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La guerre et la paix

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XXIII

Le mariage du prince André ne pouvant se faire sans la permission de son père, il partit le lendemain même pour la campagne.

Le vieux prince reçut la communication de son fils avec une apparente tranquillité, qui ne faisait que cacher une irritation intérieure des plus violentes. Il ne pouvait admettre que son fils désirât changer d'existence, y introduire un élément nouveau, lorsque sa vie, à lui, s'approchait de sa fin: «On aurait pu me laisser la terminer à ma guise.... Après moi, qu'on fasse ce qu'on voudra,» se disait-il. Il employa pourtant envers le prince André sa tactique habituelle dans les cas particulièrement graves; il examina la question avec calme et essaya de lui prouver: premièrement, que son choix n'offrait rien de brillant, quant à la famille et à la fortune; secondement, que, n'étant plus de la première jeunesse, et sa santé exigeant des soins (le vieux appuya sur ce dernier mot), cette fillette était trop jeune pour lui; troisièmement, il avait un fils, et que deviendrait-il entre les mains de sa nouvelle femme? quatrièmement enfin: «Je te supplie, ajouta-t-il en le regardant d'un air railleur, de remettre le tout à un an! Va à l'étranger, rétablis ta santé, cherches-y un gouverneur allemand pour le prince Nicolas, et, une fois l'année écoulée, si ton amour, ta passion, ton entêtement persistent encore, eh bien alors, marie-toi! C'est mon dernier mot, mon dernier!» dit-il d'un ton péremptoire, qui témoignait de son inébranlable détermination. Il espérait que l'épreuve exigée serait trop forte, et que ni l'amour de son fils, ni celui de la jeune fille ne résisteraient à une année d'attente. Le prince André devina sa pensée et se décida à se soumettre à sa volonté.

—Vous êtes si jeune, reprit le prince André, tandis que moi j'ai passé par tant d'épreuves dans la vie! J'ai peur pour vous: vous ne vous connaissez pas vous-même.»

—Va, il t'attend, il demande ta main, lui répondit la comtesse d'un ton qui lui parut sévère.... Va!»

—Une année, toute une année! s'écria Natacha, qui venait seulement de se rendre compte du retard apporté à son mariage. Mais pourquoi cela?» Le prince André lui en expliqua les motifs. Elle l'écoutait à peine: «Et l'on ne peut rien y changer?» Il ne lui répondit pas, mais on ne lisait que trop sur son visage l'impossibilité de satisfaire à son désir.

—Oui, oui,» murmura-t-elle presque avec dépit, et, aspirant l'air avec effort comme si elle allait étouffer, elle éclata en sanglots.

—Oui!» et la comtesse lui tendit la main.

—Mon père, auquel j'ai fait part de mon projet, a exigé pour condition à son consentement que le mariage n'eût lieu que dans un an. C'est ce que je tenais à vous dire.

—Le délai d'une année... poursuivit-il.

—Je vais vous l'envoyer,» et la comtesse quitta le salon. «Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous,» répétait-elle en cherchant sa fille. Sonia lui dit qu'elle s'était retirée dans sa chambre. Natacha, assise sur son lit, pâle, les yeux secs et fixés sur les images, se signait rapidement et murmurait une prière. À la vue de sa mère, elle s'élança à son cou:

—Je lui parlerai lorsque vous l'aurez acceptée... puis-je compter...?

—Impossible autrement, reprit le prince André avec un soupir.

—Il est vrai que Natacha est bien jeune; mais un an d'attente, c'est un peu long!

—Ah! c'est de bonheur,» dit-elle en souriant à travers ses larmes.

À mesure que les journées s'écoulaient ainsi, elle refusait de sortir, errait de chambre en chambre, comme une ombre oisive et désolée. Plus de confidences à sa mère et à Sonia; rougissant et s'irritant au moindre mot, il lui semblait que chacun connaissait ses déceptions et qu'elle était devenue pour tous un objet de risée ou de pitié. Une douleur sincère ne tarda pas à se joindre à celle de l'amour-propre froissé et augmenta l'intensité de sa déception.

«Votre proposition, commença-t-elle d'un ton grave et avec embarras... votre proposition... nous est agréable, et je l'accepte: j'en suis charmée, et mon mari aussi, je l'espère; mais c'est elle, elle seule qui doit décider.

«Va, Natacha, je t'appellerai,» lui dit tout bas sa mère.

«Qu'avez-vous? Pourquoi pleurez-vous?

«Pourquoi me dire tout cela? Vous savez bien que je vous ai aimé du premier jour où je vous ai vu à Otradnoë.... Je vous aime! répéta-t-elle avec la conviction de la vérité.

«Non, dit-elle tout haut, sans trop bien comprendre sa question.

«Mon mari fera comme moi, mais votre père? dit-elle.

«M'aimez-vous? lui demanda-t-il.

«Je vous ai aimée du premier jour où je vous ai vue. Puis-je espérer?...»

«Je suis venu, comtesse, vous demander la main de votre fille.»

«Je suis allé voir mon père; j'avais besoin de lui parler d'une affaire très grave, et je ne suis revenu que cette nuit.... Je désirerais, ajouta-t-il après une seconde de silence et en regardant Natacha, causer avec vous, comtesse?»

«Est-ce bien moi qu'on traitait tout à l'heure encore de petite fille, pensait Natacha, qui suis devenue tout à coup l'égale et la femme de cet étranger si intelligent et si bon, de cet homme que mon père même respecte? Est-ce donc vrai? Est-ce vrai aussi qu'à dater d'aujourd'hui il me faut prendre la vie au sérieux, que je suis une grande personne, que désormais je dois répondre de chaque parole, de chaque action?... Mais que m'a-t-il demandé?»

«Eh bien, maman, qu'y a-t-il?

«Cette année sera lourde à supporter, car elle retarde mon bonheur, continua-t-il; mais elle vous donnera le temps de vous interroger; dans un an, je viendrai vous demander de me rendre heureux; soyez libre jusque-là, nos arrangements resteront secrets; peut-être en arriverez-vous à voir que vous ne m'aimez pas... et vous en aimerez un autre!» Et il s'efforça de sourire.

Un jour, au moment de parler, elle fondit en larmes et pleura comme un enfant qui ne sait pas pourquoi on le punit. La comtesse essaya de la calmer. Natacha l'interrompit avec colère: «Plus un mot, maman, je n'y pense plus et ne veux plus y penser! Il est venu parce que cela l'amusait, et maintenant qu'il en a assez, il ne vient plus... voilà tout!... Je ne veux plus me marier, reprit-elle, en cherchant à maîtriser le trouble de sa voix. J'en avais peur; à présent, je suis redevenue tranquille... je suis calme!»

Trois semaines environ s'étaient écoulées depuis sa soirée chez les Rostow, lorsqu'il retourna à Pétersbourg avec l'intention bien arrêtée de se déclarer.

Se penchant vers lui, elle s'arrêta indécise une seconde, en se demandant si elle pouvait l'embrasser, et... elle l'embrassa.

Pâle, hors d'elle-même, elle se précipita dans le salon: «Maman, Bolkonsky est arrivé; maman, c'est affreux, c'est insupportable! je ne veux pas... souffrir! Que dois-je faire?» La comtesse n'avait pas encore eu le temps de répondre, que le prince André entra, sérieux et ému. La vue de Natacha le transfigura; baisant la main à la mère et à la fille, il s'assit. «Il y a longtemps que nous n'avons eu le plaisir de vous voir,» dit la comtesse; mais elle fut interrompue aussitôt par le prince André, qui avait hâte de présenter ses excuses et ses explications.

Pendant qu'il s'inclinait pour la baiser, elle appliqua ses lèvres sur son front avec un mélange d'affection et d'appréhension; bien qu'elle fût prête à l'aimer comme un fils, cet étranger lui inspirait pourtant une certaine crainte.

Natacha ne put jamais se rappeler plus tard comment elle était entrée dans le salon; elle s'y arrêta immobile à la vue du prince André. «Est-ce possible que cet étranger, soit devenu tout pour moi?» se demanda-t-elle, et elle se répondit instantanément à elle-même: «Oui, tout! il m'est plus cher, à lui seul, que tout en ce monde!» Le prince André s'avança vers elle, les yeux baissés:

Natacha lui adressa ainsi qu'à Bolkonsky un dernier regard suppliant et effaré..., et elle sortit.

Natacha l'écoutait avec attention, mais sans pouvoir saisir le sens de ses paroles.

Natacha l'interrompit:

Natacha comprenait qu'elle devait se retirer, mais elle n'en avait pas la force; quelque chose lui serrait le gosier, et ses grands yeux restaient obstinément fixés sur le prince André: «Quoi, maintenant, tout de suite, non, c'est impossible,» se disait-elle.» Il la regarda de nouveau, elle comprit qu'elle avait deviné juste et que son sort allait se décider!

Natacha avait, le lendemain des confidences faites à sa mère, passé sa journée à attendre le prince André; il ne vint pas, et les jours se succédèrent sans qu'il donnât signe de vie. Ne sachant rien de son départ, elle ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire. Pierre aussi avait disparu.

Le prince André tenait ses deux mains dans les siennes, la pénétrait de son regard, et cependant son amour pour elle n'était plus le même: le poétique et mystérieux attrait du désir avait fait place dans son coeur à une tendre pitié pour sa faiblesse d'enfant et de femme, à la crainte de ne pouvoir répondre à ce confiant abandon et au sentiment à la fois joyeux et inquiet sur les obligations qui le liaient à elle et que lui imposait ce nouvel amour, moins lumineux peut-être et moins exalté que le premier, mais plus fort et plus profond: «Votre mère vous a-t-elle dit que cela ne pourrait avoir lieu avant un an?» lui demanda-t-il, en continuant à plonger ses regards dans les siens.

Le lendemain, Natacha reparut avec une vieille robe qu'elle aimait plus que toutes les autres et qui, d'après elle, lui portait bonheur chaque fois qu'elle la mettait; dès le matin elle reprit ses occupations habituelles, après les avoir complètement négligées depuis le bal. Ayant pris sa tasse de thé, elle alla dans la grande salle, qui était d'une excellente sonorité, et se remit à ses études de solfège. Au bout d'un moment, elle se plaça juste au milieu de la pièce, et répéta un de ses passages favoris, en s'écoutant elle-même et en jouissant du charme imprévu qu'elle trouvait à ses notes sonores et perlées, qui s'élançaient une à une dans l'espace, l'emplissaient d'harmonie et revenaient mourir tout doucement sur ses lèvres. «Pourquoi tant penser au reste? se dit-elle gaiement. Il fait si bon vivre quand même!...» et elle se mit à marcher de long en large sur le parquet du salon, en posant le talon d'abord et en faisant ensuite retomber les pointes de ses petits souliers. Le bruit de ses talons et le craquement de ses souliers paraissaient lui causer autant de satisfaction que son chant. En passant devant une glace, elle s'y regarda. «Voilà comme je suis, semblait-elle se dire, c'est bien comme cela, je n'ai besoin de personne,» Elle renvoya un domestique qui venait arranger l'appartement, et elle reprit sa promenade, en s'abandonnant à un retour d'admiration pour sa petite personne, ce qui lui était du reste fort habituel et très agréable. «Natacha est une créature ravissante, se disait-elle, en prêtant ses paroles à un être masculin de pure fiction, sa voix est superbe, elle est jolie, jeune, et ne fait de mal à personne, laissez-la donc en paix!...» Mais elle s'avouait tout bas qu'on aurait beau la laisser en paix, elle ne retrouverait plus cette paix demandée, et elle en fit aussitôt l'expérience.

La porte du vestibule s'ouvrit, et une voix demanda: «Y sont-ils?» Cette voix l'arracha à la contemplation de sa charmante personne; l'oreille tendue, attirée par le bruit, elle ne se voyait plus dans la glace qu'elle regardait encore. C'était lui! Elle en était sûre, quoique les portes fussent fermées et que l'on perçût le bruit des pas qui se rapprochaient.

La comtesse rougit et resta un moment sans répondre.

Il la regarda et fut frappé de l'expression sérieuse et passionnée de son visage, qui semblait lui dire: «Pourquoi douter de ce que l'on ne peut ignorer? Pourquoi parler, lorsque les paroles sont insuffisantes à exprimer ce que l'on sent?»

Et ses yeux, pleins de tristes et muets reproches, suivirent sa fille, qui s'enfuyait, elle, avec joie!

Elle se rapprocha et s'arrêta. Il lui prit la main et la baisa.

Celle-ci baissa les yeux et soupira. «Je suis à vos ordres,» dit-elle.

«C'est affreux, c'est affreux! s'écria Natacha, en fondant en larmes. J'en mourrai! Attendre un an! c'est impossible, c'est affreux!» Elle leva les yeux sur son visage, qui exprimait un mélange de sympathie et de surprise: «Non, non, je consens à tout! dit-elle, en cessant de pleurer; je suis si heureuse!» Son père et sa mère entrèrent à ce moment et bénirent les deux fiancés.

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