donc compris la disposition de nos troupes? demanda le prince André, en l'interrompant tout à coup.

—Voilà qui est la vérité, Excellence, la vraie vérité, murmura Timokhine, il n'y a pas à se ménager!... Croiriez-vous que les soldats de mon bataillon n'ont pas bu d'eau-de-vie...?» «Ce n'est pas un jour pour cela,» disent-ils.

—Va, va! Il faut dormir avant de se battre,—dit le prince André en s'approchant vivement de Pierre et en l'embrassant.—Adieu, s'écria-t-il, nous reverrons-nous? Dieu seul le sait!» Et, se détournant, il le poussa dehors.

—Pourtant, répliqua-t-il, la guerre ne ressemble-t-elle pas, dit-on, à une partie d'échecs?

—Pourtant, dit Pierre, on le dit bon capitaine.

—Par exemple, le bois et le fourrage? Lorsque notre retraite a commencé après Svendziani, nous n'osions prendre nulle part ni foin ni fagots, et pourtant nous nous en allions.... Cela lui restait donc, à «lui», n'est-ce pas, Excellence? ajouta-t-il en s'adressant à «Son» prince.... Et gare à nous si nous le faisions! Deux officiers de notre régiment ont passé en jugement pour des histoires de ce genre; mais lorsque Son Altesse a été nommée commandant en chef, tout est devenu clair comme le jour!

—Oui... c'est-à-dire autant qu'un civil peut comprendre ces choses-là.... J'en ai saisi le plan général.

—Oui, répondit d'un air distrait le prince André. Il y a une chose seulement que je n'aurais pas permise, si j'avais pu l'empêcher: c'est de faire quartier. Pourquoi des prisonniers? C'est de la chevalerie! Les Français ont détruit ma maison, ils vont détruire Moscou: ce sont mes ennemis, ce sont des criminels! Timokhine et toute l'armée pensent de même; ils ne peuvent être nos amis, quoi qu'ils en aient dit, là-bas, à Tilsit!

—Oui, oui; s'écria Pierre, dont les yeux étincelaient, je suis tout à fait de votre avis!»

—Oh oui! répondit l'autre, du moment que le but principal est d'affaiblir l'ennemi, que l'on perde plus ou moins d'hommes, cela ne signifie rien!

—Oh non! répondit Pierre en fixant sur son ami ses yeux effarés, mais pleins de sympathie.

—Mais enfin, dit Pierre, un bon capitaine c'est celui qui ne laisse rien au hasard, c'est celui qui devine les projets de son adversaire...

—Mais demandez-le à ces messieurs,» répondit le prince André.

—Mais alors pourquoi l'avait-on défendu?»

—Le moment actuel, reprit le prince André, n'est pour eux que le moment où il sera plus facile de supplanter un rival et de recevoir une croix ou un nouveau cordon. Pour moi, je n'y vois qu'une chose: cent mille Russes et cent mille Français se rencontreront demain pour se battre: celui qui se battra le plus et se ménagera le moins sera vainqueur; je te dirai mieux: quoi qu'on fasse, quelque soit l'antagonisme de nos chefs, nous gagnerons la bataille demain!

—Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit le prince André.

—Et quelle est votre opinion sur Barclay de Tolly?... Dieu sait ce qu'on en dit à Moscou..., et ici, qu'en dit-on?

—Elle m'a fait plaisir, c'est tout ce que j'en puis dire.

—Eh bien, vous êtes plus avancé que qui que ce soit, dit en français le prince André.

—Du sentiment qui est en moi, qui est en lui,—et il montra Timokhine,—qui est dans chaque soldat.»

—De quoi donc alors? fit Pierre.

—Comment, dans le moment actuel? demanda Pierre.

—Comment cela? demanda Pierre.

—Certainement, reprit la première voix.

—C'est impossible! s'écria le prince André, comme si cette question était résolue pour lui depuis longtemps. Pierre le regarda étonné.

—Avec cette petite différence, reprit le prince André, qu'aux échecs rien ne te presse, et que tu prends ton temps, tout à l'aise.... Et puis, le cavalier n'est-il pas toujours plus fort que le pion, et deux pions plus forts qu'un, tandis qu'à la guerre un bataillon est parfois plus fort qu'une division, et parfois plus faible qu'une compagnie? Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi: si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j'y serais resté, et j'aurais donné des ordres tout comme les autres; mais, au lieu de cela, tu le vois, j'ai l'honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d'eux! Le succès ne saurait être et n'a jamais été la conséquence, ni de la position, ni des armes, ni du nombre!

—Ainsi donc, vous croyez que nous gagnerons la bataille?

—Ah! dit Pierre stupéfait en le regardant par-dessus ses lunettes. Mais alors que pensez-vous de la nomination de Koutouzow?

—Ah oui! que la guerre s'étende! dit le prince André avec colère: c'est ainsi que mon père, ma sœur et mon fils ont été chassés par elle! Peu lui importe, à lui!... C'est bien ce que je te disais tout à l'heure: ce ne sont pas messieurs les Allemands qui gagneront la bataille, je te le jure; ils ne feront que brouiller les cartes autant que possible, parce que dans la tête de cet Allemand il n'y a qu'un tas de raisonnements, dont le meilleur ne vaut pas une coquille d'œuf, et que dans son cœur il n'a pas ce que possède Timokhine, et qui sera nécessaire demain. Ils lui ont livré toute l'Europe, à «lui», et ils sont venus nous donner des leçons!... Excellents professeurs, ma foi!

«Si l'on ne faisait pas de prisonniers, la guerre changerait de caractère et deviendrait, crois-moi, moins cruelle.... Mais nous n'avons fait que jouer à la guerre, voilà le tort: nous faisons les généreux, et cette générosité, cette sensiblerie sont celles d'une femmelette, qui se trouve mal à la vue d'un veau qu'on égorge: la vue du sang révolte sa bonté naturelle, mais que ce veau soit mis à une bonne sauce, et elle en mangera tout comme les autres. On nous parle des lois de la guerre, de chevalerie, de parlementaires, d'humanité envers les blessés... nous nous dupons mutuellement! On dévaste les foyers, on fait de faux assignats, on tue mon père, mes enfants: et l'on vient après ça nous parler des lois de la guerre, de la générosité envers l'ennemi? Pas de quartier aux blessés!... Les tuer sans merci et aller soi-même à la mort! Celui qui est arrivé comme moi à cette conviction, en passant par d'atroces souffrances...»

«S'il n'y avait pas de fausse générosité à la guerre, on ne la ferait que pour une raison sérieuse, et en sachant qu'on va à la mort; alors on ne se battrait pas sous prétexte que Paul Ivanovitch a offensé Michel Ivanovitch! Alors tous les Hessois et tous les Westphaliens que Napoléon traîne après lui ne seraient pas venus en Russie, et nous ne serions pas allés en Autriche et en Prusse sans savoir pourquoi. Il faut accepter l'effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité.... Assez de mensonges comme cela! Il faut la faire comme on doit la faire, ce n'est pas un jeu. Autrement elle n'est qu'un délassement à l'usage des oisifs et des frivoles. La classe des militaires est la plus honorable, et cependant à quelles extrémités n'en viennent-ils pas pour assurer leur triomphe? Quel est, en effet, le but de la guerre? l'assassinat! Ses moyens? l'espionnage, la trahison! Quel en est le mobile? le pillage et le vol pour l'approvisionnement des hommes!... C'est-à-dire le mensonge et la duplicité sous toutes les formes et sous le nom de ruses de guerre.... Quelle est la règle à laquelle se soumettent les militaires? À l'absence de toute liberté, c'est-à-dire à la discipline, qui couvre l'oisiveté, l'ignorance, la cruauté, la dépravation, l'ivrognerie, et cependant ils sont universellement respectés. Tous les souverains, excepté l'empereur de la Chine, portent l'uniforme militaire, et celui qui a tué le plus d'hommes reçoit la plus haute récompense!... Qu'il s'en rencontre, comme demain par exemple, des milliers qui s'estropient et se massacrent.... Que verrons-nous après? Des Te Deum d'actions de grâces pour le grand nombre de tués, dont d'ailleurs on exagère toujours le chiffre; puis on fera sonner bien haut la victoire, car plus il y a de morts, plus elle est éclatante.... Et ces prières, comment seront-elles reçues par Dieu qui regarde ce spectacle? Ah! mon ami, la vie m'est devenue à charge dans ces derniers temps: je vois trop au fond des choses, et il ne sied pas à l'homme de goûter à l'arbre de la science du bien et du mal.... Enfin, ce ne sera plus pour longtemps!... Mais pardon, mes divagations te fatiguent, et moi aussi.... Il est temps... retourne à Gorky!

«Pour ne pas ruiner le pays qu'on laissait à l'ennemi, répondit André toujours d'un ton de raillerie. C'était une mesure extrêmement sage, car on ne saurait tolérer la maraude, et à Smolensk il a jugé aussi sainement que les Français pouvaient nous tourner, que leurs forces étaient supérieures en nombre aux nôtres.... Mais ce qu'il n'a pu comprendre, s'écria-t-il avec un éclat de voix involontaire, c'est que nous défendions là pour la première fois le sol russe, et que les troupes s'y battaient avec un élan que je ne leur avais jamais vu! Bien que nous eussions tenu vaillamment pendant deux jours, et que ce succès eût décuplé nos forces, il n'en a pas moins ordonné la retraite, et alors tous nos efforts et toutes nos pertes se sont trouvées inutiles!... Il ne pensait certes pas à trahir, il avait fait tout pour le mieux, il avait tout prévu: mais c'est justement pour cela qu'il ne vaut rien! Il ne vaut rien parce qu'il pense trop, et qu'il est trop minutieux, comme le sont tous les Allemands. Comment te dirai-je?... Admettons que ton père ait auprès de lui un domestique allemand, un excellent serviteur qui, dans son état normal de santé, lui rend plus de services que tu ne pourrais le faire.... Mais que ton père tombe malade, tu le renverras, et, de tes mains maladroites, tu soigneras ton père, et tu sauras mieux calmer ses douleurs qu'un étranger, quelque habile qu'il soit. C'est la même histoire avec Barclay; tant que la Russie se portait bien, un étranger pouvait la servir, mais, à l'heure du danger, il lui faut un homme de son sang! Chez vous, au club, n'avait-on pas inventé qu'il avait trahi? Eh bien, que résultera-t-il de toutes ces calomnies? On tombera dans l'excès opposé, on aura honte de cette odieuse imputation, et, pour la réparer, on en fera un héros, ce qui sera tout aussi injuste. C'est un Allemand brave et pédant... et rien de plus!

«Non, il n'a pas besoin de moi, et je sais que c'est notre dernière entrevue,» se dit-il en soupirant profondément et en se dirigeant vers Gorky.

«La lumière s'est faite, Excellence, lorsque Son Altesse a pris le commandement, répondit-il timidement en jetant des regards furtifs à son chef.

«La bataille est toujours gagnée par celui qui est fermement décidé à la gagner. Pourquoi avons-nous perdu celle d'Austerlitz? Nos pertes égalaient celles des Français, mais nous avons cru trop tôt à notre défaite, et nous y avons cru parce que nous ne tenions pas à nous battre là-bas, et que nous avions envie de quitter le champ de bataille. Nous avons perdu la partie; eh bien, fuyons, et nous avons fui! Si nous ne nous l'étions pas dit, Dieu sait ce qui serait arrivé, et demain nous ne le dirons pas! Tu m'assures que notre flanc gauche est faible, et que le flanc droit est trop étendu? C'est absurde, car cela n'a aucune importance; pense donc à ce qui nous attend demain! Des milliers de hasards imprévus, qui peuvent tout terminer en une seconde!... Parce que les nôtres ou les leurs auront fui! Parce qu'on aura tué celui-ci ou celui-là!... Quant à ce qui se fait aujourd'hui, c'est un jeu, et ceux avec lesquels tu as visité la position n'aident en rien à la marche des opérations; ils l'entravent au contraire, car ils n'ont absolument en vue que leurs intérêts personnels!

«Il faut que la guerre s'étende, c'est la seule manière de faire!

Timokhine, confus, ne savait comment répondre à cette question, que Pierre renouvela en la posant au prince André:

Timokhine regarda avec stupeur son chef dont l'excitation contrastait singulièrement à cette heure avec sa réserve et son calme habituels. On sentait qu'il ne pouvait s'empêcher d'exprimer les pensées qui lui venaient en foule.

Pierre se tourna vers Timokhine, de l'air souriant et interrogateur que chacun prenait involontairement en s'adressant au brave commandant.

Les officiers se levèrent et le prince André sortit avec eux pour donner à son aide de camp ses derniers ordres. Dans ce moment, on entendit à peu de distance le bruit de quelques chevaux qui arrivaient par le chemin. Le prince André, se tournant de ce côté, reconnut aussitôt Woltzogen et Klauzevitz, accompagnés d'un cosaque; ils passèrent si près d'eux, que Pierre et le prince André purent entendre qu'ils disaient en allemand:

Le prince André, après avoir cru un moment qu'il lui serait indifférent de voir prendre Moscou, comme on avait pris Smolensk, s'arrêta tout à coup. Un spasme lui serra le gosier, il fit quelques pas en silence: ses yeux avaient un éclat fiévreux, et ses lèvres tremblaient lorsqu'il reprit la parole:

La question qui le troublait depuis la descente de Mojaïsk venait en effet de trouver sa solution claire et nette. Il comprit le sens et l'importance de la guerre, et de la bataille qui allait se livrer; tout ce qu'il avait vu dans la journée, l'expression grave et recueillie répandue sur les visages des soldats, cette chaleur patriotique latente, comme on dit en terme de physique, qui perçait chez chacun d'eux, lui furent expliquées, et il ne s'étonna plus du calme, de l'insouciance même avec lesquels on se préparait à mourir.

Il se fit un silence.

Il faisait sombre, et Pierre ne put distinguer l'expression de sa figure. Était-elle tendre ou sévère? Il resta quelques secondes indécis: retournerait-il auprès de lui, ou se remettrait-il en route?

Le prince André s'étendit sur un tapis, mais il ne put s'endormir. Au milieu de toutes les images qui se confondaient dans son esprit, sa pensée s'arrêta longuement sur une d'elles avec une douce émotion: il revoyait une soirée à Pétersbourg, pendant laquelle Natacha lui racontait avec entrain comment, l'été précédent, elle s'était égarée, à la recherche des champignons, dans une immense forêt. Elle lui décrivait, à bâtons rompus, la solitude de la forêt, ses sensations, ses conversations avec le vieux gardien des ruches, et elle s'interrompait à chaque instant pour lui dire: «Non, ce n'est pas ça... je ne puis pas m'exprimer... vous ne me comprenez pas, j'en suis sûre!...» Et malgré les protestations réitérées du prince André elle se désolait de ne pouvoir rendre l'impression exaltée et poétique qu'elle avait ressentie ce jour-là.... «Ce vieillard était adorable... et la forêt était si sombre et il avait de si bons yeux!... Non, non, je ne puis pas, je ne sais pas raconter,» ajoutait-elle en devenant toute rouge. Le prince André sourit à ce souvenir, comme il avait souri alors en la regardant: «Je la comprenais alors, pensait-il; je comprenais sa franchise, l'ingénuité de son âme: oui, c'était son âme que j'aimais en elle, que j'aimais si profondément, si fortement, de cet amour qui me donnait tant de bonheur!» Et subitement il tressaillit, en se rappelant le dénouement: «Il n'avait guère besoin de tout cela, «lui»! Il n'a rien vu, rien compris, elle n'était pour «lui» qu'une fraîche et jolie fille qu'il n'a pas daigné lier à son sort, tandis que moi.... Et cependant «il» vit encore, et il s'amuse!...» À ce souvenir, il lui sembla qu'on le touchait avec un fer rouge: il se redressa brusquement, se leva et se remit à marcher.

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