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La guerre et la paix

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III

Après le départ de l'Empereur, Moscou reprit le train ordinaire de sa vie journalière, il rentra complètement dans ses habitudes, et l'entraînement des derniers jours ne parut plus qu'un songe. Au milieu du silence qui succédait aux clameurs de la veille, personne n'eut plus l'air de croire à la réalité du danger qui menaçait la Russie, et de penser que parmi ses enfants les membres du club Anglais étaient les premiers prêts à tous les sacrifices. Un seul témoignage de l'exaltation générale produite par la présence de l'Empereur se manifesta cependant aussitôt après: ce fut la mise à exécution de la demande d'hommes et d'argent, qui, en revêtant une forme légale et officielle, devint par suite inévitable.

L'approche de l'ennemi ne rendit point les Moscovites plus sérieux: ils envisagèrent au contraire leur situation avec une légèreté croissante, ainsi qu'il arrive souvent à la veille d'une catastrophe. Il s'élève alors dans l'âme, en effet, deux voix également puissantes: l'une prêche sagement la nécessité de se rendre bien compte du danger imminent et des moyens de le conjurer; l'autre, plus sagement encore, trouve qu'il est trop pénible d'y songer, puisqu'il n'est pas donné à l'homme d'éviter l'inévitable, et qu'il est dès lors plus simple d'oublier le danger et de vivre gaiement jusqu'au moment où il arrive. Dans l'isolement, c'est la première des voix qu'on écoute, tandis que les masses obéissent à la seconde, et les Moscovites en offrirent un nouvel exemple, car jamais on ne s'était tant amusé à Moscou que cette année-là.

—À l'amende!» s'écria un jeune homme habillé en milicien, que Julie appelait «son chevalier» et qui l'accompagnait à Nijni. Dans sa coterie, comme dans beaucoup d'autres, on s'était donné le mot pour ne plus parler français, et, chaque fois qu'on manquait à cet engagement, on payait une amende, qui allait grossir les dons volontaires.

—À l'amende! à l'amende! s'écria le milicien.

—Vous le commanderez en personne, bien certainement?—poursuivit Julie en lançant au milicien un regard moqueur. Mais ce dernier n'y répondit pas: la présence de Pierre et sa bienveillante bonhomie mettaient toujours un terme aux moqueries dont il était l'objet.

—Vite, vite, une amende! s'écria de nouveau le milicien.

—Très affligée! Mais devineriez-vous qui l'a sauvée? c'est tout un roman!... Nicolas Rostow! On l'avait entourée, on allait la tuer après avoir blessé ses gens, lorsqu'il s'est jeté dans la mêlée et l'a tirée d'affaire!

—Tout ce que je sais, c'est qu'elle part demain pour leur terre dans les environs, et qu'elle y emmène son neveu.

—Si le comte Rostow, reprit le milicien, sait s'arranger, il pourra liquider toutes ses dettes.... C'est un brave homme, mais un pauvre sire.... Qu'est-ce qui les retient ici si longtemps? Je les croyais partis pour la campagne.

—Qui s'excuse s'accuse,—répondit Julie en souriant et en jouant avec la charpie, mais elle changea aussitôt de sujet, afin d'avoir le dernier mot:—Devinez qui j'ai rencontré hier soir.... La pauvre Marie Bolkonsky! Elle a perdu son père, le saviez-vous?

—Quels chevaliers? je ne comprends pas, dit Pierre en rougissant.

—Qu'est-ce qui s'efface?» demanda Pierre, dépité.

—Pourquoi? demanda Julie; croyez-vous que Moscou soit en danger?

—Oh! oh! comte, ne me dites pas cela, tout Moscou connaît l'histoire; je vous admire, ma parole d'honneur!

—Oh non!—dit-il en éclatant de rire à la question de Julie, et en avançant son gros corps:—Les Français auraient trop beau jeu, et puis je craindrais de ne pouvoir me hisser à cheval!»

—Non, vraiment, mais où demeure-t-elle? je serais heureux de la voir!

—Non, madame, reprit Pierre sans changer de ton, je n'ai point assumé le rôle de chevalier de la comtesse Rostow: il y a un mois que je ne les ai vus.

—Nathalie s'est complètement remise, n'est-il pas vrai? demanda Julie en s'adressant à Pierre avec un malicieux sourire.

—Moi? voilà qui est étrange.... Je pars parce que tout le monde s'en va, et puis je ne suis ni une Jeanne d'Arc ni une amazone!

—Mais alors pourquoi partez-vous?

—Je suis convaincue d'une chose, dit Julie, c'est qu'elle est un peu amoureuse du jeune homme.

—Je ne sais rien, dit Pierre de plus en plus irrité.

—Je les ai rencontrés, il y a trois jours, chez les Arharow. Nathalie est fort embellie et de très bonne humeur, reprit Julie.... Elle a chanté une romance.... Comme tout s'efface vite chez certaines personnes!

—J'ai péché et je paye, dit Julie, pour avoir employé le mot «caustique»; quant aux gallicismes, je n'en réponds pas, je n'ai ni assez d'argent ni assez de temps pour imiter le prince Galitzine et prendre comme lui des leçons de russe. Ah! mais le voilà, dit-elle. Quand on parle du soleil,—et elle allait citer le proverbe en français, lorsque, s'arrêtant court, elle se mit à rire et le traduisit en russe:—Vous ne m'attraperez plus!...—Nous parlions de vous, continua-t-elle en se retournant vers Pierre; nous disions que votre régiment serait sans contredit plus beau que celui de Mamonow, ajouta-t-elle avec cette facilité de mensonge particulière aux femmes du monde.

—Ils attendent leur fils cadet, qui est entré au service comme cosaque, et qui a été envoyé à Biélaïa-Tserkow; on l'a maintenant inscrit dans mon régiment.... Le comte serait parti malgré cela, mais la comtesse n'y consent pas avant d'avoir revu son fils.

—Il me semble pourtant, dit quelqu'un, que la vente va être conclue, quoique ce soit, à l'heure qu'il est, une vraie folie d'acheter des maisons.

—Et moi, je me rappelle fort bien que vous étiez au mieux avec Natacha, tandis que ma préférée a toujours été Véra, cette chère Véra!

—De grâce, ne m'en parlez pas, dit Pierre en lui baisant la main et en s'asseyant à ses côtés, si vous saviez comme il m'ennuie!

—Comment est-elle?

—C'est un vrai roman, reprit le milicien, et l'on dirait que cette débandade générale est inventée à plaisir pour marier les vieilles filles, Catiche d'abord, et la princesse Marie ensuite.

—Bien! bien! repartit Julie impatientée, on ne peut donc plus causer à présent... mais vous le savez, comte, vous le savez....

«Vous savez fort bien, comte, que les chevaliers comme vous ne se rencontrent que dans les romans de Mme de Souza.

«Vous payerez double! dit un littérateur russe, car vous venez de faire un gallicisme.

«Vous n'épargnez personne,» disait Julie Droubetzkoï à Schinchine, en ramassant et en serrant entre ses doigts fluets et garnis de bagues un petit tas de charpie qu'elle venait de faire. Elle donnait une soirée d'adieu, car elle quittait Moscou le lendemain.... «Besoukhow est ridicule, poursuivit-elle en français, mais il est si bon, si aimable!... Quel plaisir trouvez-vous à être si caustique?

«Savez-vous, dit Julie, que leurs affaires sont tout à fait dérangées? Le comte est un imbécile: les Razoumovsky lui ont proposé d'acheter la maison et le bien de Moscou, et l'affaire traîne en longueur parce qu'il en demande un prix trop élevé.

On lisait et l'on discutait les dernières affiches de Rostoptchine, comme on discutait les bouts-rimés de Vassili Lvovitch Pouschkine. L'en-tête de ces affiches représentait le cabaret d'un certain barbier, nommé Karpouschka Tchiguirine, ancien soldat et bourgeois de la ville, qui, ayant entendu, soi-disant, raconter que Bonaparte marchait sur Moscou, s'était campé d'un air colère sur le seuil de sa boutique, et avait tenu à la foule un discours plein d'injures contre les Français. Dans ce discours, admiré par les uns et critiqué par les autres au club Anglais, il assurait entre autres que les choux dont les Français se nourriraient les gonfleraient comme des ballons, que la kascha les ferait crever, que le stchi les étoufferait; qu'il n'y avait parmi eux que des nains, et qu'une femme pourrait en lancer trois en l'air d'un seul coup avec une fourche. On disait aussi au club que Rostoptchine avait renvoyé de Moscou tous les étrangers, sous prétexte qu'il se trouvait parmi eux des espions et des agents de Napoléon, et l'on citait à cette occasion les bons mots du général gouverneur à l'adresse des expulsés. «Rentrez en vous-mêmes, entrez dans la barque et n'en faites pas une barque à Caron.» On disait encore que tous les tribunaux avaient été transportés hors de la ville, et l'on ajoutait à cette nouvelle la plaisanterie de Schinchine assurant que, pour ce fait seul, les habitants de Moscou devaient une vive reconnaissance au comte Rostoptchine. On disait enfin que le régiment promis par Mamonow coûterait à ce dernier 800 000 roubles, que Besoukhow en dépenserait davantage pour le sien, et que ce qui lui faisait le plus d'honneur dans ce sacrifice, c'est qu'il endosserait l'uniforme, marcherait à la tête de ses hommes et se laisserait admirer gratis par qui voudrait.

Leur causerie, qui effleurait tous les sujets, tomba sur la famille Rostow.

Julie sourit.

—Mais comment aurais-je pu, s'il vous plaît, dire cela en russe?»

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