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La guerre et la paix

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VIII

La princesse Marie n'était pas à Moscou, à l'abri de tout danger, comme le pensait le prince André.

Lorsque son vieux serviteur revint de Smolensk, le prince se réveilla comme d'une léthargie. Il fit rassembler les miliciens, et écrivit au général en chef pour l'informer qu'il était bien décidé à rester à Lissy-Gory et à le défendre jusqu'à la dernière extrémité, en lui laissant le soin de prendre ou de ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger un endroit «où serait fait prisonnier ou tué un des plus anciens généraux russes»! Il annonça ensuite solennellement à toute sa maison son intention de ne pas quitter Lissy-Gory! Quant à sa fille, elle devait, disait-il, emmener le petit prince à Bogoutcharovo, et il s'occupa immédiatement de son départ et de celui de Dessalles. La princesse Marie, sérieusement effrayée de l'activité fiévreuse qui succédait chez lui à l'apathie des dernières semaines, ne pouvait se décider à le laisser seul, et se permit de lui désobéir pour la première fois de sa vie. Elle refusa de partir, et s'exposa par là à une scène des plus violentes. Son père furieux lui reprocha ses torts imaginaires, l'accabla des reproches les plus sanglants, l'accusa d'avoir empoisonné son existence, de l'avoir brouillé avec son fils, d'avoir fait sur son compte des suppositions abominables, et finit par la renvoyer de son cabinet, en lui disant qu'elle pouvait faire ce qui lui semblerait bon, qu'il ne voulait plus la connaître, et lui défendait de se montrer désormais devant ses yeux. La princesse Marie, heureuse de ne pas avoir été mise de force en voiture, vit dans cette concession la preuve irrécusable de la satisfaction cachée que causait à son père sa résolution de rester auprès de lui. Le lendemain du départ de son petit-fils, le vieux prince revêtit sa grande tenue, et se disposa à aller voir le général en chef. Sa calèche étant avancée, sa fille l'aperçut, tout chamarré de décorations, s'acheminer vers une allée du jardin, pour y passer en revue les paysans et la domesticité qu'il avait armés. Assise à sa fenêtre, elle prêtait une oreille attentive aux ordres qu'il donnait, lorsque tout à coup quelques hommes, la figure bouleversée, se mirent à courir du jardin vers la maison; s'élançant aussitôt au dehors, elle allait s'engager dans l'allée, lorsqu'elle vit venir à elle une troupe de miliciens, et au milieu d'eux le vieux prince en uniforme, soutenu par eux et laissant traîner ses pieds sans force sur le sable. Elle fit quelques pas, mais les rayons de lumière qui se jouaient sur le groupe, à travers l'épais feuillage des tilleuls, l'empêchèrent d'abord de se rendre compte du changement survenu dans ses traits. En s'approchant davantage, elle en fut profondément saisie: l'expression dure et résolue de sa figure s'était fondue en une expression soumise et humble. À la vue de sa fille, il remua ses lèvres impuissantes, et il s'en échappa quelques sons rauques et inintelligibles. On le porta jusque dans son cabinet, et on le déposa sur le divan qui lui avait tout dernièrement encore causé de si folles terreurs.

—À l'armée, mon père, à Smolensk!»

—Si j'avais su, répondit-elle.... Je craignais de venir.»

—Princesse, lui dit le docteur, qui l'attendait à l'entrée, la volonté de Dieu s'est accomplie!... Résignez-vous!

—Non,» répondit-elle en faisant un signe de tête négatif. Subissant malgré elle l'influence du malade, elle essayait de parler comme lui, et paraissait éprouver la même difficulté à exprimer sa pensée.

—Merci, ma fille, mon amie, merci! pour tout, pardonne-moi... merci!» Et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.... «Appelez Andrioucha! dit-il tout à coup d'un air égaré....

—Ma petite âme, murmura-t-il, ou ma petite amie!» La princesse Marie ne put saisir au juste l'expression dont il s'était servi, mais son regard lui disait bien qu'il venait d'employer une expression affectueuse et tendre, ce qui ne lui arrivait jamais. «Pourquoi n'es-tu pas venue?

—Je pense toujours à toi,» dit-il presque distinctement, satisfait d'avoir été compris, et, passant son autre main sur les cheveux de sa fille, qui inclina la tête afin de lui cacher ses larmes: «Je t'ai appelée toute la nuit, murmura-t-il.

—J'y vais, j'y vais! reprit la princesse Marie, qui, sans lui donner le temps d'achever sa phrase, courut vers la maison.

—J'ai reçu une lettre de lui,» répondit la princesse Marie.

—Et moi, moi qui souhaitais sa mort! se disait la pauvre fille.

—Ce n'est pas vrai, laissez-moi!» s'écria-t-elle avec une poignante angoisse.

—C'est cela!» dit-il en se tournant vers la princesse Marie. À ces paroles, elle se prit à pleurer avec une telle violence, que le docteur l'emmena hors de la chambre jusque sur le balcon, pour lui donner le temps de maîtriser son émotion et de terminer ses préparatifs de départ. Le vieux prince continua à parler de son fils, de la guerre, de l'Empereur, et, fronçant les sourcils d'un air irrité, il élevait de plus en plus sa voix enrouée, lorsque soudain il fut frappé d'un second et dernier coup de paralysie.

«Vous ne pouvez pas entrer, princesse: allez-vous-en, allez!» lui dit-il avec autorité.

«Venez, princesse!... le prince....

«Va mettre ta robe blanche, je l'aime....

«Tu ne dormais donc pas?

«Pourquoi m'arrêtent-ils tous, pourquoi ces figures terrifiées? se disait-elle.... Je n'ai besoin de personne, que font-ils là?»

«Où donc est-il?

«Oui, j'ai souhaité sa mort, disait-elle tout haut dans son émotion. J'ai désiré voir finir cela plus vite, pour me reposer.... Mais à quoi me servira ce repos, lorsqu'il ne sera plus?» Elle fit le tour du jardin, se retrouva devant la maison, et vit alors venir à elle, en compagnie d'un inconnu, Mlle Bourrienne, qui avait déclaré ne pas vouloir quitter Bogoutcharovo. C'était le maréchal de la noblesse du district, qui arrivait tout exprès pour représenter à la princesse Marie l'urgence du départ. Elle l'écouta sans l'entendre, l'invita à la suivre dans la salle à manger, lui proposa de déjeuner et le fit asseoir à côté d'elle. Au bout d'une seconde, elle se leva, agitée et inquiète, s'excusa auprès de son hôte et se dirigea vers l'appartement de son père; le docteur parut sur le seuil de la porte.

«Oui, dit-il lentement et distinctement, la Russie est perdue, ils l'ont perdue!» Et il sanglota.

«Non, il n'est pas mort, c'est impossible!» se dit-elle.

«Il veut dire que c'est son âme qui souffre!» s'écria la princesse Marie, et son père, répondant à ce cri par un signe affirmatif, lui serra la main, et l'appliqua sur sa poitrine à différents endroits, comme s'il cherchait une meilleure place.

«Il n'est plus, il n'est plus, et à sa place quelque chose d'horrible, un mystère effrayant qui me glace et me repousse, murmurait la pauvre fille.... Et, se cachant la figure dans les mains, elle tomba évanouie dans les bras du docteur qui l'avait suivie.

«Il a l'air un peu mieux ce matin, lui dit-il. Je vous cherchais: il est possible de le comprendre un peu, il a la tête assez fraîche. Venez, il vous demande.»

«C'est donc toujours la même chose!... Mais qu'est-ce donc que je désire, qu'est-ce donc qui doit arriver? Sa mort?» s'écria-t-elle avec dégoût à cette pensée involontaire. Se levant à la hâte, elle s'habilla, fit sa prière et sortit sur le perron: on mettait les chevaux à la voiture, et l'on y emballait les derniers effets.

«Allons,» répéta le docteur.

S'apaisant et refermant les yeux, il fit de la main un léger mouvement dont Tikhone devina le sens, car il lui essuya ses larmes, pendant qu'il prononçait de nouveau quelques mots confus. S'agissait-il de la Russie, de son fils, de son petit-fils, ou de sa fille? Nul n'aurait pu le dire. Une heureuse inspiration éclaira Tikhone: il avait deviné!

Longtemps il garda le silence, les paupières closes, puis il les releva et fit un signe affirmatif, comme pour dire à sa fille qu'il avait enfin retrouvé la mémoire, et qu'il se souvenait de tout.

Le vieux prince passa ainsi trois semaines dans la maison de son fils, toujours dans le même état. Il n'avait plus sa tête: étendu sans mouvement, presque sans vie, il ne cessait de murmurer des mots inarticulés, et l'on ne pouvait parvenir à deviner s'il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. Il souffrait, et s'efforçait évidemment d'exprimer un désir que personne n'arrivait à comprendre. Était-ce une fantaisie de malade, ou l'idée d'un cerveau affaibli? Voulait-il parler de ses affaires de famille ou de celles du pays? On l'ignorait.

Le temps était doux et couvert; le docteur s'approcha de la princesse.

Le temps s'était éclairci, le soleil brillait dans toute sa splendeur, mais la princesse Marie, arrêtée sur le balcon, ne se rendait compte de rien, ne pensait à rien et n'éprouvait qu'une chose, un redoublement de tendresse pour son père, elle ne l'avait jamais autant aimé qu'en ce moment-là. Elle descendit les marches du perron et marcha vivement vers l'étang, en passant par l'allée de tilleuls nouvellement plantée par son frère.

Le docteur, qu'on alla chercher à la ville voisine, le veilla toute la nuit, et déclara que le côté droit avait été frappé de paralysie. Le séjour à Lissy-Gory devenant de jour en jour plus dangereux, la princesse Marie fit transporter le malade à Bogoutcharovo, et envoya son neveu à Moscou sous la garde de Dessalles.

Le docteur soutenait que cette agitation ne voulait rien dire, et qu'elle provenait de causes purement physiques; mais la princesse Marie était sûre du contraire, et l'inquiétude que le vieux prince témoignait, quand elle était en sa présence, la confirmait dans cette supposition.

Le docteur insistait pour que l'on transportât le malade; le maréchal de noblesse envoya un de ses fonctionnaires pour engager la princesse Marie à partir promptement; l'ispravnik arriva en personne lui annoncer la présence des troupes françaises à quarante verstes: «les villages avaient déjà reçu, disait-il, les proclamations ennemies, et il ne répondait de rien si elle ne partait immédiatement.»

Le docteur chercha à la retenir, mais elle le repoussa et passa outre.

La netteté de perception qui accompagne habituellement le réveil lui démontra clairement alors quelle était sa préoccupation constante, et, prêtant l'oreille et n'entendant derrière la porte que le même murmure, elle se dit avec un soupir de fatigue:

Il n'y avait plus à espérer de le guérir, et il était impossible de le transporter, car on aurait risqué de le voir mourir pendant le trajet. «La fin, la fin elle-même ne serait-elle pas préférable à cet état?» se disait parfois la princesse Marie. Elle ne le quittait ni jour ni nuit, et, faut-il l'avouer? elle épiait ses moindres mouvements, non pour y découvrir un symptôme rassurant, mais souvent au contraire pour y surprendre quelque signe avant-coureur d'une mort prochaine. Ce qui était encore plus terrible, et ce qu'elle ne pouvait se dissimuler à elle-même, c'est que, depuis la maladie de son père, toutes ses aspirations intimes, toutes ses espérances, oubliées depuis tant d'années, s'étaient tout à coup réveillées en elle: le rêve d'une vie indépendante, pleine de joies nouvelles et affranchie du joug de la tyrannie paternelle, la possibilité d'aimer et de jouir enfin du bonheur conjugal, se représentaient constamment à son imagination comme autant de tentations du démon. Malgré ses efforts pour les chasser loin d'elle, elle y revenait sans cesse et se surprenait souvent à rêver et à combiner le plan de sa nouvelle existence, quand «lui» ne serait plus là! Pour repousser la séduction de ces pensées, elle avait recours à la prière: S'agenouillant et fixant les yeux sur les images saintes, elle priait, mais sans ferveur et sans foi. Elle se sentait emportée par un autre courant, le courant de la vie active, difficile mais libre, en contraste complet avec l'atmosphère morale qui l'avait entourée et emprisonnée jusqu'à ce jour. La prière avait été alors son unique consolation; aujourd'hui, elle se sentait sollicitée par les soucis de la vie matérielle. Il n'était pas non plus sans danger de demeurer plus longtemps à Bogoutcharovo; les Français approchaient, et déjà une propriété voisine venait d'être dévastée par les maraudeurs.

Il lui serra la main.

Il la regarda avec surprise.

Elle s'y décida enfin, et fixa son départ au 15 septembre; les préparatifs et les ordres à donner l'occupèrent toute la journée du 14, mais elle passa la nuit suivante, comme d'habitude, sans se déshabiller, dans la chambre contiguë à celle de son père. Ne pouvant dormir, elle s'approcha plus d'une fois de la porte pour écouter, et elle l'entendait souvent geindre et se plaindre tout bas, pendant que Tikhone et le docteur le soulevaient et le changeaient de position. Elle aurait voulu entrer chez lui, mais la crainte l'en empêchait; elle savait par expérience combien tout signe de terreur était désagréable à son père, qui se détournait chaque fois qu'il rencontrait son regard effaré involontairement fixé sur lui; elle savait que son apparition, la nuit, à une heure inusitée, lui causerait une violente irritation!... Et jamais cependant il ne lui avait inspiré autant de compassion. Un revirement s'était opéré en elle: elle redoutait maintenant de le perdre, et, en repassant dans sa mémoire les longues années de leur vie commune, elle découvrait dans chacun de ses actes une preuve de son affection pour elle. Si la perspective de sa future existence se glissait au milieu de son attendrissement rétrospectif, elle la chassait bien vite avec horreur comme une obsession du mauvais esprit; enfin, n'entendant plus de bruit chez le malade, elle s'endormit, épuisée, vers le matin, et ne se réveilla que fort tard.

Elle retourna au jardin, et alla s'asseoir sur le bord même de l'étang.... On ne pouvait pas l'apercevoir de la maison. Jamais elle ne sut combien de temps elle y était restée. Tout à coup, un bruit de pas qui couraient sur le chemin sablé la tira brusquement de sa rêverie: c'était Douniacha, sa femme de chambre, qu'on avait envoyée à sa recherche, et qui s'arrêta, effarée, à sa vue.

Elle pâlit et s'appuya contre le chambranle de la porte.... Son coeur battit avec violence; rien qu'à l'idée de le voir, de lui parler, lorsque son âme était remplie de pensées coupables, elle éprouvait une joie mêlée de douleur et d'angoisse.

Elle ouvrit la porte de la chambre de son père; la lumière y entrait maintenant à flots, tandis qu'on y avait toujours maintenu une demi-obscurité; elle éprouva une terreur indicible. La vieille bonne et quelques femmes entouraient le lit; elles reculèrent à sa vue, et lui laissèrent voir, en s'écartant, la figure sévère mais calme du mort.... Elle resta clouée sur le seuil.

Elle le suivit et s'approcha du lit de son père. Le malade était couché sur le dos et soutenu par des oreillers; ses mains amaigries et osseuses, couvertes d'un réseau de veines bleuâtres et noueuses, étaient posées devant lui sur la couverture; l'oeil gauche fixe, l'oeil droit tiré et hagard, les lèvres et les sourcils immobiles, il avait la figure singulièrement ridée, et son apparence desséchée et malingre inspirait une pitié profonde. La princesse Marie s'approcha de lui et lui baisa la main; la main gauche de son père serra aussitôt la sienne..., on voyait qu'il l'attendait. Il répéta ce mouvement, tandis que ses sourcils et ses lèvres se contractaient avec impatience.

Elle le regarda effrayée.... Que désirait-il? Elle se plaça de façon qu'il pût l'apercevoir de son oeil gauche.... Il se tranquillisa aussitôt, et fit des efforts surhumains pour parler; la langue remua cette fois, des sons inarticulés se firent entendre, et enfin il prononça quelques mots, lentement, timidement, sans cesser de regarder sa fille d'un air suppliant et craintif.... Il avait si grand'peur de n'être pas compris! La difficulté presque comique qu'il éprouvait à parler força la princesse Marie à baisser les yeux pour lui dérober la vue des sanglots qu'elle avait peine à réprimer. Il répéta à différentes reprises les mêmes syllabes, mais elle ne parvenait pas à en saisir le sens. Le docteur crut enfin comprendre qu'il demandait si elle avait peur, mais à cette supposition, émise à haute voix, le malade secoua négativement la tête.

Dominant sa terreur, elle approcha de la couche funèbre, et posa ses lèvres sur la joue de son père; mais à ce contact elle tressaillit et se rejeta en arrière: toute la tendresse qu'elle venait de ressentir s'évanouit pour faire place à un sentiment d'horreur et de crainte causé par ce qu'elle voyait devant elle.

Les femmes s'acquittèrent, en présence de Tikhone et du docteur, du soin de laver le corps; elles lui bandèrent la mâchoire, pour l'empêcher, en se raidissant, de laisser la bouche ouverte, et attachèrent les pieds, pour les empêcher de s'écarter. Ensuite, elles le revêtirent de son uniforme orné de décorations, et le couchèrent sur une petite table. Tout fut exécuté selon l'usage, le cercueil se trouva prêt le soir comme par enchantement: on le recouvrit du drap mortuaire; des cierges furent placés autour, on éparpilla du genièvre sur le plancher, et le lecteur commença à psalmodier des Psaumes. Beaucoup de gens de la localité, des étrangers même, entouraient le cercueil; semblables aux chevaux qui frémissent et se cabrent à la vue d'un cheval mort,—car eux aussi avaient peur,—le maréchal de noblesse, le starosta du village, les femmes de la maison et du dehors, les yeux avidement fixés sur le corps, la terreur peinte sur le visage, se signaient avant de baiser la main froide et raidie du vieux prince.

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