La guerre et la paix在线阅读

La guerre et la paix

Txt下载

移动设备扫码阅读

XI

À son retour du Midi, Pierre, qui se trouvait dans la plus heureuse disposition d'esprit imaginable, mit à exécution son projet d'aller faire une visite à son ami Bolkonsky, qu'il n'avait pas vu depuis deux ans.

Bogoutcharovo était situé au milieu d'une plaine zébrée de champs et de forêts, dont quelques parties étaient abattues, et qui n'offrait à l'œil rien de bien pittoresque. La maison et ses dépendances s'élevaient au bout du village, dont les isbas s'alignaient le long de la grand'route, au delà d'un étang creusé et empli d'eau si nouvellement, que l'herbe n'avait pas encore eu le temps de verdir sur ses bords, et au milieu d'un tout jeune bois, que dépassaient quelques pins de haute taille.

—Vous voulez sans doute plaisanter? s'écria Pierre, excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore, de leur faire du bien? Quel mal y a-t-il à instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans aucun sens pour eux? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à croire à une vie future, où ils auront la consolation de trouver des compensations et des récompenses? Quel mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu'il est si facile de leur donner ce qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un médecin, un asile? N'est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de repos que je puis accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour accablés de soucis? Je l'ai fait... sur une très petite échelle, il est vrai, mais enfin je l'ai fait, et vous ne me persuaderez pas que j'aie eu tort et que vous n'êtes pas de mon avis. J'ai, du reste, acquis une autre conviction, c'est que la jouissance que procure le bien que l'on fait est le seul bonheur de la vie.

—Une visite! répondit Antoine.

—Qui donc t'a expliqué ce qui est le mal pour ton prochain?

—Prie-la d'attendre.» Et l'on entendit comme le bruit d'une chaise qu'on reculait. Pierre s'avança vivement, et se heurta sur le pas de la porte contre le prince André. Relevant ses lunettes et l'embrassant, il put l'examiner de près:

—Pourquoi injuste? Il ne nous est pas donné de savoir ce qui est juste ou injuste! L'humanité s'est toujours trompée et se trompera toujours sur ce sujet.

—Pourquoi donc? Tuer un chien enragé, c'est même très bien.

—Pour toujours? Le toujours n'existe jamais.

—Oui, tu es bien changé en beaucoup de choses, dit le prince André.

—Oui, sans doute, si tu poses la question de cette façon, c'est tout autre chose, reprit le prince André. Je bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des hôpitaux; l'un et l'autre peuvent être considérés comme un passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la discussion? Eh bien, allons...»

—Oui, nous le savons; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien réels, le remords et la maladie; il n'y a de bien que l'absence de ces maux: vivre pour soi et les éviter tous deux, voilà toute ma science.

—Oui, mais tuer un homme, ce n'est pas bien, c'est injuste....

—Oui, j'ai su que tu avais encore dû en passer par là!

—Mes projets? dit-il ironiquement, mes projets? répéta-t-il, comme si ce mot l'étonnait;—tu le vois, je bâtis, et je compte habiter ici tout à fait l'année prochaine.

—Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu'est le mal pour nous-mêmes?

—Mais à quoi bon parler de moi? ajouta le prince en l'interrompant. Conte-moi ton voyage.... Qu'as-tu vu? qu'as-tu fait dans tes biens?»

—Mais vous savez néanmoins comment l'affaire s'est terminée? Vous avez entendu parler du duel?

—Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées? Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien entreprendre?...

—Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul? demanda Pierre en s'échauffant. Et votre fils, votre sœur, votre père?

—L'injuste, c'est le mal qu'on peut faire au prochain, dit Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait intérêt à la conversation, et qu'il arriverait à découvrir ce qui l'avait changé à ce point envers lui.

—Je remercie Dieu du moins d'une chose, c'est de n'avoir pas tué cet homme, dit Pierre.

—Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres c'est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l'appelez, le prochain, cette grande source d'iniquité et de mal! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.

—Et vous? quels sont vos projets?

—Et l'amour du prochain, et le dévouement? s'écria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis! Vivre et éviter le mal pour n'avoir pas à s'en repentir, c'est trop peu; j'ai vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce n'est que maintenant que je vis..., que je tâche de vivre pour les autres, que j'en comprends tout le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même, vous ne pensez pas ce que vous dites.

—Comment, ne pas se laver? Fi donc, c'est sale; il faut au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible. Si je vis, ce n'est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi jusqu'à la mort... sans gêner personne.

—Ce n'est pas ça, je vous demandais... dit Pierre.

«Écoute, mon cher, reprit ce dernier,—qui éprouvait, on le voyait bien, la même contrainte,—je suis ici en camp volant, comme tu le vois, je n'y suis venu que pour jeter un coup d'œil, et je m'en retourne ce soir à Lissy-Gory, viens avec moi: je te ferai faire connaissance avec ma sœur.... Au fait, ne la connais-tu pas? poursuivit-il pour dire quelque chose à cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion d'idées. Nous partirons après dîner... et maintenant allons voir ma nouvelle installation.»

«Voilà une surprise!... j'en suis charmé,» dit le prince; mais Pierre gardait le silence, sans quitter des yeux son ami, dont le changement de physionomie l'avait frappé. Malgré la bienveillance de son accueil, le sourire de ses lèvres, et ses efforts pour donner à ses yeux un joyeux éclat, ses yeux restaient mornes et éteints. Maigri, pâli, vieilli, tout témoignait chez lui, depuis son regard jusqu'aux plis de son front, de la concentration de son esprit sur une seule pensée. Cette expression inaccoutumée du visage du prince troublait et gênait Pierre au delà de toute expression.

«Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement, j'en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et n'avoir compris le bonheur qu'en vivant pour les autres; eh bien, moi, c'est le contraire, j'ai vécu pour la gloire, et qu'est-ce que la gloire, si ce n'est aussi l'amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges? J'ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme!

«Tu parles d'écoles, d'enseignement, etc., etc., c'est-à-dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour lui... et tu veux l'en priver! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui donner les moyens dont je dispose? Tu veux alléger son travail, lorsqu'à mon avis le travail physique lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l'est pour nous? Toi, tu ne peux pas t'empêcher de réfléchir...; moi, je me couche à trois heures du matin et je ne puis dormir: il me vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je pense et je repense: c'est une nécessité pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher; sinon, il ira boire au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me tueraient!... De même, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive!... À quoi songes-tu encore? Ah oui, les hôpitaux et les médecins! Il a un coup de sang, il meurt: tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C'est tout différent, pour sûr, si tu le considères comme un travailleur de moins, et c'est là, te l'avouerai-je, ma manière d'envisager la question, mais toi, tu le guéris par amour fraternel, et il n'en a nul besoin. Encore une illusion de croire que la médecine a jamais guéri quelqu'un! Quant à tuer, elle y excelle!» ajouta-t-il avec une amertume mal déguisée.

«Qu'y a-t-il? demanda une voix dure et désagréable.

«Je vous raconterai un jour comment tout cela est arrivé. Mais c'est fini, et pour toujours!

«Je ne puis vous dire par où j'ai passé dans ces derniers temps; je ne me reconnais plus moi-même.

«J'en ai été fort étonné,» lui dit son ami.

«Allons dîner, tout cela n'est guère intéressant.»

«Ah! c'est horrible! horrible! dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J'ai eu, j'en conviens, de ces crises de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m'est odieux, à commencer par moi-même...; je ne mange, ni ne me lave....

Se sentant mal à l'aise dans la société du prince André, Pierre finit par laisser tomber la conversation:

Pierre se troubla, rougit et ajouta avec précipitation:

Pierre entama son récit, en dissimulant le plus possible la part qu'il avait prise aux améliorations introduites dans l'administration de ses terres. Tout en l'écoutant sans grand intérêt, le prince achevait parfois le tableau tracé par Pierre, en le raillant un peu de son enthousiasme à propos des vieilleries usées et ressassées qu'il prenait pour des nouveautés.

Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage de Besoukhow:

Les dépendances se composaient d'une grange, d'une écurie et d'un bain; la maison se composait de deux ailes et d'un grand corps de logis en pierre, avec une façade demi-circulaire encore inachevée; elle était encadrée par les contours d'un jardin. Les palissades et les portes cochères étaient solides et neuves; on voyait sous un hangar deux pompes à incendie et un tonneau peint en vert. Les chemins, tracés en ligne droite, étaient coupés par des ponts à balustrades solidement construits. Tout portait l'empreinte de la bonne tenue et de l'ordre. À la question: «Où est le prince?» les gens de service répondirent en indiquant une maisonnette toute neuve, sur le bord même de l'étang. Le vieux menin du prince André, Antoine, aida Pierre à descendre de calèche, et le fit entrer dans une petite antichambre, fraîchement décorée.

Le prince André, les yeux fixés sur lui, l'écoutait avec un sourire railleur:

Ils sortirent et ne parlèrent plus que de politique et d'objets en l'air, comme des personnes peu intimes. Le prince André ne montra quelque intérêt qu'en faisant à Pierre les honneurs de ses nouvelles constructions, mais là même, en se promenant avec lui sur les échafaudages, il s'arrêta brusquement au milieu de ses explications, et lui dit:

Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince André énonçait ses opinions, qu'il y avait pensé plus d'une fois; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son regard s'animait à mesure que ses jugements devenaient plus désespérés.

Il fut frappé de la simplicité de cette demeure, qui contrastait avec les brillantes conditions d'existence qui entouraient son ami, lors de leur dernière entrevue. Il entra avec précipitation dans la pièce suivante, qui exhalait l'odeur du sapin et qui n'était même pas encore blanchie. Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du pied, frapper à la porte d'en face.

Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.

Comme il arrive toujours après une longue séparation, la conversation, composée de questions et de réponses faites à bâtons rompus, effleurait à peine les sujets les plus intimes, ceux-là mêmes qu'ils savaient devoir exiger une longue causerie. Enfin elle devint peu à peu plus régulière, et les phrases sans suite cédèrent la place aux histoires sur le passé et aux projets pour l'avenir. Il fut question du voyage de Pierre, de ses occupations, de la guerre, et l'expression préoccupée et abattue du prince André s'accentua encore davantage, pendant qu'il écoutait Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une animation fébrile, de son passé et de son avenir. Il semblait que le prince André, alors même qu'il l'aurait voulu, n'aurait pu y prendre intérêt, et Pierre commençait à sentir qu'il n'était pas convenable de se laisser aller, en sa présence, à tous les rêves de bonheur et de bienfaisance qu'il caressait dans son imagination. Il n'osait, par crainte du ridicule, exposer les nouvelles théories maçonniques, que son dernier voyage avait réveillées chez lui dans toute leur force; et pourtant il brûlait du désir de prouver à son ami qu'il n'était plus le même homme qu'il avait connu à Pétersbourg, mais un autre Pierre, meilleur et régénéré.

—On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix! J'aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la noblesse de l'endroit me fait l'honneur de m'élire pour son maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude bonasse et minutieuse qui leur est nécessaire et qu'ils auraient désiré trouver en moi.... Je suis en train de m'arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille.... Arrive la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m'occupe.

—Pourquoi ne servez-vous plus?

—Comment, après Austerlitz? dit le prince André d'un air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans l'armée active, et je tiendrai parole, quand même Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas dans les rangs! Quant à la milice, comme mon père est aujourd'hui commandant en chef du 3ème arrondissement, je n'avais d'autre moyen de me délivrer du service actif que de servir sous ses ordres.

—Vous voyez bien cependant que vous servez?

—Oui, je sers!

—Mais alors pourquoi servez-vous?

—Pourquoi? c'est bien simple: mon père est l'un des hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d'activité de caractère. L'habitude qu'il a d'un pouvoir illimité le rend terrible, à présent surtout qu'il le tient, en qualité de général en chef, de l'empereur lui-même. Il y a quinze jours, si j'avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi, n'ayant d'empire sur lui, je suis obligé de servir, pour l'empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le condamneraient à des remords éternels.

—Vous voyez bien!

—Oui, mais ce n'est pas comme vous l'entendez. Je ne souhaitais et ne souhaite aucun bien à ce scélérat d'employé, qui a volé des bottes aux miliciens; j'aurais été même enchanté de le voir pendre, mais c'est mon père qui me faisait de la peine, et mon père ou moi, c'est la même chose!»

Les yeux du prince André s'animaient de plus en plus d'un éclat fiévreux, à mesure qu'il cherchait à prouver à Pierre qu'il ne se préoccupait jamais du bien à faire à son prochain:

«Tu veux donner la liberté à tes paysans? c'est une bonne chose; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi, qui, je suppose, n'as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à tes paysans, qui ne s'en trouvent pas plus mal pour être battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont tout le temps de se cicatriser... ils y recommencent la même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la désirerais? Pour ceux dont le moral se dégrade par l'abus qu'ils font de leur pouvoir, en infligeant des punitions arbitraires, et qui, voués par là au remords, finissent par l'étouffer en eux-mêmes et par s'endurcir peu à peu. Tu n'as peut-être jamais vu, comme moi, de bonnes natures, élevées dans les traditions de ce pouvoir sans frein, devenir, avec les années, irritables, cruelles, incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de leur malheur. Voilà ceux que je plains, et pour lesquels la liberté des paysans serait un bienfait! Oui, c'est la dignité de l'homme que je pleure, la paix de la conscience, la pureté des sentiments, mais quant aux dos et aux fronts des autres, ils n'en resteront pas moins des dos et des fronts, qu'on les batte ou qu'on les rase!»

À l'emportement que le prince André mettait dans cette discussion, Pierre devinait involontairement que ces pensées lui étaient suggérées par le caractère de son père.

«Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre avis!»

0.61%
XI