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La guerre et la paix

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VI

Le prince André, pendant cette même soirée, était couché dans un hangar délabré du village de Kniaskovo, à l'extrême limite du campement de son régiment. Appuyé sur son coude, il fixait machinalement les yeux, à travers une fente des planches disjointes, sur la ligne de jeunes bouleaux ébranchés plantés le long de la clôture, et sur le champ aux gerbes d'avoine éparpillées, au-dessus duquel s'élevait la fumée des feux, où cuisait le souper des soldats. Quelque triste, pesante et inutile que lui parût sa vie, il se sentait, comme sept ans auparavant, à la veille d'Austerlitz, ému et surexcité. Il avait donné des ordres pour le lendemain, et il ne lui restait plus rien à faire; aussi se sentait-il agité par les pressentiments les plus nets, et par conséquent les plus sinistres. Il prévoyait que cette bataille serait la plus effroyable entre toutes celles auxquelles il avait assisté jusqu'à ce jour, et la possibilité de mourir se présenta à lui pour la première fois dans toute sa cruelle nudité, dépouillée de tout lien avec sa vie présente, et de toute conjecture quant à l'effet qu'elle produirait sur les autres. Tout son passé se déroula devant lui comme dans une lanterne magique, en une longue suite de tableaux qui auraient été éclairés jusque-là par un faux jour, et qui en ce moment lui apparaissaient inondés de la vraie lumière. «Oui, les voilà, ces décevants mirages, ces mirages trompeurs qui m'exaltaient! se disait-il en les examinant à la clarté froide et inexorable de la pensée de la mort. Les voilà, ces grossières illusions qui me paraissaient si belles et si mystérieuses.... Et la gloire, et le bien public, et l'amour pour la femme et la patrie elle-même! Comme tout alors me paraissait grandiose et profond!... Mais en réalité tout est pâle, mesquin, misérable, comparé à l'aube naissante de ce jour nouveau, qui, je le sens, s'éveille en moi!» Sa pensée s'arrêtait surtout sur les trois grandes douleurs de sa vie: son amour pour une femme, la mort de son père et l'invasion française! L'amour?... Cette petite fille avec son auréole d'attraits!... «Comme je l'ai aimée, et quels rêves poétiques n'ai-je pas faits en songeant à un bonheur que je partagerais avec elle? Je croyais à un amour idéal, qui devait me la conserver fidèle pendant l'année de mon absence, comme la colombe de la fable! Mon père, lui aussi, travaillait et bâtissait à Lissy-Gory, croyant que tout était à lui, les paysans, la terre, et même l'air qu'il respirait. Napoléon est venu, et, sans se douter même de son existence, il l'a balayé de sa route comme un fétu de paille, et Lissy-Gory s'est effondré, l'entraînant dans sa ruine, tandis que Marie continue à dire que c'est une épreuve envoyée d'en haut! Pourquoi une épreuve, puisqu'il n'est plus! Pour qui est donc l'épreuve?... Et la patrie, et la perte de Moscou! qui sait? Demain peut-être je serai tué par un des nôtres, comme hier au soir j'aurais pu l'être par ce soldat qui a déchargé son fusil à mon oreille par inadvertance. Les Français viendront, qui me prendront par les pieds et par la tête, et me jetteront dans la fosse, pour que l'odeur de mon cadavre ne les écœure pas; puis la vie universelle continuera dans de nouvelles conditions, tout aussi naturelles que les anciennes, et je ne serai plus là pour en jouir!» Il regarda la rangée de bouleaux dont l'écorce blanche, se détachant sur leur teinte uniforme, brillait au soleil: «Eh bien, qu'on me tue demain! Que ce soit fini, et qu'il ne soit plus question de moi!» Il se représenta vivement la vie sans lui; ces bouleaux pleins d'ombre et de lumière, ces nuages moutonnant, les feux des bivouacs, tout prit soudain un aspect effrayant et menaçant. Un frisson le saisit, il se leva vivement et sortit du hangar pour marcher. Il entendit des voix.

«Qui est-là?» dit-il.

—Ah! vraiment!... Et vos frères les francs-maçons, qu'en diront-ils? ajouta le prince André d'un air railleur.... Que fait-on à Moscou? Que font les miens? Y sont-ils enfin arrivés? ajouta-t-il plus sérieusement.

«Que diable!» disait cette voix.

«Je suis venu... vous savez... enfin... je suis venu parce que c'est fort intéressant, répondit-il en répétant pour la centième fois de la journée la même phrase:—Je tenais à assister à une bataille!

«Ah! vous voilà! dit-il, par quel hasard? Je ne vous attendais certes pas!»

Timokhine, le capitaine au nez rouge, l'ancien chef de compagnie de Dologhow, devenu chef de bataillon par suite du manque d'officiers, s'approcha timidement, suivi de l'aide de camp et du caissier du régiment. Le prince André écouta leur rapport, leur donna ses instructions, et allait les congédier lorsqu'il entendit une voix connue.

Le prince André se retourna, et aperçut Pierre, qui s'était heurté à une auge. Il éprouvait toujours un sentiment pénible à se retrouver avec les personnes qui lui rappelaient son passé; aussi la vue de Pierre, qui avait été si intimement mêlé au douloureux dénoûment de son dernier séjour à Moscou, en augmenta la violence.

En prononçant ces paroles, ses yeux et sa figure prirent un air plus que sec, c'était comme de l'inimitié; Pierre le remarqua aussitôt, et l'empressement qu'il mettait à s'approcher du prince André se changea en embarras.

—Ils y sont, Julie Droubetzkoï me l'a dit; je suis allé aussitôt les voir, mais je les ai manqués, ils étaient partis pour votre terre.»

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