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La guerre et la paix

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La princesse Marie, retirée chez elle après l'enterrement de son père, n'y avait encore admis personne, lorsque sa femme de chambre vint lui dire, à travers la porte, qu'Alpatitch demandait ses ordres relativement au départ. (Ceci se passait avant sa conversation avec Drone le bourgmestre.) Étendue sur son divan, brisée par la douleur, elle lui répondit qu'elle ne comptait, ni aujourd'hui ni jamais, quitter Bogoutcharovo, et qu'elle demandait à être laissée en paix.

Couchée tout de son long, le visage tourné vers la muraille, elle passait et repassait ses doigts sur le coussin de cuir qui soutenait sa tête, et en comptait machinalement les boutons, pendant que ses pensées flottantes et confuses revenaient constamment aux mêmes sujets, à la mort, à l'irrévocabilité des décrets de Dieu, à l'iniquité de son âme, à cette iniquité dont elle avait eu conscience pendant la maladie de son père, et qui l'empêchait de prier.... Elle resta longtemps ainsi.

—Si c'est ainsi, donne aux paysans ce qu'il leur faut, je t'y autorise au nom de mon frère.» Drone soupira pour toute réponse. «Donne-le-leur tout s'il le faut, et dis-leur, au nom de mon frère, que ce qui est à nous est à eux. Nous n'épargnerons rien pour les aider, dis-le-leur.»

—Pourquoi ne partirais-tu pas, Excellence?... On peut toujours partir!

—Pourquoi n'y en a-t-il pas?

—On m'a assuré qu'il y avait du danger à le faire, à cause de l'ennemi, et moi, mon ami, je ne sais rien, je ne comprends rien, je suis seule... et cependant je tiens à quitter Bogoutcharovo sans retard, cette nuit ou demain au petit jour.»

—On aura probablement su que j'étais Française,» reprit Mlle Bourrienne en rougissant.

—Nous en avons causé, il espère pouvoir nous faire partir demain, mais à mon avis il vaudrait mieux rester où nous sommes, tomber entre les mains des soldats ou des paysans révoltés serait affreux! «Et Mlle Bourrienne tira de sa poche une proclamation du général Rameau, qui engageait les habitants à ne pas quitter leurs demeures, et leur promettait dans ce cas la protection des autorités françaises.

—Mais pourquoi ne pas m'en avoir prévenue, Dronouchka? Ne peut-on les secourir? Je ferai mon possible...»

—Les paysans sont ruinés?... Ils n'ont plus de blé? demanda la princesse Marie, qui l'écoutait avec surprise.

—Le blé du maître est intact, reprit Drone avec orgueil: le prince avait défendu de le vendre.

—Il n'y a plus qu'à mourir de faim, reprit Drone: quant à des charrettes, il n'y en a pas.

—Dronouchka, reprit-elle avec effort, Alpatitch est absent, je n'ai personne à qui m'adresser, dis-moi, est-ce vrai, on m'assure que je ne puis pas partir?

—C'est Dieu qui nous punit. Les uns ont été enlevés par les troupes, les autres sont morts, c'est une mauvaise année.... Et ce n'est rien encore que les chevaux, pourvu que nous ne crevions pas de faim!... On reste parfois trois jours sans manger. On n'a plus rien, on est ruiné!

Émue, agitée, elle appelait et questionnait tour à tour le vieux Tikhone, l'architecte et Drone, mais personne ne savait si Mlle Bourrienne avait dit vrai au sujet du voisinage des Français. L'architecte, à moitié endormi, se borna à sourire et à répondre vaguement sans exprimer son opinion, selon l'habitude qu'il avait prise pendant les quinze années passées au service du vieux prince. La figure épuisée et fatiguée de Tikhone portait l'empreinte d'une douleur profonde; il répondit, avec une obéissance passive, à toutes les questions de la princesse Marie, dont la vue redoublait son chagrin. Enfin Drone entra dans l'appartement, et, la saluant jusqu'à terre, s'arrêta sur le seuil de la porte.

«Vous ne savez peut-être pas, chère Marie, reprit Mlle Bourrienne, que notre situation est dangereuse, que nous sommes entourées par les Français.... Si nous partions, nous serions infailliblement arrêtées, et Dieu seul sait...» La princesse Marie la regarda stupéfaite.

«Tu peux donc à présent jouir en paix de la beauté du ciel? se dit-elle. «Il» n'est plus, personne ne t'en empêchera désormais!» Et, se laissant tomber sur une chaise, elle posa sa tête sur l'appui de la fenêtre.

«Nous marchons tous sous l'égide de Dieu, dit Drone avec un soupir.

«Nous avons ici, n'est-ce pas, du blé appartenant au maître, à mon frère? poursuivit-elle, désireuse de connaître le véritable état des choses.

«Il serait préférable, je pense, de nous adresser directement à ce général, car il nous témoignera tout le respect possible.»

«Il n'y a pas de chevaux, je l'ai dit tantôt à Jakow Alpatitch.

«Envoie-moi, je t'en prie, lui dit-elle, Alpatitch ou Drone, n'importe qui, et dis à Amalia Karlovna que je veux être seule! Il faut partir, partir au plus vite!» s'écria-t-elle, épouvantée à l'idée de tomber entre les mains des Français.

«Dronouchka...» lui dit-elle, en s'adressant à lui comme à un vieil et fidèle ami, car n'était-ce pas ce bon Dronouchka qui, lorsqu'elle était encore enfant, lui rapportait son pain d'épice chaque fois qu'il allait à la foire de Viazma, et le lui remettait en souriant.... «Dronouchka, aujourd'hui, après le malheur qui...» Elle s'arrêta suffoquée par l'émotion.

«De qui la tenez-vous? dit-elle.

«Chère princesse, poursuivit Mlle Bourrienne, je comprends que vous n'ayez pu, et ne puissiez encore songer à vous-même; aussi mon dévouement m'oblige-t-il à le faire pour vous.... Alpatitch vous a-t-il parlé de votre départ?»

«Au nom de Dieu, relève-moi de mon emploi, notre petite mère, s'écria-t-il enfin. Ordonne-moi de rendre les clefs, j'ai servi honnêtement pendant vingt-trois ans.... Reprends les clefs, je t'en supplie!»

«Ah! si on savait combien tout cela m'est indiffèrent.... Je ne m'éloignerai pas de «lui»... Parlez-en donc avec Alpatitch, quant à moi je ne veux rien.

Sa chambre, orientée vers le Sud, recevait les rayons obliques du soleil couchant. Pénétrant par les fenêtres, ils l'éclairèrent tout à coup, illuminèrent le coin du coussin qu'elle regardait fixement, et ses pensées changèrent soudain de cours: elle se leva machinalement, lissa ses cheveux, et s'approcha de la croisée, en aspirant instinctivement la fraîche brise de cette belle soirée.

Quelqu'un l'appela de nouveau en ce moment d'une voix affectueuse; elle se retourna, et vit Mlle Bourrienne en robe noire bordée de pleureuses, qui, s'approchant doucement, l'embrassa et fondit en larmes. La princesse Marie se souvint aussitôt de son inimitié passée, de la jalousie qu'elle lui avait inspirée, du changement qui s'était opéré en «lui» dans ces derniers temps où il n'avait plus souffert la présence de la jeune Française.... «N'était-ce pas là une preuve évidente de l'injustice de mes soupçons? Est-ce à moi, à moi qui ai souhaité sa mort, à juger mon prochain?» pensa-t-elle en se retraçant vivement la pénible situation de sa compagne, traitée par elle avec une froideur marquée, dépendante de ses bontés, et obligée de vivre sous un toit étranger. La pitié l'emporta, et, levant sur elle un regard timide, elle lui tendit la main. Mlle Bourrienne la saisit, la baisa en pleurant et l'entretint de la grande douleur qui venait de les frapper toutes les deux. «L'autorisation qu'elle voulait bien lui accorder de la partager avec elle, l'oubli de leurs différends devant ce malheur commun, serait sa seule consolation!... Elle avait la conscience pure... et là-haut, «il» rendait sûrement justice à son affection et à sa reconnaissance!» La princesse Marie écoutait avec plaisir le son de sa voix, et la regardait de temps en temps, mais sans prêter grande attention à ses paroles.

Que dirait le prince André si cela arrivait! À l'idée de demander, elle, la fille du prince Nicolas Bolkonsky, la protection du général Rameau, et de devenir son obligée, elle eut un frisson d'horreur: dans sa fierté révoltée, elle rougissait et pâlissait de colère tour à tour. Son imagination lui dépeignait l'humiliation qu'elle aurait à subir: «Les Français s'installeront ici, dans cette maison, ils s'empareront de cette pièce, ils fouilleront ses lettres pour s'amuser, Mlle Bourrienne leur fera les honneurs de Bogoutcharovo, et moi on me laissera par charité un petit coin!... Les soldats profaneront la tombe toute fraîche de mon père, pour voler ses croix et ses décorations.... Je les entendrai se vanter de leurs victoires sur les Russes, je les verrai témoigner à ma douleur une fausse sympathie.» Voilà ce que pensait la princesse Marie en adoptant instinctivement dans cette circonstance les opinions et les sentiments de son frère et de son père; car n'était-elle pas leur représentant, et ne devait-elle pas se conduire comme ils se seraient conduits eux-mêmes? Comme elle cherchait à se rendre un compte exact de sa situation, les exigences de la vie, la nécessité, le désir même de vivre, qu'elle croyait à jamais éteint en elle par la mort de son père, l'envahirent soudain avec une violence toute nouvelle.

La princesse Marie quitta la chambre sans mot dire, passa dans le cabinet de son frère, et y appela Douniacha.

La princesse Marie parcourut la feuille, et son visage tressaillit convulsivement.

La princesse Marie ne répondit pas: le vague de ses pensées l'empêchait de comprendre de quoi il s'agissait et qui devait partir. «Un départ? Pourquoi? Que m'importe à présent?» se disait-elle.

Il lui paraissait si étrange de se dire qu'au moment où son coeur débordait de douleur, il y avait des gens pauvres et des gens riches vivant côte à côte, et que les riches ne secouraient pas les pauvres! Elle savait confusément qu'il y avait toujours du blé en réserve, et que l'on distribuait parfois ce blé aux paysans; elle savait aussi que ni son frère ni son père ne l'auraient refusé à leurs serfs, et elle était prête à prendre sur elle la responsabilité de cette décision:

Drone l'avait regardée sans mot dire.

Drone garda le silence, et lui lança un regard à la dérobée.

La princesse Marie, étonnée, ne comprenant rien à sa requête, l'assura que jamais elle n'avait douté de sa fidélité, qu'elle ferait tout son possible pour lui et les paysans, et le congédia sur cette promesse.

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