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La guerre et la paix

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VI

On pourrait, à notre avis, diviser en deux catégories bien distinctes les divers modes, si variés et si multiples, de la vie: la première se composerait de ceux où la forme l'emporte sur le fond; l'autre, au contraire, de ceux où le fond domine la forme. Comparons, par exemple, la vie de campagne, la vie de province, la vie de Moscou même à celle de Pétersbourg, à celle du salon surtout, invariablement la même partout et toujours.

Depuis 1805, nous avions passé notre temps à nous quereller et à nous réconcilier avec Bonaparte, à faire et à défaire des constitutions, pendant que le salon d'Anna Pavlovna et celui de la belle Hélène étaient restés immuables et avaient gardé le même ton et la même allure que par le passé. Chez Anna Pavlovna, on s'exclamait avec la même stupeur sur les succès de Bonaparte, et l'on ne voyait dans la soumission des souverains de l'Europe entière qu'un complot haineux dont le seul but était de troubler et d'inquiéter le cercle de la Cour, dont Mlle Schérer se considérait comme le représentant incontestable. Chez Hélène, que Roumiantzow honorait de ses visites et qu'il appelait une femme remarquablement intelligente, on professait en 1812, comme en 1808, le même enthousiasme pour la grande nation, pour le grand homme, et l'on y déplorait la rupture avec la France, qui ne pouvait, assurait-on, se terminer autrement que par une paix prochaine.

—Peut-être le coeur n'était-il pas de la partie? fit observer Anna Pavlovna.

—Pas du tout, pas du tout, s'écria avec chaleur le prince Basile, qui ne permettait plus à personne d'attaquer Koutouzow. C'est impossible, car l'Empereur a toujours su apprécier ses hautes qualités.

—On dit même, poursuivit l'»homme de beaucoup de mérite», continuant à faire fausse route, que Son Altesse a solennellement exigé de l'Empereur de ne pas venir séjourner à l'armée.»

—Oh! c'est un homme bien fin: je connais Koutouzow de longue date.

—Dieu veuille alors que le prince Koutouzow ait véritablement le pouvoir entre les mains, et qu'il ne permette à personne de lui mettre des bâtons dans les roues,» dit Anna Pavlovna.

—Dieu le veuille!» dit en soupirant Anna Pavlovna.

—Allons donc, il y voit assez clair, répondit le prince en parlant rapidement de sa voix de basse éraillée, et en toussant à plusieurs reprises (c'était son grand moyen pour faire bonne contenance lorsqu'il se trouvait embarrassé). Il y voit assez clair, vous dis-je, et je me réjouis surtout de ce que l'Empereur lui ait donné, sur les troupes et sur le pays, un pouvoir que jamais aucun général en chef n'a eu jusqu'ici. C'est un second autocrate!

«Oui, je l'ai dit à l'assemblée de la noblesse, reprit le prince Basile; je leur ai dit que son élection aux fonctions de commandant de la milice ne plairait pas à Sa Majesté; mais ils ne m'ont pas écouté; ils ont la manie de fronder. Et pourquoi? Parce que nous tenons à singer l'absurde enthousiasme des Moscovites,» ajouta-t-il, en oubliant que ce propos, qui aurait été goûté dans le salon de sa fille, ne pouvait l'être dans celui d'Anna Pavlovna; il le sentit aussitôt et essaya de réparer sa maladresse.

«On dit que l'Empereur ne l'a investi de ce pouvoir qu'a contre-coeur! On dit aussi qu'il a rougi comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde, en lui disant que le Souverain et la patrie lui décernaient cet honneur.

«Mais, mon prince, dit-il, ne pouvant retenir sa langue et employant les paroles du prince Basile, on le dit aveugle!

«Je sais positivement que Koutouzow a posé comme condition sine qua non à l'Empereur l'éloignement du césarévitch. Savez-vous ce qu'il lui a dit: «Je ne saurais le punir s'il fait mal, ni le récompenser s'il fait bien.»

«Est-il convenable, je vous le demande, que le comte Koutouzow, le plus vieux des généraux russes, siège là-bas en personne? Il en sera pour sa peine.... Et, franchement, peut-on nommer général en chef un homme de mauvaises moeurs, un homme qui ne sait pas se tenir à cheval, et qui s'endort au conseil? Oserait-on soutenir par hasard qu'il s'est distingué à Bucharest? Je ne parle pas de ses qualités comme militaire, il y aurait trop à dire là-dessus; mais comment serait-il possible de choisir dans la situation actuelle un homme impotent et qui n'y voit goutte? Quel commandant sera-ce là? Il serait bon tout au plus pour jouer à colin-maillard, car il est complètement aveugle!»

Une agitation inusitée se manifesta dans ces réunions rivales lorsque l'Empereur revint de l'armée; quelques démonstrations hostiles furent même tentées de salon à salon, mais chacun conserva strictement sa nuance. Anna Pavlovna ne recevait en fait de Français que quelques légitimistes pur sang, et son exaltation patriotique mettait à l'index le théâtre français, dont l'entretien, disait-elle, coûtait «ce que coûte un corps d'armée». On y suivait avec un intérêt extrême les opérations militaires, on y répandait sur nos troupes les bruits les plus favorables, tandis que dans la coterie d'Hélène, où les Français étaient en majorité, on prenait note des tentatives faites par Napoléon en faveur de la paix, on niait la vérité des rapports sur la cruauté de l'ennemi, et l'on critiquait à outrance les conseils prématurés de ceux qui parlaient de la nécessité de se transporter à Kazan et d'y installer la cour et les Instituts. La guerre n'avait à leurs yeux qu'un caractère purement démonstratif; la paix ne pouvait donc se faire attendre, et ils répétaient avec emphase l'axiome de Bilibine, devenu un habitué de la maison d'Hélène (car tout homme intelligent devait l'être ou l'avoir été), que «les questions épineuses ne se tranchaient point par la poudre, mais par ceux qui l'avaient inventée». On s'y moquait avec esprit, tout en y mettant beaucoup de prudence, de l'exaltation moscovite, arrivée à son apogée durant la visite de l'Empereur à l'ancienne capitale.

Personne ne répliqua à cette violente sortie, à laquelle le prince Basile se livrait le 21 juillet, et qui, à cette date, était parfaitement fondée; mais le 29, quelques jours plus tard, Koutouzow reçut le titre de prince. Cette faveur, qui indiquait peut-être, à la rigueur, le désir qu'on éprouvait, en haut lieu, de s'en débarrasser, n'inquiéta pas le prince Basile, mais elle eut pour effet de le rendre plus prudent dans ses critiques. Le 8 août, un conseil composé du feld-maréchal Soltykow, d'Araktchéïew, de Viasmitinow, de Lopoukhine et de Kotchoubey, fut réuni pour discuter la marche générale de la campagne. Le conseil décida que l'insuccès devait être attribué à la division du pouvoir, et proposa, après une courte délibération, et malgré le peu de sympathie de l'Empereur pour Koutouzow, d'élever ce dernier au poste de général en chef et de commandant de tout le rayon occupé par les troupes; la proposition fut acceptée, et la nomination annoncée le soir même.

Le prince Basile, comprenant aussitôt à qui s'adressait cette allusion, reprit à voix basse:

Le prince Basile se retrouva le lendemain chez Anna Pavlovna avec l'»homme de beaucoup de mérite», qui lui faisait une cour assidue afin d'obtenir par elle la place de curateur d'un institut de jeunes filles. Le prince Basile fit son entrée dans ce salon en véritable triomphateur, et comme si le succès avait couronné ses plus chères espérances: «Eh bien, vous savez la grande nouvelle! Le prince Koutouzow est maréchal, tous les dissentiments sont finis... j'en suis si heureux! Enfin voilà un homme!» ajouta-t-il en lançant un regard sévère sur son auditoire. L'»homme de beaucoup de mérite» ne put s'empêcher, quoiqu'il fût candidat à une place, de rappeler à l'orateur le jugement qu'il avait porté lui-même peu de jours auparavant. C'était une double faute contre la bienséance, car Anna Pavlovna avait également reçu la nouvelle avec de grandes démonstrations de joie.

L'»homme de beaucoup de mérite», très novice encore au langage des cours, s'imaginait flatter la vieille fille en défendant son ancienne opinion; il s'empressa donc d'ajouter:

Chez Mlle Schérer, au contraire, cet enthousiasme soulevait une admiration fanatique, semblable à celle de Plutarque pour ses héros! Le prince Basile, qui continuait à occuper les mêmes postes importants, était le chaînon qui reliait ces deux cercles rivaux. Il fréquentait à la fois «ma bonne amie Anna Pavlovna» et «le salon diplomatique de ma fille»: aussi lui arrivait-il souvent, en passant d'un camp à l'autre, de s'embrouiller dans ce qu'il disait, et d'exprimer chez la première les opinions en honneur chez la seconde, et réciproquement. Un jour, peu de temps après le retour de l'Empereur, le prince Basile, qui s'était mis à censurer avec sévérité chez Anna Pavlovna la conduite de Barclay de Tolly, finit par avouer qu'il aurait été très embarrassé, dans le moment actuel, de nommer quelqu'un au poste de général en chef. Un des habitués du salon, connu sous le sobriquet d'un «homme de beaucoup de mérite», raconta qu'il avait vu le matin même le commandant de la milice de Pétersbourg recevant les volontaires dans la chambre des finances, et se permit d'avancer que c'était peut-être l'homme destiné à satisfaire toutes les exigences.

Anna Pavlovna sourit mélancoliquement, en déclarant que Koutouzow ne faisait que créer des ennuis à l'Empereur.

À peine eut-il prononcé ces mots, que le prince Basile et Anna Pavlovna, se détournant comme poussés par un même ressort, échangèrent un regard plein de compassion en réponse à cette inconcevable naïveté, et poussèrent un long et profond soupir.

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