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La guerre et la paix

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III

Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son retour. Il s'enferma et passa ses journées à lire Thomas A. Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n'y voyait qu'une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour lui, d'atteindre à la perfection, et de croire à cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte polonais Villarsky, qu'il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu'avait eu le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s'étant bien assuré qu'il n'y avait personne dans la chambre:

«Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition. Une personne, très haut placée dans notre confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m'a proposé d'être votre parrain. Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la confrérie des francs-maçons?»

—Vous cherchez la vérité pour vous soumettre aux lois de la vie; par conséquent, vous cherchez la sagesse et la vertu?

—Partons alors, ma voiture est à vos ordres.»

—Oui.»

—Non, l'ayant jugée contraire à la vérité, dit-il si bas que l'Expert eut peine à entendre sa réponse et la lui fit répéter; j'étais un athée, reprit-il.

—Mon défaut principal? Mais j'en ai tant!

—Mais je n'ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu'on lui demandait tout ce qu'il possédait.

—Le défaut qui vous entraînait le plus souvent à hésiter sur le chemin de la vertu?»

—Je... j'espère... être guidé... secouru..., répondit Pierre d'une voix tremblante qui l'empêchait de s'exprimer nettement.

—Je pense que la franc-maçonnerie est la fraternité et l'égalité parmi les hommes avec un but vertueux.

—Je dois encore vous déclarer que notre ordre ne se borne pas aux paroles pour répandre ses vérités, mais qu'il emploie d'autres moyens, plus forts peut-être que la parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le décor de cette «chambre des réflexions» doit, si votre cœur est sincère, vous en dire plus que des discours, et vous aurez maintes fois l'occasion, en avançant plus loin, de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les sociétés de l'antiquité, répand son enseignement au moyen d'hiéroglyphes, qui sont la désignation d'une chose abstraite et qui contiennent en eux les propriétés mêmes de l'objet qu'ils symbolisent.»

—Dans ce cas...» Pierre l'interrompit encore: «Oui, je crois en Dieu!

—Comment comprenez-vous la franc-maçonnerie?

—Ce que vous avez sur vous: montre, argent, bagues...»

—C'est bien,» dit Smolianinow, et il continua: «Avez-vous une idée des moyens qui sont à notre disposition pour vous aider à atteindre votre but?

—C'est bien, dit l'Expert satisfait de sa réponse. Avez-vous cherché le moyen d'y arriver par la religion?

«Si vous êtes définitivement décidé, je vais procéder à l'initiation: en témoignage de votre générosité, vous allez me remettre tout ce que vous avez de précieux.

«Quoi qu'il vous arrive, dit ce dernier en s'arrêtant, supportez-le avec courage, si vous êtes décidé à être des nôtres. (Pierre fit un signe affirmatif.) Quand vous entendrez frapper à la porte, vous ôterez votre bandeau. Courage et espoir!...» et il sortit en lui serrant la main.

«Pourquoi êtes-vous venu ici? demanda le nouveau venu, en se tournant du côté de Pierre. Pourquoi vous, incrédule à la vérité, aveugle à la lumière, pourquoi êtes-vous venu ici, et que voulez-vous de nous? Est-ce la sagesse, la vertu et le progrès que vous cherchez?»

«Pour vous conformer au septième article, pensez souvent à la mort, afin que pour vous elle perde ses terreurs, elle cesse d'être l'ennemie, et qu'elle devienne au contraire l'amie qui délivre de cette vie de misères l'âme accablée par les travaux de la vertu, pour la conduire dans le lieu des récompenses et de la paix.»

«Oui; je... je... veux me régénérer.

«Oui, répondit-il, je crois en Dieu!

«Oui, je le désire,» répondit-il.

«Oui, ce doit être ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laissé à ses réflexions solitaires; mais je suis si faible, que j'aime encore mon existence, dont je saisis peu à peu et à présent seulement le véritable but.» Quant aux cinq autres vertus, qu'il comptait sur ses doigts, il les sentait en lui: le courage, la générosité, les bonnes mœurs, l'amour de l'humanité, et surtout l'obéissance, qui ne lui paraissait pas une vertu, mais un allégement et un bonheur, car rien ne pouvait lui être plus doux que de se décharger de sa volonté et de se soumettre à celle des guides qui connaissaient la vérité.

«Mon devoir est de vous initier au but principal de notre ordre; s'il est conforme à celui que vous désirez atteindre, vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle il repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le renverser, c'est la conservation et la transmission à la postérité de mystères importants qui sont parvenus jusqu'à nous à travers les siècles les plus reculés, à partir même du premier homme, et d'où dépend le sort de l'humanité; mais personne ne peut les connaître et en profiter, avant de s'être préparé, par une longue et constante purification, à en pénétrer le sens. Notre second but est de soutenir nos frères, de les aider à améliorer leur cœur, à se purifier, à s'instruire avec les moyens découverts par les sages et légués par la tradition et à se préparer à se rendre dignes de cette initiation. En épurant et en corrigeant nos frères, nous nous employons à épurer et à corriger l'humanité tout entière, en les lui offrant comme exemples d'honnêteté et de vertu, et en employant toutes nos forces à lutter contre le mal qui règne dans le monde. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire!...» et il quitta la chambre.

«Lutter contre le mal qui règne dans le monde!...» se dit Pierre, et il vit se dérouler à ses yeux cette sphère d'action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des hommes égarés, comme il l'était lui-même deux semaines auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu'il aidait en parole et en action, des oppresseurs auxquels il arrachait leurs victimes. Des trois buts énumérés par l'Expert, le dernier—la régénération du genre humain—était celui qui le séduisait le plus; les mystères importants ne faisaient qu'éveiller sa curiosité et ne lui paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de soi-même, l'intéressait peu, car il éprouvait déjà la jouissance intime de se sentir complètement corrigé de ses vices passés et tout prêt pour le bien.

«Les femmes!» dit-il d'une voix à peine distincte.

«Je suis prêt à tout, répondit Pierre.

«Est-ce le vin, la gourmandise, l'oisiveté, la paresse, la colère, la haine, les femmes?» Il les repassait tous, sans savoir auquel accorder la préférence.

«Enfin, en signe de sincérité, faites-moi l'aveu de votre principal défaut?

«Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de répondre, non comme un membre futur de notre société, mais en galant homme et en toute sincérité: avez-vous renié vos opinions passées? Croyez-vous en Dieu?»

«En signe d'obéissance, je vous prie de vous déshabiller.»

Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de Pierre, qui lui demandait ce qu'il avait à faire et à répondre, il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui, l'éprouveraient, et qu'il n'avait qu'à dire la vérité.

Villarsky inclina la tête:

Une demi-heure après, l'Expert rentra pour initier le récipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont le symbole, et que chaque franc-maçon devait s'appliquer à développer en soi. Les sept vertus étaient: 1° la discrétion, ne pas trahir les secrets de l'ordre; 2° l'obéissance aux supérieurs de l'ordre; 3° les bonnes mœurs; 4° l'amour de l'humanité; 5° le courage; 6° la générosité; 7° l'amour de la mort.

Resté seul, Pierre se redressa et porta involontairement la main au bandeau pour l'enlever, mais il l'abaissa aussitôt. Les cinq minutes qui s'écoulèrent lui parurent une heure; ses jambes se dérobaient sous lui, ses mains s'engourdissaient; il se sentait fatigué et éprouvait les sensations les plus diverses: il avait peur de ce qui l'attendait et peur de manquer de courage; sa curiosité était éveillée, mais ce qui le rassurait, c'était la certitude d'entrer enfin dans la voie de la régénération et de faire le premier pas dans cette existence active et vertueuse, à laquelle il n'avait cessé de rêver depuis sa rencontre avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ôta son bandeau et regarda. La chambre était obscure; une petite lampe, répandant une faible lumière, qui sortait d'un objet blanc placé sur une table couverte de noir, à côté d'un livre ouvert, brûlait dans un coin. Ce livre était l'Évangile, cet objet blanc était un crâne avec ses dents et ses cavités. Tout en lisant le premier verset de l'évangile de saint Jean: «Au commencement, était le Verbe et le Verbe était en Dieu,» il fit le tour de la table et aperçut un cercueil plein d'ossements: il n'en fut pas surpris, il s'attendait à des choses extraordinaires. Le crâne, le cercueil, l'Évangile ne suffisant pas à son imagination excitée, il en demandait davantage et regardait autour de lui, en répétant ces mots: «Dieu, mort, amitié fraternelle...» paroles vagues, qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s'ouvrit, et un homme de petite taille entra; la brusque transition de la lumière aux demi-ténèbres de cette chambre le fit s'arrêter un instant, et il avança avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains gantées.

Pierre ôta son frac, son gilet, sa botte gauche; le franc-maçon lui ouvrit sa chemise du côté gauche de la poitrine, et releva son pantalon, également du côté gauche, plus haut que le genou. Pierre se disposait à répéter la même cérémonie du côté droit, pour en épargner la peine à l'Expert, lorsque celui-ci l'arrêta et lui tendit une pantoufle pour mettre à son pied gauche. Honteux, confus, embarrassé comme un enfant de sa maladresse, il attendait, les bras pendants, les pieds écartés, les instructions qui devaient suivre:

Pierre tira à la hâte sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de peine à retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.

Pierre savait parfaitement ce qu'était un hiéroglyphe, mais pressentant l'approche des épreuves, il écoutait en silence.

Pierre réfléchit:

Pierre cherchait:

Le ton froid et sévère de cet homme, qu'il n'avait vu qu'au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes, frappa Pierre.

L'Expert reparut pour la troisième fois, et lui demanda si sa décision était inébranlable et s'il se soumettrait à tout ce qui serait exigé de lui:

L'Expert croisa ses mains gantées sur sa poitrine et poursuivit:

Entrés sous la porte cochère d'une grande maison où se trouvait la loge, ils montèrent un escalier obscur et arrivèrent à une antichambre éclairée; ils s'y débarrassèrent de leurs pelisses pour passer dans une pièce voisine. Un homme, étrangement habillé, parut sur le seuil de la porte. Villarsky s'avança, lui dit quelques mots à l'oreille, en français, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait des habillements que Pierre voyait pour la première fois, il en tira un mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derrière la tête, quelques cheveux se trouvèrent pris dans le nœud. L'attirant à lui, il l'embrassa, le prit par la main et l'emmena. Le gros Pierre, mal à l'aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant d'un air timide, suivit Villarsky d'un pas mal assuré.

Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s'étalaient, autour de son cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa figure allongée par le bas.

Au moment où la porte s'était ouverte, Pierre avait éprouvé la même terreur religieuse qu'il ressentait clans son enfance pendant la confession, lorsqu'il se trouvait tête-à-tête avec un homme qui, dans les conditions habituelles de la vie, lui aurait été complètement étranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de la fraternité humaine Pierre, ému, s'approcha du second Expert (ainsi s'appelait dans l'ordre maçonnique le frère chargé de préparer le récipiendaire qui demandait l'initiation), et il reconnut un de ses amis, nommé Smolianinow. Cela lui fut désagréable; il aurait préféré ne voir dans le nouveau venu qu'un frère, qu'un instructeur bienveillant et inconnu. Il fut si longtemps sans répondre que l'Expert renouvela sa question.

Le frère ne répondit pas, et resta quelque temps silencieux; puis, s'approchant de la table, il y prit le bandeau et l'attacha sur les yeux de Pierre:

«Pour la dernière fois, je vous conjure de rentrer en vous-même; mettez un frein à vos passions, cherchez le bonheur, non pas en elles, mais dans votre cœur, car la source est en nous...»

Et Pierre sentait déjà poindre en lui cette source vivifiante, qui remplissait son âme de joie et d'attendrissement.

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