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La guerre et la paix

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Cette lettre n'avait pas encore été portée à la connaissance de l'Empereur, lorsque Barclay annonça un jour au prince André, pendant le dîner, qu'il devait se rendre le même soir, à six heures, chez Bennigsen, Sa Majesté ayant témoigné le désir de le questionner en personne au sujet de la Turquie.

Dans le courant de la matinée, on avait reçu l'information complètement erronée, comme on le sut plus tard, d'un mouvement offensif de Napoléon; ce même jour, le colonel Michaud, en examinant avec l'Empereur les fortifications du camp de la Drissa, lui prouva que ce camp, élevé sur l'avis de Pfuhl, et regardé comme un chef-d'oeuvre, était un non-sens et pouvait causer la perte de l'armée russe.

Pfuhl, toujours irritable, l'était encore plus ce jour-là, par suite de l'examen et de la critique dont ses fortifications étaient l'objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d'Austerlitz, pour se faire une idée assez juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu'au martyre l'assurance que leur donne la foi dans l'infaillibilité d'un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d'une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c'est-à-dire la connaissance présumée d'une vérité certaine.

Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s'accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d'étude.

Le prince André se présenta à l'heure indiquée chez Bennigsen, qui était logé dans une petite propriété particulière sur les bords de la Drissa; il n'y trouva que Czernichew, aide de camp de l'Empereur, qui lui raconta que celui-ci était allé une seconde fois, en compagnie du général Bennigsen et du marquis Paulucci, visiter les retranchements, sur l'utilité desquels on commençait à avoir des doutes très sérieux.

Il avait été en 1806 le principal organisateur du plan de campagne qui avait abouti à Iéna et à Auerstaedt, sans que l'insuccès lui eût démontré la fausseté de son système. Il assurait au contraire que la violation de certaines lois en avait été seule cause, et se plaisait à répéter, avec une ironie satisfaite: «Je disais bien que cela irait à la diable!» Pfuhl poussait si loin l'amour de la théorie, qu'il arrivait à en perdre de vue le but pratique: l'application lui inspirait une profonde aversion, et il refusait de s'en occuper!

Czernichew lisait un roman près d'une des fenêtres de la première pièce, qui avait dû servir autrefois de salle de bal; on y voyait encore un orgue sur lequel on avait entassé des rouleaux de tapis: dans un des coins de l'appartement l'aide de camp de Bennigsen, harassé par le travail ou par le souper qu'il venait de faire, sommeillait sur un lit. Cette salle avait deux issues: l'une donnait dans un cabinet, l'autre s'ouvrait sur un salon, où l'on entendait plusieurs voix qui causaient en allemand et parfois en français. Là, sur l'ordre de l'Empereur, on avait convoqué non pas un conseil de guerre (car l'Empereur n'aimait pas ces sortes de désignations précises), mais une simple réunion des quelques personnes qu'il désirait consulter dans ce moment critique, afin d'éclaircir certaines questions. C'étaient Armfeld le Suédois, le général aide de camp Woltzogen, Wintzingerode, que Napoléon appelait le transfuge français, Michaud, Toll, le baron Stein, qui n'était pas un homme de guerre, et enfin Pfuhl, la grande cheville ouvrière, que le prince André eut tout le loisir d'étudier à son aise, car, arrivé avant lui, il le vit entrer et s'arrêter quelques secondes à causer avec Czernichew.

Bien qu'il ne l'eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d'oeil qu'il le connaissait déjà depuis longtemps: il portait, aussi mal que possible, l'uniforme de général russe, et sa personne offrait une vague ressemblance avec les Weirother, les Mack, les Schmidt et une foule d'autres généraux théoriciens, qu'il avait vus agir en 1805. Celui-ci toutefois avait le don particulier de réunir en lui seul tout ce qui caractérisait les autres, et d'offrir à l'analyse du prince André le spécimen le plus complet d'un Allemand pur sang. De petite taille, maigre, mais carré d'épaules, d'une constitution solide, avec des omoplates larges et osseuses, il avait la figure sillonnée de rides et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux, lissés avec soin sur les tempes, pendaient sur la nuque en petites houppes isolées. Il avait l'air inquiet et fâché, comme s'il eût redouté tout ce qui se trouvait sur son chemin. Retenant gauchement son épée, il demanda en allemand à Czernichew où était l'Empereur. On voyait qu'il avait hâte d'en finir au plus tôt avec les saluts d'usage, et de s'asseoir devant les cartes étalées sur la table, car là il se sentait dans son élément. Il écouta, en souriant ironiquement, le récit de la visite de l'Empereur aux retranchements, qui étaient sa création, et ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents d'une voix de basse: «Imbécile! tout sera perdu... ce sera du propre alors!» Czernichew lui présenta le prince André, en ajoutant que ce dernier arrivait de Turquie, où la guerre s'était si heureusement terminée. Pfuhl daigna à peine l'honorer d'un regard: «Cette guerre-là vous aura sans doute offert un joli exemple de tactique!» se borna-t-il à dire avec un mépris écrasant, et il se dirigea vers le salon voisin.

Les quelques mots qu'il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d'un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l'expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d'où l'on entendit aussitôt s'élever sa voix forte et grondeuse.

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