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La guerre et la paix

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IV

Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidité habituelle. Mais, ce jour-là, silencieux, morose et abattu, il regardait d'un air distrait autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien qu'à le voir ainsi préoccupé, ses amis devinaient sans peine qu'il était absorbé par quelque question accablante et insoluble.

Cette question, qui tourmentait à la fois son cœur et son esprit, c'étaient les allusions de la princesse Catherine, sa cousine, au sujet de l'intimité de Dologhow avec sa femme.

—Vois-tu, répondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux mots: si, la veille d'un duel, tu te mets à écrire ton testament et des lettres larmoyantes à tes parents, si surtout tu penses à la possibilité d'être tué, tu es un imbécile, un homme fini! Si, au contraire, tu as la ferme intention de tuer ton adversaire et cela le plus tôt possible, tout va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre chasseur d'ours: «Comment ne pas en avoir peur de l'ours?... et, pourtant, quand on le voit, on ne craint plus qu'une chose: c'est qu'il ne vous échappe!» Eh bien, mon cher, c'est tout juste comme moi. Au revoir, à demain!»

—Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile! répondit Rostow.

—Les paroles sont inutiles! dit Pierre.... Ça m'est bien égal.... Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où je dois tirer.» Il prit le pistolet, et, n'en ayant jamais tenu un de sa vie et ne s'inquiétant guère de l'avouer, il questionna ses témoins sur la façon de presser la détente: «Ah! c'est ainsi... c'est vrai, je l'avais oublié.

—Il faut soigner les maris des jolies femmes,» lui dit à demi-voix Denissow.

—Et tu es calme? lui dit Rostow.

—Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires d'honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu'au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d'avouer ses torts que d'en arriver à l'irréparable. Il n'y a pas eu d'offense grave, ni d'un côté ni de l'autre. Permettez-moi....

—Aucune excuse, aucune, décidément!» répondit Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une tentative de réconciliation.

—Ah! oui, c'était bien bête!... dit Pierre.

À ces mots, et voyant à qui ils s'adressaient, Nesvitsky et son voisin de droite, effrayés, cherchèrent à le calmer, tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et froids comme l'acier, lui disait, en accentuant chaque syllabe:

«Vous êtes un misérable!... vous m'en rendrez raison!»

«Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu!»

«Je vous le défends!»

«Je la garde!»

«Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d'une voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous m'avez témoignée et l'honneur que vous m'avez fait en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la vérité.... Je ne crois pas que le motif de l'affaire soit assez grave pour verser du sang.... Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté....

«Il est très beau, c'est vrai, se disait Pierre... et je sais qu'il éprouverait une jouissance toute particulière à déshonorer mon nom, à se jouer de moi, précisément à cause des services que je lui ai rendus; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte, mais je n'y crois pas, je n'ai pas le droit d'y croire!»

«Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes! dit Dologhow d'un air moitié sérieux et moitié souriant.... Pétroucha!... À la santé des jolies femmes et de leurs amants!»

«Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance? dit Dologhow.

«Eh bien, et vous? lui cria Rostow irrité de plus en plus. N'entendez-vous pas? À la santé de l'Empereur!»

«Ainsi, à demain, à Sokolniki, dit Dologhow, en prenant congé de Rostow, sur le perron.

Rostow, qui s'égosillait à crier hourra! n'entendit même pas.

Pâle, les lèvres tremblantes, Pierre la lui arracha des mains:

Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais qui distribuait la cantate en remit un exemplaire à Pierre, comme étant un des principaux membres du club. Il allait le prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la feuille pour la lire. Pierre releva la tête, et, entraîné par un mouvement irrésistible de colère, il lui cria de toute sa force:

Pierre soupira, se leva avec résignation, vida son verre, et quand tout le monde fut rassis, il s'adressa à Rostow avec son bon sourire:

Pierre devinait qu'ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se détourna.

Le matin même, il avait reçu une lettre anonyme écrite sur le ton de grossière raillerie propre à ce genre de lettres, dans laquelle on lui disait que ses lunettes lui étaient bien inutiles, puisque la liaison de sa femme et de Dologhow n'était un mystère que pour lui seul. Il n'avait ajouté foi ni à la lettre ni aux allusions de sa cousine; mais la vue de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible malaise. Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de Pierre, ils faisaient naître dans l'âme de ce dernier un sentiment effroyable, monstrueux, et il se détournait brusquement. En se rappelant le passé que l'on prêtait à Hélène et ses relations actuelles avec Dologhow, il comprenait qu'il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre anonyme, s'il ne s'était pas agi de sa femme. Pierre se rappela involontairement la première visite de Dologhow, et comment, en souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait prêté de l'argent, comment il l'avait installé dans sa maison, comment Hélène, sans se départir de son éternel sourire, lui avait exprimé son ennui de cet arrangement, et comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beauté de sa femme, ne les avait plus quittés d'une semelle depuis ce jour-là.

Le lendemain, à huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky, en arrivant au bois de Sokolniki, y trouvèrent Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre paraissait complètement indifférent à ce qui allait se passer; on voyait, à sa figure fatiguée, qu'il avait veillé toute la nuit, et ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux questions le préoccupaient exclusivement: la culpabilité de sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et l'innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit de ne pas ménager l'honneur d'un homme, qui après tout lui était étranger: «Peut-être en aurais-je fait tout autant, se dit Pierre, oui, certainement je l'aurais fait!... Mais alors ce duel, alors ce duel serait un assassinat?... Ou bien je le tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au coude, au pied, au genou.... Ne pourrais-je donc me cacher et m'enfuir quelque part?» Et, en même temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux qui l'observaient: «Serons-nous bientôt prêts?»

Il se leva de table et comprit tout à coup que la question de l'innocence de sa femme, cette question qui le torturait depuis vingt-quatre heures, était tranchée sans retour. Il la détestait maintenant et sentait que tout était rompu avec elle à jamais. Malgré les instances de Denissow, Rostow consentit à servir de témoin à Dologhow, et, le dîner terminé, il discuta avec Nesvitsky, le témoin de Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow restèrent au club très avant dans la nuit à écouter les bohémiennes et les chanteurs de régiment.

Il avait souvent été frappé de l'expression méchante de, la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à l'eau l'ours et l'officier de police, ou bien lorsqu'il provoquait quelqu'un sans raison, ou qu'il tuait d'un coup de pistolet le cheval d'un isvostchik, et aujourd'hui, lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette même expression. «Oui, c'est un bretteur; tuer un homme est le dernier de ses soucis; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le premier... et cela doit lui faire plaisir.... Et au fond c'est vrai.... J'ai peur de lui!» Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow s'entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l'un était un brave hussard et l'autre un franc vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d'ailleurs n'avait pas de sympathie: primo, c'était un pékin millionnaire, le mari d'une beauté à la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son salut, et lorsqu'on avait porté la santé de l'Empereur, abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s'était pas levé!

Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué l'endroit jusqu'où chacun devait marcher, et chargé les pistolets, Nesvitsky s'approcha de Pierre:

L'endroit choisi était une petite clairière, dans un bois de pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À partir de l'endroit où se tenaient les témoins jusqu'aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à dix pas l'un de l'autre, en guise de barrières, ils avaient laissé des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les quarante pas qui devaient séparer les adversaires. Il dégelait, et d'humides vapeurs voilaient le paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt depuis trois minutes, personne ne donnait encore le signal; tous se taisaient.

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