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La guerre et la paix

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II

«J'ai l'honneur, si je ne me trompe, de parler au comte Besoukhow?» dit l'inconnu à haute voix et sans se hâter.

Pierre le regarda d'un air interrogateur par-dessus ses lunettes.

—Vous ne le connaissez pas.... Il est ici, il est en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d'une voix sévère, il est en toi jusque dans cette négation blasphématoire que tu viens de prononcer!»

—Si, pour une raison ou pour une autre, ma conversation vous était désagréable, dites-le-moi...» Et tout à coup sa voix devint tendre et paternelle.

—Si tu l'as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître la sagesse! Comment l'avez-vous passée cette existence? En orgies, en débauches, en dépravations, recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment avez-vous employé la fortune que vous avez reçue? Qu'avez-vous fait pour votre prochain? Avez-vous pensé à vos dizaines de milliers de serfs? Leur êtes-vous venu en aide moralement ou physiquement? Non, n'est-ce pas? Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence corrompue! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous cherché à vous employer utilement pour votre prochain? Non. Vous avez passé votre vie dans l'oisiveté. Puis, vous vous êtes marié: vous avez accepté la responsabilité de servir de guide à une jeune femme. Qu'avez-vous fait alors? Au lieu de l'aider à trouver le chemin de la vérité, vous l'avez jetée dans l'abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé, vous l'avez tué, et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre existence en horreur! Comment en serait-il autrement?»

—Pourquoi ne supposerais-je pas que l'erreur est de votre côté?

—Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu'y puis-je faire?

—Oui, oui, c'est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.

—Oui, monsieur, j'appartiens à cet ordre.... En mon nom et au sien, je vous tends une main fraternelle.

—On vient d'en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu?

—Non, je l'ai en horreur!

—Non, fais atteler.»

—La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de cette rosée et me faire juge de son essence? Une purification intérieure peut seule me rendre apte à la recevoir dans une certaine mesure.

—La sagesse suprême a d'autres bases que l'intelligence et les sciences humaines, telles que l'histoire, la physique et la chimie, qui s'écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une; elle n'a qu'une science, la science universelle, la science qui explique la Création et la place que l'homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui brille au fond de nos âmes, s'appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es arrivé, n'ayant pour guide que ton intelligence! Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu'avez-vous fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé? Êtes-vous content de vous-même et de votre existence?

—Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une certaine hésitation, et je vous remercie! Je suis tout à fait de votre avis: ne pensez pas que je sois aussi mauvais. J'aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu me voir, mais je n'ai jamais été secouru par personne!... Je me reconnais coupable!... Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-être qu'un jour...» Un sanglot lui coupa la parole.

—Je n'oserais pas dire que je connais la vérité, répliqua le franc-maçon, qui étonnait Pierre de plus en plus par la précision et la fermeté de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu'à la vérité; c'est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu'à nous, que s'élève l'édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.

—Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu,» dit Pierre avec effort, mais il sentait l'obligation de ne rien cacher de sa pensée.

—Je crains, dit Pierre, en hésitant entre la sympathie que lui inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les francs-maçons étaient ordinairement l'objet, je crains de ne point vous comprendre; je crains que ma manière de voir sur la Création en général ne soit en complet désaccord avec la vôtre.

—Je connais votre manière de voir.... Vous croyez, et la majorité des hommes le pense comme vous, qu'elle est le produit du travail de votre intelligence? Non, monsieur.... Elle est le fruit de l'orgueil, de la paresse et de l'ignorance!... Vous nourrissez une triste erreur, et c'est pour la combattre que j'ai engagé cette conversation.

—Ah! oui, dit Pierre avec un sourire contraint: je vous suis bien reconnaissant.... Venez-vous de loin, monsieur?

«Vous êtes malheureux, monsieur; vous êtes jeune, je suis vieux, et j'aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de mes forces.

«S'il n'existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n'en causerions pas. De qui as-tu parlé? Qui as-tu renié? s'écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l'aurait inventé, s'il n'existait pas? D'où t'est venue, à toi et au monde entier, l'idée d'un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel dans tous ses attributs?... Il existe! reprit-il après un long silence, que Pierre se garda d'interrompre. Mais le comprendre est impossible!...» et il feuilletait d'une main nerveuse et agitée les pages de son livre. «Si tu doutais de l'existence d'un homme, je t'aurais mené à cet homme, je te l'aurais montré; mais comment puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement la corruption et l'indignité de sa propre personne? Qui es-tu, toi? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant qu'un enfant qui joue avec le mouvement artistement combiné d'une montre. Il n'en comprend pas le but et ne croit pas à celui qui l'a fait. Le connaître est difficile. Nous y travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu'à nos jours, et toujours l'infini nous en sépare!... Là éclatent notre faiblesse et sa grandeur!»

«Pourquoi donc l'intelligence humaine ne peut-elle pas s'élever jusqu'à cette connaissance dont vous parlez?

«Permettez-moi de vous demander si vous êtes franc-maçon?

«Partira-t-il vraiment sans m'avoir initié à sa pensée et sans m'avoir mis dans la bonne voie? se disait Pierre, qui s'était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée. Oui, j'ai mené une vie méprisable, mais je ne l'aimais pas, je n'en voulais pas!... Et cet homme connaît la vérité et il peut me l'enseigner!»

«Oh! non, bien au contraire, je suis très heureux de faire votre connaissance...» Et les yeux de Pierre, attirés par la bague, y aperçurent la tête de mort, signe habituel de la franc-maçonnerie.

«Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.

«Les chevaux? demanda-t-il.

«J'ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du malheur qui vous est arrivé!...» En soulignant le mot «malheur», il semblait dire: «Vous avez beau donner à la chose le nom que vous voudrez, c'est «un malheur»... «Je le regrette infiniment pour vous, monsieur.»

«Des raisons plus graves que la curiosité m'obligent à vous le rappeler,» continua-t-il après un moment de silence, sans détourner ses yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le canapé, l'invitant par ce mouvement à venir prendre place près de lui.

«De quel côté vous dirigez-vous, monsieur?

«Ce n'est pas l'esprit qui comprend Dieu, c'est la vie qui le fait comprendre!»

Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé sa confiance naissante, l'interrompit en lui disant:

Pierre rougit, posa ses pieds à terre et se pencha, intimidé et souriant, vers le vieillard.

Pierre l'écoutait avec émotion sans l'interrompre; ses yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l'influence de sa voix émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu d'espoir? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il éprouvait un sentiment presque béat de calme, de régénération et de retour à la vie.

Le voyageur, ayant achevé d'arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d'un ton indifférent et poli:

Le franc-maçon le regarda d'un œil profond et avec le sourire d'un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa misère:

Le franc-maçon garda longtemps le silence; il réfléchissait: «Dieu seul peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous donner vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg, remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil: consacrez les premiers temps de votre séjour à l'isolement et à l'étude de vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son domestique, et bonne chance!»

Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela son domestique.

Il se tut et soupira, en s'efforçant de reprendre son calme.

Bien que Pierre ne fût pas disposé à la causerie, il s'y résigna et alla s'asseoir à ses côtés.

Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence de son discours avait visiblement fatigué, s'appuya contre le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé. Ses lèvres re-muaient sans laisser échapper aucun son. Pierre l'examinait, son cœur débordait, mais il n'osait rompre le silence.

Le voyageur s'appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew, comme Pierre le vit dans le livre du maître de poste. Basdéiew était un franc-maçon et un martiniste très connu du temps de Novikow. Longtemps après son départ, Pierre continua à marcher sans penser à se coucher, sans penser même à partir, se reportant à son passé corrompu, et se représentant, avec cette exaltation de l'homme qui veut se régénérer, cet avenir de vertu irréprochable, qui lui paraissait si facile à réaliser. Il lui semblait qu'il ne s'était perverti que parce qu'il avait oublié, à son insu, tout ce qu'il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s'étaient dissipés: il croyait fermement à l'union fraternelle de tous les hommes, n'ayant d'autre but que s'entr'aider sur le chemin de la vertu. C'est ainsi qu'il comprenait l'ordre et les principes de la franc-maçonnerie.

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