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La guerre et la paix

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V

En attendant la nouvelle officielle de sa nomination comme membre du comité, le prince André renouvela connaissance avec les personnes au pouvoir qui pouvaient lui être utiles. Une curiosité inquiète et irrésistible, analogue à celle qui s'emparait de lui la veille d'une bataille, l'entraînait vers les sphères élevées, où se combinaient les mesures qui devaient avoir une si grande influence sur le sort de millions d'êtres; il devinait, à l'irritation des vieux, aux efforts de ceux qui brûlaient du désir de savoir ce qui se passait, à la réserve des initiés, à l'agitation soucieuse de tous, au nombre infini de comités et de commissions, qu'il se préparait à Pétersbourg, dans cette année 1809, une formidable bataille civile, dont le général en chef était Spéransky, lequel avait pour lui tout l'attrait de l'inconnu et du génie.

La réforme, dont il n'avait qu'une vague idée, et le grand réformateur lui-même le préoccupaient si vivement, que la destinée de son mémoire n'eut plus pour lui qu'un intérêt secondaire.

—Vous étiez donc bien pressé? continua celui-ci en regardant Kotchoubey. Je me demande seulement qui labourera la terre, si on donne la liberté aux paysans?... Croyez-moi, il est plus facile de faire des lois que de gouverner, et je vous serais aussi bien obligé, comte, de me dire qui l'on nommera maintenant présidents des différents tribunaux, puisque tous doivent passer des examens?

—Votre père, bien qu'il soit un homme du siècle passé, est cependant bien au-dessus de ceux de nos contemporains qui critiquent cette mesure; elle n'a d'autre but, après tout, que de rétablir la justice sur ses véritables bases.

—Oui, c'est sans doute une difficulté, d'autant mieux que l'instruction est fort peu répandue, mais...» Kotchoubey n'acheva pas, et, prenant le prince André par le bras, il s'avança avec lui à la rencontre d'un homme de haute taille qui venait d'entrer dans le salon. Bien que son front énorme et chauve ne fût couvert que de quelques rares cheveux blonds, il ne paraissait âgé que de quarante ans. Sa figure allongée, ses mains larges et potelées se faisaient remarquer par cette blancheur mate de la peau, qui rappelle la pâleur maladive des soldats après un long séjour à l'hôpital. Il portait un frac bleu.

—Nous avons causé de vous, de vos agriculteurs libres....

—Mais en quoi les codes militaires peuvent-ils regarder Spéransky? demanda le prince André, dont la réflexion fit sourire le comte Kotchoubey, qui secoua la tête, comme s'il était étonné de sa naïveté.»

—Mais ceux qui les subiront, je pense, répliqua Kotchoubey.

—Je suis un disciple de Montesquieu, dit le prince André, et sa maxime: «que l'honneur est le principe des monarchies» me semble incontestable, et certains droits et privilèges de la noblesse me paraissent être des moyens de corroborer ce sentiment.»

—Je le reconnais volontiers, mais je crois aussi que les privilèges de cour atteignent le même but, car tous ceux qui en jouissent se tiennent pour obligés de remplir dignement leurs fonctions.

—Je crois pourtant que ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, répliqua le prince André, essayant de se soustraire à l'influence de cet homme, qu'il lui était désagréable d'approuver sans restriction. Il tenait même à le contredire, mais, absorbé par son travail d'observation, il ne pouvait s'exprimer avec sa liberté d'esprit habituelle.

—En partie peut-être, mais aussi, à mon avis, les intérêts mêmes du gouvernement.

—Eh bien, voilà un exemple: Prianichnikow, n'est-ce pas, est un homme précieux, mais il a soixante ans... faudra-t-il donc qu'il subisse aussi des examens?

—Comment l'entendez-vous?

—C'était un tout petit bien qui ne donnait aucun revenu, répondit le prince André, cherchant à pallier le fait pour ne pas irriter son interlocuteur.

—C'est-à-dire qu'elles ont pour fondement l'amour-propre personnel, reprit Spéransky avec tranquillité.

—C'est vrai, mon père n'a pas désiré me voir profiter de ce droit, et j'ai commencé mon service en passant par les rangs inférieurs.

—Ah! c'est donc vous, prince, qui avez donné la liberté à vos paysans? s'écria d'un ton déplaisant un vieux du temps de Catherine.

«Mon cher, vous ne pourrez, même une fois là dedans, vous passer de Michel Mikaïlovitch, c'est le grand faiseur. Je lui en parlerai, il m'a promis de venir ce soir....

«M. Magnitsky, le président de la commission pour les règlements militaires, est mon ami, et je puis, si vous le désirez, vous aboucher avec lui.»

«Je vous connais depuis longtemps, continua Spéransky, d'abord par la libération de vos paysans, premier exemple qu'il serait désirable de voir imiter, et puis, parce que vous êtes le seul des chambellans qui ne soit pas offensé du nouvel oukase concernant le rang à la cour, qui a soulevé tant de mécontentement et tant de récriminations.

«Je suis charmé de faire votre connaissance, j'ai entendu beaucoup parler de vous.»

«J'étais tellement subjugué par la conversation animée de ce respectable vieillard, que je n'ai pas eu le temps, mon prince, d'échanger deux mots avec vous,» dit-il en souriant d'une façon un peu méprisante, comme pour lui faire sentir qu'il voyait bien que lui aussi comprenait toute la futilité des personnes avec lesquelles il venait de causer.

«J'espère que vous trouverez en lui de la sympathie et le désir de contribuer à tout ce qui est utile.»

«Ah! si vous envisagez la question sous ce point de vue! dit-il en conservant son calme et en s'exprimant en français avec une certaine difficulté et plus de lenteur que lorsqu'il parlait le russe:—Montesquieu nous dit que l'honneur ne peut être soutenu par des privilèges nuisibles au service lui-même; l'honneur est donc, ou l'abstention d'actes blâmables, ou le stimulant qui nous pousse à conquérir l'approbation et les récompenses destinées à en être le témoignage. Il en résulte, ajouta-t-il en serrant de plus près ses arguments, qu'une institution, qui est pour l'honneur une source d'émulation est une institution pareille en tous points à celle de la Légion d'honneur du grand Empereur Napoléon. On ne saurait dire, je pense, que celle-ci est nuisible, puisqu'elle contribue au bien du service et qu'elle n'est pas un privilège de caste ou de cour.

Un petit cercle se forma autour d'eux.

Spéransky s'excusa auprès de Kotchoubey de n'être pas venu plus tôt, mais il avait été retenu au palais. Il avait évité de dire: «retenu par l'Empereur», et le prince André prit note de cette affectation de modestie. Lorsque Kotchoubey le présenta à Spéransky, celui-ci tourna lentement les yeux sur lui, et le regarda en silence, sans cesser de sourire:

Sa position personnelle lui ouvrit les cercles les plus différents et les plus élevés de la société. Le parti des réorganisateurs l'accueillit avec sympathie, d'abord à cause de sa réputation de haute intelligence et de grand savoir, et ensuite du renom de libéral que lui avait valu l'émancipation de ses paysans. Le parti des mécontents, opposé aux réformes, crut trouver en lui un renfort; on supposa qu'il partageait les idées de son père. Les femmes et le monde virent en lui un parti riche et brillant, une nouvelle figure entourée d'une auréole romanesque, due à sa mort supposée et à la fin tragique de sa femme. Ceux qui l'avaient connu jadis trouvèrent que le temps avait singulièrement amélioré son caractère, qu'il s'était adouci, qu'il avait perdu une bonne partie de son affectation et de son orgueil, et qu'il avait gagné le calme que les années seules peuvent donner.

Le sourire disparut de la figure de Spéransky, et sa physionomie ne fit qu'y gagner. La réponse du prince André avait excité son intérêt:

Le sourire de Spéransky s'accentua davantage:

Le prince suivait chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Le connaissant de réputation, il s'attendait, comme il arrive souvent à ceux qui portent d'habitude un jugement prématuré sur leur prochain, à trouver en lui toutes les perfections humaines.

Le prince André se sentit flatté.

Le prince André fut surpris du calme dédaigneux avec lequel Spéransky, obscur séminariste peu de temps auparavant, répondait au vieillard qui déplorait les nouvelles réformes, et semblait condescendre à l'honorer d'une explication; mais, son interlocuteur ayant élevé la voix, il se borna à sourire, et déclara qu'il n'était en aucune façon juge de l'utilité ou de l'inutilité de ce qu'il plaisait à l'Empereur de décider.

Le lendemain de sa visite à Araktchéïew, il alla à une soirée chez le comte Kotchoubey, lui raconta son entrevue avec «Sila Andréïévitch», dont Kotchoubey parlait également avec cet air de vague ironie qui l'avait frappé dans le salon d'attente du ministre de la guerre:

Kotchoubey lui fit en peu de mots le récit de la réception d'Araktchéïew.

Il promena son regard sur les personnes présentes, sans se hâter de parler. Assuré d'avance qu'on l'écouterait, sa voix, dont le timbre calme et mesuré avait agréablement frappé le prince André, ne s'élevait jamais au-dessus d'un certain diapason, et il ne regardait que celui auquel il s'adressait.

Il articulait nettement chaque mot, chaque syllabe, et, après s'être arrêté à la fin de la phrase, il continua:

Après quelques instants de conversation générale, il se leva, s'approcha du prince André et le prit à part à l'autre bout du salon: il entrait dans son programme de causer avec lui.

André le reconnut aussitôt et ressentit comme un choc à sa vue. Était-ce respect, envie, ou curiosité? Il ne pouvait s'en rendre compte. Spéransky offrait en effet un type original. Jamais André n'avait vu à personne un aussi grand calme et une aussi grande assurance, avec des mouvements aussi gauches et aussi nonchalants, un regard aussi doux et en même temps aussi énergique, que dans ces yeux à demi fermés et légèrement voilés, jamais enfin autant de fermeté dans un sourire banal! Tel était Spéransky, le secrétaire d'État, Spéransky, le bras droit de l'Empereur, qu'il avait accompagné à Erfurth, où plus d'une fois il avait eu l'honneur de causer avec Napoléon.

—Et pourtant vous n'avez pas voulu en profiter, prince, dit Spéransky en terminant par une phrase aimable une conversation qui aurait certainement fini par embarrasser son jeune interlocuteur.—Si vous me faites l'honneur de venir chez moi mercredi soir, comme j'aurai vu Magnitsky d'ici là, je pourrai vous communiquer quelque chose d'intéressant, et j'aurai de plus le plaisir de causer plus longuement avec vous...» Et, le saluant de la main, il se glissa, à la française, hors du salon, en évitant d'être remarqué.

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