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La guerre et la paix

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XV

Rostow, de retour après son congé, sentit, pour la première fois, la force des liens qui l'attachaient à Denissow et à son régiment.

À la vue du premier hussard à l'uniforme déboutonné, à la vue de Dementiew le roux, à la vue des piquets de chevaux alezans, et enfin à la vue de Lavrouchka criant joyeusement à son maître: «Le comte est arrivé!» à l'embrassade de Denissow, ébouriffé, endormi, sortant en hâte de sa hutte, et à l'accolade de ses camarades, Rostow éprouva la même sensation qu'à son arrivée à la maison paternelle, lorsque son père, sa mère, ses sœurs l'avaient étouffé de baisers; et des larmes de joie, lui montant au gosier, l'empêchèrent de parler.

À la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches en avant et de plusieurs combats à Poultousk, à Preussisch-Eylau, notre armée s'était enfin concentrée à Bartenstein. On attendait l'arrivée de l'Empereur pour commencer la campagne.

«Mais comment veux-tu que j'agisse autrement? Je la regarde comme ma sœur et je ne puis te dire à quel point j'ai été blessé... car enfin c'est comme si...»

«Ah! quelle diable de race que ces Rostow...» murmura-t-il.

Rostow logeait avec Denissow, et le premier comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille, c'était à son amour malheureux pour Natacha qu'il devait la recrudescence de son affection, et leur amitié réciproque n'en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus rarement possible son ami au danger, et l'accueillait avec une joie expansive, lorsqu'il le voyait revenir sain et sauf. Dans une des reconnaissances où Rostow avait été envoyé pour chercher des vivres, il trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille qui allaitait un enfant. À moitié nus, mourant de faim et de froid, ils n'avaient aucun moyen de s'éloigner. Il les amena au bivouac, les logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu'au rétablissement du vieillard. Un camarade, venant à causer de femmes, assura en riant que Rostow était le plus fin d'eux tous, et qu'il aurait bien dû leur faire faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu'il avait sauvée. Vivement blessé de ces propos, il répondit à l'officier par une volée d'injures, et Denissow eut toutes les peines du monde à les empêcher de se battre. Lorsque l'officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-même la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des reproches sur son emportement:

Replacé sous le joug et les habitudes de la vie militaire, il était aussi heureux que l'est un homme fatigué, de pouvoir se coucher et se reposer. Cette existence lui fut d'autant plus agréable, qu'il s'était juré, après sa perte au jeu (action qu'il se reprochait toujours malgré le pardon de ses parents), de ne plus jouer, et, pour réparer sa faute, de servir d'une façon irréprochable, en bon camarade, et en officier sans reproches, c'est-à-dire de devenir un parfait galant homme, ce qui dans le monde était loin d'être facile, tandis qu'au régiment rien n'était plus aisé. Enfin il s'était promis de rembourser ses parents en cinq ans, de ne toucher que deux mille roubles sur les dix qui lui étaient annuellement alloués, et de laisser le reste à leur disposition.

Malgré toutes ces misères, officiers et soldats continuaient leur même existence. Pâles et la figure gonflée, couverts d'uniformes déchirés, les hussards s'alignaient comme d'habitude, allaient au fourrage, au pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille des toits, dînaient autour de leur chaudron et se levaient de là affamés, et plaisantant sur leur maigre chère et sur leur faim. À leurs moments de loisir, ils allumaient comme toujours leurs feux, s'y chauffaient tout nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes de terre gelées et gâtées, en se racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de Souvorow ou des récits merveilleux sur Alëcha, le panier percé, ou sur Mikolka, le manœuvre.

Les officiers demeuraient par deux et par trois dans des cabanes délabrées. Les anciens s'occupaient de la paille, des pommes de terre (l'argent abondait, quoiqu'on n'eût rien à manger), et la plupart passaient leur temps à jouer aux cartes ou à d'autres jeux plus innocents, tels que les osselets et la svaïka. On causait peu des affaires en général, surtout parce qu'on devinait qu'il n'y avait rien de bon à apprendre.

Les hussards avaient eu à plusieurs reprises de légères escarmouches avec l'ennemi, et avaient même fait une fois des prisonniers, en s'emparant des équipages du maréchal Oudinot. Le mois d'avril se passa à bivouaquer près d'un village allemand ruiné et désert.

Les chevaux, dont la maigreur était effrayante, ne se nourrissaient que de la paille des toits, et leur poil d'hiver se hérissait en touffes emmêlées.

Le régiment de Pavlograd, qui avait pris part à celle de 1808, et qui venait seulement de rejoindre l'armée active, après avoir complété ses cadres en Russie, n'avait pas pris part à ces premiers engagements. Dès son arrivée, il fut réuni au détachement de Platow, indépendant du reste de l'armée.

Le régiment avait perdu deux hommes dans les derniers engagements, mais la maladie et la famine l'avaient réduit de moitié. La mortalité était telle dans les hôpitaux, que le soldat, exténué par la fièvre et par l'enflure, résultats de la mauvaise nourriture, préférait continuer son service et traîner dans les rangs ses pieds endoloris, plutôt que d'entrer à l'hôpital. Les premiers jours du printemps, les soldats découvrirent dans la terre une certaine plante semblable à l'asperge, qu'ils appelèrent, on ne sait trop pourquoi, «racine douce», bien qu'elle fût au contraire très amère. On les voyait la chercher de tous les côtés, la déterrer et la manger, malgré la défense qui leur en avait été faite. Une nouvelle maladie, la tuméfaction des pieds, des mains et de la figure, considérée par les médecins comme provenant de l'emploi de cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes, et cependant l'escadron de Denissow se nourrissait principalement de cette racine. Il y avait quinze jours qu'il ne recevait plus qu'une ration réduite de biscuit, et les pommes de terre qu'on avait envoyées en dernier lieu se trouvaient gelées et germées.

Le dégel arrivait: il faisait froid et sale, les rivières charriaient, et les chemins, devenus impraticables, arrêtaient la distribution de fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les soldats se répandaient dans les villages abandonnés, à la recherche de quelques maigres pommes de terre.

Il ne restait plus rien, les habitants étaient en fuite, et ceux qui étaient demeurés en arrière, arrivés au dernier degré de la misère, étaient un objet de pitié pour le soldat, qui, privé de tout, leur donnait encore du sien, plutôt que de leur enlever leur dernière bouchée.

Denissow lui frappa sur l'épaule et se mit à marcher en long et en large, signe chez lui d'une forte émotion:

Après s'être présenté au chef du régiment, en avoir reçu les mêmes fonctions dans le même escadron, après s'être enquis des moindres détails, il trouva dans cet adieu à sa liberté et dans le devoir qu'il remplissait en reprenant sa place dans ce cadre étroit, le même sentiment de quiétude et d'appui moral qu'il aurait eu dans sa propre famille; car le régiment, au bout du compte, n'était-il pas devenu pour lui un home aussi cher que la maison paternelle? Il n'y avait pas là ce tohu-bohu du monde, qui l'entraînait parfois à des erreurs regrettables; il n'y avait pas Sonia, avec laquelle il ne savait jamais s'il fallait ou non s'expliquer; il n'y avait plus la possibilité de courir dans dix endroits à la fois, ni ces vingt-quatre heures qu'on pouvait tuer de façons diverses, ni cette foule composée en majeure partie d'indifférents, ni ces demandes d'argent, pénibles et embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec Dologhow: ici, tout était clair et précis. Le monde entier était partagé, pour lui, en deux parties inégales: l'une était notre régiment de Pavlograd, l'autre tout le reste, dont il n'avait qu'un médiocre souci. Tout y était connu: on savait qui était le lieutenant, qui était le capitaine, qui était un vaurien, qui était un bon garçon, et ce qui primait tout, c'était «le camarade»! Le cantinier faisait crédit, on touchait sa paye tous les trois mois. Par suite, rien à choisir, rien à combiner; tout se bornait à se bien conduire, et à accomplir exactement et scrupuleusement l'ordre reçu.

Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son ami.

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