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La guerre et la paix

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IX

Bilibine, attaché au quartier général en qualité de diplomate, lui écrivait en français une longue lettre pleine de saillies à la française, mais dépeignant la campagne avec une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant un jugement, fût-il même railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant, on s'apercevait bien vite que, ennuyé de la discrétion de rigueur imposée aux diplomates, il était heureux de pouvoir épancher toute sa bile dans le sein d'un correspondant aussi sûr que le prince André. Cette lettre, déjà ancienne, était datée d'avant la bataille de Preussisch-Eylau:

«Depuis nos grands succès d'Austerlitz, vous le savez, mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers généraux. Décidément j'ai pris goût à la guerre, et bien m'en a pris. Ce que j'ai vu ces trois mois est incroyable.

—J'allais te le dire,» répondit sa sœur.

«Voilà le premier acte. Aux suivants, l'intérêt et le ridicule vont s'accroissant comme de raison. Après le départ du maréchal, il se trouve que nous sommes en vue de l'ennemi, et qu'il faut livrer bataille. Bouxhevden est général en chef par droit d'ancienneté, mais le général Bennigsen n'est pas de cet avis; d'autant plus qu'il est, lui, avec son corps en vue de l'ennemi, et qu'il veut profiter de l'occasion d'une bataille, «auf eigene Hand,» comme disent les Allemands. Il la donne. C'est la bataille de Poultousk, qui est censée avoir été une grande victoire, mais qui, à mon avis, n'en est pas une le moins du monde. Nous autres pékins, nous avons, comme vous savez, la très vilaine habitude de décider du gain ou de la perte d'une bataille. Celui qui s'est retiré après la bataille l'a perdue, voilà ce que nous disons, et à ce titre nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons après la bataille, mais nous envoyons un courrier à Pétersbourg, qui porte les nouvelles d'une victoire, et le général ne cède pas le commandement en chef à Bouxhevden, espérant recevoir de Pétersbourg, en reconnaissance de sa victoire, le titre de général en chef. Pendant cet interrègne, nous commençons un plan de manœuvres excessivement intéressant et original. Notre but n'est pas, comme il le devrait être, d'éviter l'ennemi ou de l'attaquer, mais uniquement d'éviter le général Bouxhevden, qui, par droit d'ancienneté, serait notre chef. Nous tendons vers ce but avec tant d'énergie, que, même en passant une rivière qui n'est pas guéable, nous brûlons les ponts pour nous séparer de notre ennemi, or notre ennemi pour le moment n'est pas Bonaparte, mais Bouxhevden. Le général Bouxhevden a failli être attaqué et pris par des forces ennemies supérieures, à cause d'une de nos belles manœuvres qui nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit... nous filons. À peine passe-t-il de notre côté de la rivière, que nous repassons de l'autre. À la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s'attaque à nous. Les deux généraux se fâchent. Il y a même une provocation en duel de la part de Bouxhevden et une attaque d'épilepsie de la part de Bennigsen. Mais, au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre victoire de Poultousk, nous apporte de Pétersbourg notre nomination de général en chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, étant enfoncé, nous pouvons penser au second, à Bonaparte. Mais voilà-t-il pas qu'à ce moment se lève devant nous un troisième ennemi: c'est l'orthodoxe qui demande à grands cris du pain, de la viande, des «soukharyi», du foin,—que sais-je? Les magasins sont vides, les chemins impraticables.

«Tout est fini!» pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front! S'approchant du berceau avec la conviction qu'il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l'enfant mort, il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il l'aperçut. Le petit garçon, les joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus bas que l'oreiller, tétait en rêve; sa respiration était douce et égale.

«Permettez à un vieillard de se retirer à la campagne, chez lui, emportant le douloureux regret de n'avoir pu remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il avait été appelé. J'attendrai l'auguste autorisation ici à l'hôpital, afin de ne pas jouer le rôle d'un écrivain, au lieu de celui de commandant. Ma retraite de l'armée ne causera pas plus de bruit que celle d'un aveugle. Il y en a mille comme moi en Russie.»

«Par suite de toutes mes courses, écrit-il à l'Empereur, la selle m'a occasionné une écorchure, qui m'empêche de monter à cheval et de commander une armée aussi importante. J'en ai remis le commandement à l'ancien en grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le service et tout ce qui s'y rapporte, lui donnant le conseil, s'il manquait de pain, de se retirer dans l'intérieur de la Prusse, car il n'en reste plus que pour un jour; quelques régiments n'en ont pas du tout, d'après la déclaration des divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki; les paysans n'en ont point; quant à moi, j'attendrai ma guérison à l'hôpital d'Ostrolenko. En portant à l'auguste connaissance de Votre Majesté la date de ce rapport, j'ai l'honneur d'ajouter que, si l'armée bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un seul homme valide au printemps.»

«Mon ami!» dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive souvent à la suite d'une insomnie prolongée ou de violentes inquiétudes, une terreur involontaire s'empara de lui: il crut entendre dans ces mots comme un appel désespéré, comme l'annonce de la mort de son enfant, que tout, du reste, semblait rendre probable.

«Le maréchal se fâche contre l'Empereur, et nous punit tous; n'est-ce pas que c'est logique?

«Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille hommes, demande au roi de Prusse ce qu'il doit faire s'il est sommé de se rendre?... Tout cela est positif!

«Le 4 arrive le premier courrier de Pétersbourg. On apporte les malles dans le cabinet du maréchal, qui aime à faire tout par lui-même. On m'appelle pour aider à faire le triage des lettres et prendre celles qui nous sont destinées. Le maréchal nous regarde faire et attend les paquets qui lui sont adressés. Nous cherchons... il n'y en a point. Le maréchal devient impatient, se met lui-même à la besogne, et trouve des lettres de l'Empereur pour le comte T., pour le prince V. et autres. Alors le voilà qui se met dans une de ses colères bleues. Il jette feu et flamme contre tout le monde, s'empare des lettres, les décachète et lit celles que l'Empereur adresse à d'autres: «Ah! c'est ainsi qu'on se conduit envers moi! Point de confiance! Ah! on a mission de me surveiller! sortez!» et il écrit le fameux ordre du jour au général Bennigsen:

«L'orthodoxe se met à la maraude, et d'une manière dont la dernière campagne ne peut vous donner la moindre idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier général a été attaqué par des troupes de maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces attaques, on m'a emporté ma malle vide et ma robe de chambre. L'Empereur veut donner le droit à tous les chefs de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n'oblige une moitié de l'armée de fusiller l'autre.»

«Je suis blessé, je ne puis monter à cheval, et par conséquent je ne puis commander l'armée. Vous avez amené votre corps d'armée défait à Poultousk, où il est exposé sans bois et sans fourrage; il faut y remédier, selon votre rapport au comte Bouxhevden: il faut vous replier vers nos frontières, vous exécuterez ce mouvement aujourd'hui même.»

«Je commence ab ovo. L'»ennemi du genre humain», comme vous savez, s'attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fidèles alliés, qui ne nous ont trompés que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et cause pour eux. Mais il se trouve que l'»ennemi du genre humain» ne fait nulle attention à nos beaux discours, et, avec sa manière impolie et sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de finir la parade commencée, en deux tours de main les rosse à plate couture et va s'installer au palais de Potsdam.

«J'ai le plus vif désir, écrit le roi de Prusse à Bonaparte, que Votre Majesté soit accueillie et traitée dans mon palais d'une manière qui lui soit agréable, et c'est avec empressement que j'ai pris à cet effet toutes les mesures que les circonstances me permettaient. Puissé-je avoir réussi!» Les généraux prussiens se piquent de politesse envers les Français et mettent bas les armes aux premières sommations.

«Il est en transpiration....

«Bref, espérant en imposer seulement par notre attitude militaire, il se trouve que nous voilà en guerre pour tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontières avec et pour le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il ne nous manque qu'une petite chose: c'est le général en chef. Comme il s'est trouvé que les succès d'Austerlitz auraient pu être plus décisifs si le général en chef eût été moins jeune, on fait la revue des octogénaires, et, entre Prosorofsky et Kamensky, on donne la préférence au dernier. Le général nous arrive en kibik, à la manière de Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et de triomphe.

Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant ses lèvres sur la peau de l'enfant, ainsi qu'il l'avait vu faire à sa sœur, pour se rendre compte du degré de chaleur, il sentit la moite humidité de son petit front et de ses petits cheveux tout mouillés, et il reconnut à cette abondante transpiration que non seulement il n'était pas mort, mais que cette crise salutaire amènerait une prompte guérison. Il aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit être faible; il ne l'osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa petite tête, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient sous la couverture. Un frôlement de robe se fit entendre, et une ombre apparut à côté de lui. C'était la princesse Marie, qui, soulevant le rideau, le laissa retomber derrière elle. Son frère, écoutant toujours la respiration de l'enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la main, qu'elle serra fortement:

Le prince André avait commencé cette lecture avec distraction; mais gagné peu à peu par l'intérêt qu'il y trouvait, tout en n'accordant du reste qu'une valeur relative au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de l'émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front comme pour en chasser toute trace, et prêta l'oreille à ce qui se faisait dans la chambre de l'enfant. Il lui sembla entendre un bruit étrange. Craignant qu'il ne se fût produit une aggravation dans l'état du petit malade pendant qu'il lisait, il s'approcha de la porte sur la pointe du pied. En entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne, qu'elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n'était plus là!

L'enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit front contre l'oreiller.

Le prince André regarda sa sœur, dont les yeux lumineux brillaient de larmes de joie dans la pénombre de la draperie. Elle attira son frère vers elle au-dessus du berceau pour l'embrasser; ayant involontairement accroché un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de réveiller le petit malade, et restèrent ainsi quelques instants dans cette demi-obscurité, séparés tous les trois du monde entier. Le prince André fut le premier à se retirer, et retrouvant avec peine son chemin au travers des plis du rideau, il se dit en soupirant: «Oui, c'est tout ce qui me reste!»

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