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La guerre et la paix

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IV

En rentrant chez lui, Pierre trouva sur une table les deux dernières petites affiches du comte Rostoptchine: dans l'une il niait avoir défendu aux habitants de quitter la ville, comme on en faisait courir le bruit. Il engageait donc les dames de la noblesse et les femmes des marchands à ne pas s'éloigner, car, disait-il, ce sont toutes ces fausses nouvelles qui causent la panique, et je réponds sur ma vie que le scélérat n'entrera pas à Moscou! Cette déclaration fit clairement comprendre à Pierre, pour la première fois, que les Français y viendraient assurément. La seconde affiche disait que notre quartier général était à Viazma, que le comte Wittgenstein avait battu l'ennemi, et que ceux qui désiraient s'armer trouveraient à l'arsenal un grand choix de fusils et de sabres à prix réduits. Cette dernière proclamation n'avait plus le ton de persiflage habituel aux discours que l'on prêtait à Tchiguirine, le barbier orateur. Pierre se dit, à part lui, que l'orage qu'il appelait de tous ses voeux, malgré l'effroi qu'il lui inspirait, s'approchait à pas de géant: «Que faire? se demandait-il pour la centième fois.... Entrer au service et rejoindre l'armée, ou bien attendre sur place?» Il étendit la main et prit un jeu de cartes sur la table: «Faisons une patience! Si elle réussit, cela voudra dire.... Qu'est-ce que cela voudra dire?» se demandait-il en mêlant les cartes, et en levant les yeux au ciel pour y chercher une solution. Il n'avait pas eu encore le temps de la trouver, que la voix de l'aînée des trois princesses, la seule qui demeurât chez lui, depuis le mariage des cadettes, se fit entendre derrière la porte.

«Entrez, ma cousine, entrez! lui cria Pierre.... Si la patience réussit, se dit-il, je partirai pour l'armée!

—Vous m'avez ordonné de vous mener chez le général gouverneur?

—Oh! votre comte! s'écria la vieille demoiselle avec colère, c'est un hypocrite, un misérable, c'est lui qui pousse le peuple à l'émeute. N'est-ce pas lui qui, dans ses sottes affiches, a promis honneur et gloire à celui qui empoignerait par le toupet n'importe qui et le fourrerait au violon? Est-ce assez bête? Et voilà le résultat de ses belles paroles! Varvara Ivanovna a failli être tuée par le peuple pour avoir parlé français dans la rue.

—N'y a-t-il pas là un peu d'exagération? Il me semble que vous prenez les choses trop à coeur,» dit Pierre, qui continuait à étaler ses cartes.

—Mille excuses, mon cousin, de vous déranger à cette heure; mais il faut prendre une décision. Tout le monde quitte Moscou, le peuple se soulève, il se prépare quelque chose d'effroyable... pourquoi restons-nous?

—Mais quelles folies, ma cousine! Où prenez-vous vos nouvelles: au contraire....

—Mais comment donc! je vais préparer votre départ.»

—Mais au contraire, ma cousine, tout me semble aller à merveille! répondit Pierre sur le ton de plaisanterie qu'il avait adopté avec elle, afin d'éviter l'embarras que lui causait toujours son rôle de bienfaiteur.

—Je ne m'inclinerai pas, je vous le répète, devant votre Bonaparte; les autres sont libres d'agir comme bon leur semble, et si vous ne voulez pas vous occuper de moi....

—Imbécile, idiot! vociféra Pierre: je t'ai dit d'aller à la maison!... Il faut partir, partir sans retard, aujourd'hui même,» ajouta-t-il entre ses dents.

—Eh! dis donc, «moussiou,» on voit que la sauce russe est trop forte pour un palais français, elle t'agace les dents, hein?» dit un employé de chancellerie tout ridé; et il regardait autour de lui pour voir l'effet de sa plaisanterie. Les uns se mirent à rire; les autres, les yeux rivés sur le bourreau qui déshabillait l'autre patient, suivaient ses mouvements avec terreur.

—Comment, à merveille? Où voyez-vous donc cela, je vous prie? Pas plus tard que ce matin, Varvara Ivanovna m'a raconté les exploits de nos troupes, cela leur fait honneur... mais ici le peuple se mutine et n'écoute personne... témoin ma femme de chambre qui devient insolente! On nous battra bientôt; si cela continue ainsi, on ne pourra plus sortir, et... et ce qu'il y a de plus grave, c'est que les Français vont arriver à coup sûr.... Pourquoi les attendre? Je vous en supplie, mon cousin, donnez vos ordres pour qu'on me conduise au plus tôt à Saint-Pétersbourg, car je ne saurais rester ici et me soumettre au pouvoir de Bonaparte!

«Vos rapports sont faux, continua Pierre: la ville est calme, et il n'y a pas de danger.... Lisez plutôt!» Et il lui montra l'affiche.

«Vendez-le, répondit Pierre en souriant: je ne peux pas revenir sur une parole donnée!»

«Où vas-tu? s'écria-t-il tout à coup, s'adressant à son cocher.

«Le comte écrit que l'ennemi n'entrera pas à Moscou, il en répond sur sa vie!

«C'est le cuisinier d'un prince! disait-on.

«Aussitôt que Leppich sera prêt, composez-lui pour sa nacelle un équipage d'hommes sûrs et intelligents et dépêchez un courrier au général Koutouzow pour l'en prévenir. Je l'en ai déjà avisé. Recommandez, je vous prie, à Leppich de faire bien attention à l'endroit où il descendra la première fois, pour qu'il n'aille pas se tromper et tomber dans les mains de l'ennemi. Il est indispensable qu'il combine ses mouvements avec le général en chef.»

Revenu chez lui, il ordonna à son cocher d'envoyer sur l'heure ses chevaux de selle à Mojaïsk, où se trouvait l'armée; pour leur donner de l'avance, il remit son départ au lendemain.

Pierre poussa un rugissement sourd, ses sourcils se foncèrent, et, se détournant brusquement, il rebroussa chemin en articulant des paroles inintelligibles. Il remonta en droschki, et ne cessa durant le trajet d'être agité par des soubresauts convulsifs et de pousser des exclamations étouffées.

Le gros homme fit un effort, se souleva, haussa les épaules et essaya, mais en vain, de se montrer stoïque, en passant les manches de son habit: ses lèvres tremblèrent convulsivement, il éclata en sanglots, et pleura avec colère de sa propre faiblesse, comme pleurent les hommes à tempérament sanguin. La foule, silencieuse jusque-là, se mit aussitôt à crier, comme pour étouffer le sentiment de pitié qui s'éveillait en elle.

Le 24, Pierre quitta Moscou dans la soirée. En arrivant, quelques heures plus tard, au relais de Perkhoukow, il apprit qu'une grande bataille avait été livrée: on racontait qu'à Perkhoukow même la terre tremblait du bruit de la canonnade, mais personne ne put lui dire de quel côté était restée la victoire (c'était le combat de Schevardino). Pierre arriva à Mojaïsk au point du jour.

La ville était déserte. Julie était partie, ainsi que la princesse Marie; de toutes ses connaissances intimes, les Rostow seuls étaient encore là, mais Pierre ne les voyait plus. Il eut alors l'idée, pour se distraire, d'aller dans un village des environs, à Vorontzovo, pour y examiner un énorme aérostat construit sous la direction de Leppich, par ordre de Sa Majesté, et destiné à servir contre l'ennemi, pour aider à sa défaite. Pierre savait que l'Empereur avait particulièrement recommandé l'inventeur et l'invention aux soins du comte Rostoptchine en ces termes:

La princesse, irritée de n'avoir personne à qui s'en prendre, s'assit sur le bord d'une chaise, en murmurant entre ses dents.

La patience réussit, et cependant il ne rejoignit pas l'armée, et resta à Moscou, qui se dépeuplait tous les jours, à attendre, dans une indécision pleine à la fois de satisfaction et de terreur, l'effroyable catastrophe qu'il pressentait. La princesse le quitta le lendemain même. L'intendant en chef vint annoncer à Pierre que l'argent demandé pour équiper le régiment ne pourrait être fourni qu'au moyen de la vente d'un de ses biens, et lui représenta que cette fantaisie le mènerait à sa ruine.

En revenant de Vorontzovo, Pierre vit une grande foule sur la place des exécutions: il s'arrêta et descendit de son droschki. On venait de passer par les verges un cuisinier français, accusé d'espionnage. Le bourreau détachait du gibet le condamné, un gros homme à favoris roux, en bas gros-bleu et en habit vert, qui gémissait piteusement. Son compagnon d'infortune, maigre et pâle, attendait son tour; à en juger par leurs physionomies, ils étaient bien réellement Français. Pierre, terrifié et aussi pâle qu'eux, se fraya un chemin à travers la cohue de bourgeois, de marchands, de paysans, de femmes, de fonctionnaires de tout rang, dont les regards suivaient avec une attention avide le spectacle qu'on leur offrait. Ses questions réitérées et pleines d'une curiosité anxieuse n'obtinrent aucune réponse.

Cette exécution au milieu d'une foule curieuse avait produit sur lui une telle impression, qu'il s'était décidé à quitter immédiatement Moscou.

Toutes les maisons étaient occupées par les troupes; dans la cour de l'auberge, il trouva son domestique et son cocher, qui l'attendaient, mais de chambres, point: elles étaient toutes pleines d'officiers, et les troupes ne cessaient de défiler. De tous côtés on ne voyait que fantassins, cosaques, cavaliers, fourgons de bagages, caissons et bouches à feu. Pierre s'empressa de continuer sa route. Plus il s'éloignait de Moscou, plus il pénétrait dans cet océan de troupes, plus il se sentait envahi par une agitation inquiète et par cette satisfaction intime qu'il avait éprouvée pendant le séjour de l'Empereur à Moscou, lorsqu'il s'était agi de se décider à un sacrifice! Il sentait, à ce moment, que tout ce qui constitue d'habitude le bonheur, le confort de la vie, les richesses, la vie elle-même, était bien peu de chose en comparaison de ce qu'il entrevoyait, d'une façon assez vague, il est vrai, et qu'il n'essayait même pas d'analyser. Sans se demander ni pour qui, ni pourquoi, le fait du sacrifice en lui-même lui faisait éprouver une jouissance indicible.

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