La guerre et la paix在线阅读

La guerre et la paix

Txt下载

移动设备扫码阅读

VI

Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d'aller retrouver sa femme dans sa chambre à coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent, dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le vieux comte était mort.

Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui venait de lui arriver; mais il s'éleva dans son âme une telle tempête de sensations, de pensées, de souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait aux premiers temps leur mariage, à ses belles épaules, à son regard langoureux et passionné; tantôt il voyait se dresser à côté d'elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu'il l'avait vu au dîner du club; tantôt il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s'affaissant sur la neige.

—Que veut dire ce beau courage! Que veut dire ce duel? Voyons, répondez!»

—Pourquoi ne parlerais-je pas? J'ai le droit de vous parler, car je puis dire hautement qu'une femme qui n'aurait pas d'amant, avec un mari comme vous, serait une rare exception, et je n'en ai pas!»

—Nous séparer, parfaitement, à condition que vous me donniez de la fortune,» répondit Hélène.

—Ne me parlez pas... je vous en supplie, dit Pierre d'une voix rauque.

—Comment, moi? demanda Pierre.

«Sortez!» s'écria-t-il d'une voix si formidable, qu'elle répandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu'il aurait fait en ce moment, si Hélène ne s'était enfuie au plus vite.

«Qu'est-ce encore? Qu'avez-vous fait, je vous le demande? dit-elle sévèrement, lorsque la porte se fut refermée sur le valet de chambre.

«On a exécuté Louis XVI parce qu'il était criminel, et ils avaient raison tout autant que ceux qui, après en avoir fait un saint, mouraient pour lui en martyrs! N'a-t-on pas ensuite exécuté Robespierre parce qu'il était un despote? Qui avait tort? Qui avait raison? Personne. Vis tant que tu seras vivant: demain, qui le sait, tu mourras comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter quand on pense à ce qu'est notre existence en comparaison de l'éternité!»

«La comtesse fait demander si Votre Excellence est à la maison?»

«Je te tuerai!» s'écria-t-il. Et saisissant sur la table un morceau de marbre, il fit un pas vers Hélène, en le brandissant avec une force dont lui-même fut épouvanté.

«Je suis coupable, et je dois supporter, quoi?... la honte de mon nom, le malheur de ma vie? Folies que tout cela! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon être en est indépendant!

«Il vaut mieux nous séparer, dit-il d'une voix étouffée.

«Et que de fois n'ai-je pas été fier d'elle, de son tact si fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté! Je croyais ne pas la comprendre, et je m'étonnais de ne pas l'aimer. Quand j'étudiais son caractère, je me disais que c'était ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout intérêt... et maintenant je connais le mot terrible de cette énigme.... C'est une femme pervertie!»

«Et pourquoi avez-vous cru qu'il était mon amant? Parce que sa société me faisait plaisir? Si vous étiez plus intelligent, plus agréable, j'aurais préféré la vôtre!

«Et après tout, se disait-il, j'ai tué son amant... oui, l'amant de ma femme! Comment cela s'est-il fait?—C'est arrivé, parce que tu l'as épousée, lui répondait une voix intérieure.—Mais en quoi suis-je donc coupable?—Tu es coupable de l'avoir épousée sans l'aimer, continuait la voix; tu l'as trompée, car tu t'es aveuglé volontairement.» Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant d'effort: «Je vous aime!» se retraça vivement à sa mémoire. «Oui, là était la faute! je sentais bien alors que je n'avais pas le droit de le lui dire.» Il se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le souvenir l'humiliait aujourd'hui; peu de temps après son mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et vêtu d'une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu'il prenait à son bonheur.

«Eh bien, c'est moi qui vous répondrai.... Vous croyez tout ce qu'on vous raconte, et on vous a raconté que Dologhow était mon amant? continua-t-elle en prononçant en français le mot «amant» avec la netteté cynique qui lui était habituelle, aussi simplement que si elle eût employé toute autre expression.... Vous l'avez cru! et qu'avez-vous prouvé en vous battant? que vous êtes un sot, que vous êtes un imbécile, ce que du reste tout le monde savait! Qu'en résultera-t-il! C'est que je serai la risée de tout Moscou, et que chacun racontera qu'étant gris, vous avez provoqué un homme dont vous étiez jaloux sans raison, un homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports...» Plus elle parlait, plus elle élevait la voix en s'animant.

«Anatole allait lui emprunter de l'argent et baiser ses belles épaules. Elle ne lui donnait pas d'argent, mais elle se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille, qu'elle n'était pas assez sotte pour être jalouse. «Il n'a qu'à faire ce qu'il veut,» disait-elle de moi. Un jour, lui ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme de grossesse, elle me répondit qu'elle n'était pas assez niaise pour désirer des enfants, et que d'ailleurs elle n'en aurait jamais de moi!»

Réveillé en sursaut, il fut longtemps avant de comprendre pourquoi il était là.

Quelques heures après, le valet de chambre, qui lui apporta son café, le trouva étendu sur le canapé, un livre à la main, et dormant profondément.

Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.

Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la bouche et ne trouva rien à dire.

Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tête, se jeta sur elle.

Pierre n'avait pas encore répondu, que la comtesse, en déshabillé de satin blanc, brodé d'argent, les deux épaisses nattes de ses cheveux relevées en diadème autour de sa ravissante tête, entra dans la chambre, calme et imposante comme toujours, bien que sur son front de marbre légèrement bombé se dessinât un pli creusé par la colère. Contenant ses impressions jusqu'à la sortie du valet de chambre, et, connaissant d'ailleurs toute l'histoire du duel dont elle venait parler à son mari, elle s'arrêta devant lui, sans pouvoir réprimer un sourire de dédain. Pierre, intimidé, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit de reprendre sa lecture, comme un lièvre aux abois rabat ses oreilles et reste immobile en face de ses ennemis.

Pierre lui lança un regard étrange, dont elle ne comprit pas la signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement: sa poitrine se serrait, il ne pouvait respirer.... Il savait qu'il aurait pu mettre un terme à cette torture, mais il savait aussi que ce qu'il voulait faire était terrible.

Pierre immobile murmurait des mots inarticulés sans lever les yeux.

La figure de la comtesse devint effrayante à voir: elle poussa un cri de bête fauve et se rejeta en arrière. Pierre subissait tout l'attrait, toute l'ivresse de la fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se brisa, et s'avançant vers elle les bras tendus:

Il était encore nuit lorsqu'il sonna son valet de chambre pour lui donner ses ordres de départ. Ne comprenant plus la possibilité de parler à sa femme, il retournait à Pétersbourg, et comptait lui laisser une lettre pour lui annoncer son intention de vivre séparé d'elle à tout jamais.

Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré son éducation aristocratique. «Non, je ne l'ai jamais aimée! se disait-il.... Et maintenant, voilà Dologhow affaissé sur la neige, s'efforçant de sourire, mourant peut-être et répondant à mon repentir par une feinte bravade!»

Et au moment où il se croyait apaisé, il la revoyait, elle et les transports de son amour passager: alors, recommençant à marcher, il brisait tout ce qui lui tombait sous la main: «Pourquoi lui ai-je dit: «Je vous aime?» se demandait-il pour la dixième fois, et il se surprit à sourire en se rappelant le mot de Molière: «Que diable allait-il faire dans cette galère?»

Une semaine plus tard, Pierre partit pour Pétersbourg, après avoir donné à sa femme un plein pouvoir pour la régie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une bonne moitié de sa fortune.

0.32%
VI