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La guerre et la paix

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XVIII

Le lendemain matin, le bal revint pour une seconde à la mémoire du prince André. «C'était beau et brillant, se disait-il... et la petite Rostow, quelle charmante créature! Il y a en elle quelque chose de si frais, elle est si différente des jeunes filles de Pétersbourg...» Et ce fut tout; sa tasse de thé une fois bue, il reprit son travail.

Pourtant, était-ce fatigue ou suite de son insomnie? Il ne pouvait rien faire de bon, trouvait à redire à sa besogne, sans parvenir à l'avancer; aussi fut-il enchanté d'être interrompu par la visite d'un certain Bitsky. Employé dans plusieurs commissions, reçu dans toutes les coteries de Pétersbourg, admirateur fervent de Spéransky, de ses réformes, et colporteur juré des bruits et des commérages du jour, ce Bitsky était de ceux qui suivent la mode, dans leurs opinions comme dans leurs habits, et passent, grâce à cette façon de faire, pour de chaleureux partisans des nouvelles tendances. Ôtant son chapeau à la hâte, il se précipita vers le prince André et lui conta les détails de la séance du conseil de l'empire, qui avait eu lieu le matin même et qu'il venait d'apprendre. Il parlait avec enthousiasme du discours prononcé à cette occasion par l'Empereur, discours digne en tous points d'un monarque constitutionnel: «Sa Majesté a dit ouvertement que le conseil et le sénat constituaient les corps de l'État; que le gouvernement devait avoir pour base des principes solides et non l'arbitraire; que les finances allaient être réorganisées et les budgets rendus publics. «Oui, ajouta-t-il, en accentuant certains mots et en roulant les yeux, cet événement marque une ère nouvelle, une ère grandiose dans notre histoire.»

—J'ai promis ma soirée.»

«Enchanté de vous voir, cher prince, dit-il, en tendant au prince André sa main blanche et délicate. Un instant...» et s'adressant à Magnitsky: «Rappelez-vous nos conventions: le dîner est un délassement, pas un mot d'affaires!...» et il se reprit à rire.

«Déjà! Où allez-vous donc de si bonne heure? lui dit ce dernier.

On resta attablé à l'anglaise autour du vin de Porto, et on causa de la guerre d'Espagne, chacun approuvant la conduite de Napoléon dans cette circonstance. Le prince André ne put résister au désir d'émettre un avis diamétralement opposé. Spéransky sourit et raconta aussitôt une anecdote qui n'avait aucun rapport avec le sujet, et dans l'intention évidente de faire une diversion; tous se turent pendant quelques secondes.

Le prince André, qui avait attendu l'ouverture du conseil de l'empire avec une impatience fébrile et qui y avait vu un acte d'une importance capitale, s'étonna de se sentir tout à coup froid et indifférent devant le fait accompli! Il répondit par un sourire railleur à l'exaltation de Bitsky, et il se demandait que pouvait lui faire, à Bitsky ou à lui, que l'Empereur se fût ou non exprimé ainsi au conseil, et en quoi cela le rendrait plus heureux ou meilleur.

Le prince André, déçu dans son attente, en fut agacé, il lui sembla que ce n'était plus là le vrai Spéransky; que le charme mystérieux qui l'avait attiré vers lui se dissipait; qu'il le voyait maintenant tel qu'il était, et ne se laissait plus séduire.

Le maître de la maison profita de ce moment de silence pour reboucher une bouteille de vin, la tendit au domestique, et se leva en disant: «Le bon vin ne court pas les rues...,» et tous les invités, reprenant gaiement leurs propos interrompus, le suivirent au salon, où deux grandes lettres, apportées par un courrier du ministère, lui furent remises. Il passa dans son cabinet. À peine avait-il disparu, que l'entrain de ses invités tomba subitement, et ils se mirent à causer sérieusement et sans bruit: «Déclamez-nous quelque chose, dit Spéransky en revenant et en s'adressant à Magnitsky. C'est un vrai talent,» ajouta-t-il en se tournant vers le prince André. Magnitsky, cédant à la volonté qui venait de lui être exprimée, prit la pose obligée et récita une parodie en vers français composée par lui, où figuraient quelques personnalités connues à Pétersbourg; de vifs applaudissements l'interrompirent à différents endroits. Dès qu'il eut fini, le prince André s'approcha de son hôte pour prendre congé.

Le dîner terminé, la fille de Spéransky et sa gouvernante se levèrent de table; le père, attirant à lui son enfant, la couvrit de caresses: ces caresses parurent affectées aux yeux prévenus du prince André.

La conversation marcha sans interruption, et ce ne fut qu'un chapelet d'anecdotes. À peine Magnitsky en finissait-il une, qu'un autre convive disait la sienne; le plus souvent, elles mettaient en scène les fonctionnaires de tout rang, et leur nullité était, dans ce cercle, tellement hors de doute, que les révélations comiques sur ces personnages leur semblaient à tous être le seul parti à en tirer. Spéransky lui-même conta comment, à la séance du matin, un des membres du conseil, affligé de surdité, ayant été invité à faire connaître son opinion, répondit à celui qui l'interrogeait qu'il était de son avis. Gervais se complut dans le long récit d'une inspection remarquable par la stupidité qui y avait été déployée. Stolipine, tout en bégayant, tomba à bras raccourcis sur les abus de l'administration précédente. Redoutant, à cette sortie, que la conversation ne devînt par trop sérieuse, Magnitsky s'empressa de le railler sur sa vivacité, et, Gervais ayant lancé une plaisanterie, la gaieté reparut de plus belle, sans nouvel incident.

Ils se turent tous deux, et le prince André put examiner à son aise ces yeux de verre, ces yeux impénétrables. «Comment avait-il pu attendre tant de choses de cet homme, de son activité, et y attacher une si grande valeur? C'était tout simplement ridicule!» Voilà ce qu'il pensait, et le rire affecté de Spéransky continua à résonner ce soir-là dans ses oreilles.

Il était facile de voir que Spéransky aimait à se reposer après le travail au milieu de ses amis, qui, se prêtant à son désir, s'amusaient eux-mêmes, tout en l'amusant à l'envi. Ce ton de gaieté déplut au prince André, il lui parut lourd et factice. Le timbre aigu de la voix de Spéransky lui fut désagréable: ce rire perpétuel sonnait faux à son oreille et lui blessait le tympan. Ne se sentant pas disposé à s'y joindre franchement, il craignit de laisser paraître ses impressions et essaya à différentes reprises de se mêler à la causerie, mais ce fut peine perdue, et il ne tarda pas à sentir que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait se mettre à l'unisson; chacune de ses paroles semblait rebondir hors du cercle, comme le bouchon de liège hors de l'eau. Cependant il ne se disait rien de répréhensible, rien de déplacé, mais les saillies spirituelles et plaisantes manquaient de ce tour délicat qu'ils semblaient ne pas même soupçonner et qui est le vrai sel de la gaieté.

Groupés près des fenêtres, ces messieurs entouraient une table chargée de zakouska. Spéransky portait un habit gris, orné d'une plaque, un gilet blanc et une cravate montante: c'était dans ce costume qu'il avait siégé à la fameuse séance du conseil de l'empire; il paraissait très gai et écoutait, en riant d'avance, une anecdote de Magnitsky, dont les paroles, à l'entrée du dernier arrivant, furent couvertes par une explosion d'hilarité générale. Stolipine riait franchement de sa grosse voix de basse en mâchonnant un morceau de fromage, et Gervais à tout petit bruit, comme le vin qui pétille, tandis que le maître de la maison lançait à leurs côtés les notes perçantes de sa voix claire et grêle.

Cette réflexion effaça subitement de son esprit l'intérêt qu'il avait porté jusqu'alors aux nouvelles réformes. Spéransky l'attendait ce jour-là à dîner «en petit comité», selon ses propres paroles; cette réunion intime, composée des quelques amis de celui pour qui il éprouvait la plus vive admiration, aurait dû cependant offrir un grand attrait à sa curiosité, d'autant plus qu'il ne l'avait jamais encore vu chez lui, au milieu des siens; mais à présent il ne se rendit qu'avec ennui, à l'heure indiquée, au petit hôtel de Spéransky, situé près du jardin de la Tauride. Le prince André, un peu en retard, arriva à cinq heures et trouva tous les invités déjà réunis dans la salle à manger de la maison, dont il remarqua l'exquise propreté et l'aspect un peu monastique. La fille de Spéransky, une enfant, et sa gouvernante y demeuraient avec lui. Les invités se composaient de Gervais, de Magnitsky et de Stolipine, dont les voix bruyantes et les éclats de rire s'entendaient de l'antichambre. Une seule voix, celle sans doute du grand réformateur, articulait avec netteté le «ha, ha, ha,» d'un rire clair et aigu qui frappait pour la première fois les oreilles du prince André.

Rentré chez lui, il se prit à réfléchir, et, jetant un coup d'oeil en arrière, il s'étonna de voir ses quatre mois de séjour à Pétersbourg lui apparaître sous un nouvel aspect. Il se rappela ses soucis, ses efforts, toute la longue filière par laquelle avait dû passer son projet de code militaire, reçu au comité pour y être discuté, et mis ensuite de côté, parce qu'un autre travail, fort au-dessous du sien, avait été déjà présenté à l'Empereur! Il se rappela les séances de ce comité dont Berg était membre, et les discussions qui n'attaquaient que la forme, sans tenir le moindre compte du fond; il se souvint aussi de son mémoire sur les lois, de ses laborieuses traductions du code, et il en eut honte. Se transportant en pensée à Bogoutcharovo, à ses occupations de là-bas, à sa course à Riazan, à ses paysans, et leur appliquant en pensée «le droit des gens», qu'il avait si savamment divisé en paragraphes, il fut confondu d'avoir consacré tant de mois à un travail aussi stérile!

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