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La guerre et la paix

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XVIII

Aux environs du village de Pratzen, pas un chef n'était visible. Rostow n'y aperçut que des troupes fuyant à la débandade. Sur la grande route, des calèches, des voitures de toute espèce, des soldats russes, autrichiens, de toute arme, blessés et non blessés, défilèrent devant lui. Toute cette foule se pressait, bourdonnait, fourmillait et mêlait ses cris au son sinistre des bombes lancées par les bouches à feu françaises des hauteurs de Pratzen.

«Où est l'Empereur? où est Koutouzow?» demandait-il au hasard sans obtenir de réponse.

—Qui? Koutouzow? demanda Rostow.

—Qui cherchez-vous? lui demanda, quelques pas plus loin, un officier blessé... le général en chef? Il a été tué par un boulet dans la poitrine, devant notre régiment!

—Non, pas Koutouzow... comment l'appelle-t-on?... Enfin qu'importe! Il n'en est pas resté beaucoup de vivants. Allez de ce côté, vous trouverez tous les chefs réunis au village de Gostieradek.»

—Il n'a pas été tué, il a été blessé! dit un autre.

À cinq heures du soir, la bataille était perdue sur tous les points. Plus de cent bouches à feu étaient tombées au pouvoir des Français.

«Ça m'est bien égal! l'Empereur étant blessé, qu'ai-je besoin de me ménager?»

«Voyons! tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle tient...!» La glace le supportait effectivement, mais elle craquait et cédait sous ses pas, et il était évident que, sans attendre le poids du canon et de cette foule, elle allait s'enfoncer sous lui. On le regardait, on se pressait sur les bords, sans se décider à l'imiter. Le commandant du régiment, à cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui parler, lorsqu'un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces têtes terrifiées, qu'elles s'inclinèrent, et quelque chose tomba. C'était le général qui s'affaissait dans une mare de sang! Personne ne le regarda, personne ne songea à le relever!

«Sur la glace! sur la glace! n'entends-tu pas! Tourne, tourne,» crièrent plusieurs voix; les gens ne savaient pas encore même pourquoi ils criaient ainsi.

«Prenez le chemin à gauche, Votre Noblesse; si vous allez tout droit, vous vous ferez tuer.»

«Mais il ne peut pas rester là, tout seul, au milieu de ce champ désert!» se dit-il. Alexandre tourna la tête, et il put apercevoir ces traits si profondément gravés dans son cœur. L'Empereur était pâle; ses joues étaient creuses, ses yeux enfoncés; mais la douceur et la mansuétude, empreintes sur sa figure, n'en étaient que plus frappantes. Rostow était heureux de le voir, heureux de la certitude que sa blessure n'était qu'une invention sans fondement, et il se disait qu'il était de son devoir de lui transmettre sans plus tarder le message du prince Dolgoroukow.

«Le salut est au delà de ces cent pas; rester ici c'est la mort!» voilà ce que tout le monde disait.

«J'aurais pu être à sa place,» se dit-il. Et, ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua à s'éloigner, ne sachant à quoi se décider ni de quel côté se diriger. Son désespoir était d'autant plus violent, qu'il s'accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait dû s'approcher. C'était le moment ou jamais de faire preuve de dévouement, et il n'en avait pas profité. Il tourna bride et revint à l'endroit où il avait aperçu l'Empereur, et où il n'y avait plus personne. Une longue file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow apprit d'un des conducteurs que l'état-major de Koutouzow était non loin du village, et qu'ils s'y rendaient. Il les suivit.

«J'aurais peut-être l'air, se disait-il, de profiter avec empressement de ce moment de solitude et d'abattement. Une figure inconnue peut lui être désagréable, et puis, que lui dirai-je, quand un regard de lui suffit pour m'ôter la voix?

«Et d'ailleurs que lui demanderais-je? il est quatre heures du soir, et la bataille est perdue! Non, non, je ne m'approcherai pas de lui: je ne dois pas interrompre ses pensées. Il vaut mieux mourir mille fois que d'en recevoir un regard courroucé.»

Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade tombait et éclatait au milieu de cette foule compacte, tuant et couvrant de sang tous ceux qu'ils atteignaient. Dologhow, déjà officier, blessé à la main, seul avec ses dix hommes et son chef à cheval, représentait tout ce qui restait du régiment. Entraînés par la masse, ils s'étaient frayé un chemin jusqu'à l'entrée de la chaussée, où ils s'étaient vus arrêtés par le cheval d'un avant-train, qui était tombé et qu'il fallait dégager. Un boulet tua un homme derrière eux, un second en frappa un autre devant, et le sang jaillit sur Dologhow. La foule se rua en avant avec désespoir et s'arrêta de nouveau.

Tout le corps d'armée de Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la moitié de leurs hommes, se repliaient en troupes débandées.

Sur ce point seul, à six heures du soir, continuait encore le feu de l'ennemi, qui, ayant placé des batteries à mi-côte de la hauteur de Pratzen, tirait sur nos troupes en retraite.

Rostow réfléchit un instant et suivit la route qu'on venait de lui signaler comme dangereuse.

Rostow continua son chemin au pas, ne sachant plus que faire, ni à qui s'adresser. L'Empereur blessé! La bataille perdue!... Suivant la direction indiquée, il voyait au loin une tour et les clochers d'une église. Pourquoi se dépêcher? Il n'avait rien à demander à l'Empereur, ni à Koutouzow, fussent-ils même sains et saufs.

Mais, comme un jeune amoureux ému et tremblant, qui n'ose donner cours à ses rêveries passionnées de la nuit, et cherche avec effroi un faux fuyant, afin de retarder le moment du rendez-vous si ardemment désiré, Rostow, en présence de son désir réalisé, ne savait s'il lui fallait s'approcher de l'Empereur ou si cette tentative ne serait pas inconvenante et déplacée.

Lâchant ce soldat, évidemment ivre, Rostow arrêta un domestique militaire, qui lui semblait devoir être écuyer d'un personnage haut placé. Le domestique lui raconta que l'Empereur avait passé en voiture sur cette route une heure auparavant à fond de train, et qu'il était dangereusement blessé. «C'est impossible, ce n'était pas lui, dit Rostow.—Je l'ai vu de mes propres yeux, répondit le domestique avec un sourire malin. Il y a assez longtemps que je le connais: combien de fois ne l'ai-je pas vu à Pétersbourg. Il était très pâle, dans le fond de sa voiture. Comme il les avait lancés ses quatre chevaux noirs, Ilia Ivanitch! On dirait que je ne le connais pas, ces chevaux, et que l'Empereur peut avoir un autre cocher qu'Ilia Ivanitch!

Les paroles qu'il aurait dû prononcer lui expiraient sur les lèvres, d'autant plus qu'il leur avait donné un tout autre cadre, l'heure triomphante d'une victoire, ou le moment où, étendu sur son lit de douleur, l'Empereur le remercierait de ses exploits héroïques, et où, lui mourant, il ferait à son souverain bien aimé l'aveu de son dévouement, si noblement confirmé par sa mort.

Les Français avaient cessé de tirer sur cette plaine désertée par les vivants; mais, à la vue de l'aide de camp qui la traversait, leurs bouches à feu lancèrent quelques boulets. Ces sons stridents et lugubres, ces morts dont il était entouré lui causèrent une impression de terreur et de pitié pour lui-même. Il se souvint de la dernière lettre de sa mère et se dit à lui-même: «Qu'aurait-elle éprouvé en me voyant ici sous le feu de ces canons?»

Le reste des colonnes de Langeron et de Doktourow se pressait confusément autour des étangs et des écluses du village d'Auguest.

Il vit le capitaine Von Toll s'approcher de l'Empereur et l'aider à franchir à pied le fossé et à s'asseoir ensuite sous un pommier. Toll resta debout à côté de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de regrets et d'envie, surtout lorsqu'il vit l'Empereur, portant une main à ses yeux, tendre l'autre à Toll.

Il s'éloigna donc tristement, le désespoir dans l'âme, en se retournant toujours pour suivre les mouvements de son souverain.

Et il déboucha sur l'espace où il y avait eu le plus de morts et de fuyards. Les Français n'y étaient pas encore, et le peu de Russes qui avaient survécu l'avaient abandonné. Sur ce champ gisaient, comme des gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes tués et blessés; les blessés rampaient pour se réunir par deux et par trois, et poussaient des cris qui frappaient péniblement l'oreille de Rostow; il lança son cheval au galop pour éviter ce spectacle des souffrances humaines. Il avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui lui était si nécessaire et qu'il avait senti faiblir en voyant ces malheureux.

Enfin, attrapant un soldat au collet, il le força à l'écouter: «Hé! l'ami! Il y a longtemps qu'ils sont tous là-bas, qu'ils ont filé en avant,» lui répondit le soldat en riant.

Dologhow, qui avait été refoulé au milieu, parvint jusqu'au bord de la digue, et courut sur la faible couche de glace qui recouvrait l'étang.

Doktourow et d'autres à l'arrière-garde, reformant leurs bataillons, se défendaient contre la cavalerie française qui les poursuivait. Le jour tombait. Sur l'étroite chaussée d'Auguest, pendant une longue série de paisibles années, le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait jeté ses lignes dans l'étang, pendant que son petit-fils, ses manches de chemise retroussées, s'amusait à plonger la main dans le grand arrosoir où frétillaient les poissons argentés; sur cette même chaussée, sous l'œil du paysan morave en bonnet de fourrure, en habit gros bleu, d'énormes chariots avaient longtemps passé au pas, amenant au moulin de riches gerbes de froment et remportant de gros sacs d'une farine blanche et légère dont la fine poussière voltigeait en l'air; et maintenant on y voyait une foule égarée, affolée, se pressant, se heurtant, s'écrasant sous les pieds des chevaux, les roues des fourgons, des avant-trains, et foulant aux pieds les mourants, pour aller se faire tuer quelques pas plus loin.

Dans le village de Gostieradek, qui était hors de la portée des boulets, il retrouva les troupes russes, quittant le champ de bataille en ordre, quoique confondues entre elles. On y parlait de la bataille perdue, comme d'un fait avéré: mais personne ne put indiquer à Rostow où étaient l'Empereur et Koutouzow. Les uns assuraient que le premier était réellement blessé; d'autres démentaient ce bruit, en l'expliquant par la fuite du grand-maréchal comte Tolstoï, pâle et terrifié, que l'on avait vu passer dans la voiture de l'Empereur. Ayant appris que quelques grands personnages se trouvaient derrière le hameau à gauche, Rostow s'y dirigea, non plus dans l'espoir de rencontrer celui qu'il cherchait, mais par acquit de conscience. À trois verstes plus loin, il dépassa les dernières troupes russes, et, à côté d'un verger séparé de la route par un fossé, il vit deux cavaliers. Il lui sembla connaître l'un deux, qui portait un plumet blanc; l'autre, sur un magnifique cheval alezan, qu'il crut aussi avoir déjà vu, arrivé au fossé, éperonna sa monture et, lui rendant la bride, le franchit légèrement; quelques parcelles de terre jaillirent sous les sabots du cheval, et alors, lui faisant faire volte-face, il franchit de nouveau le fossé et s'approcha respectueusement de son compagnon, comme pour l'engager à suivre son exemple. Celui auquel il s'adressait fit un geste négatif de la tête et de la main, et Rostow reconnut aussitôt son Empereur, son Empereur adoré, dont il pleurait la défaite.

Un des derniers avant-trains s'y engagea, et la foule se précipita sur la glace, qui craqua sous l'un des fuyards; son pied s'enfonça dans l'eau; en faisant un effort pour le retirer, il y tomba jusqu'à la ceinture. Les plus proches hésitèrent, l'homme de l'avant-train arrêta son cheval, tandis que derrière continuaient les cris: «En avant! En avant sur la glace;» et des hurlements de terreur retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et battaient les chevaux pour les forcer à avancer. Les chevaux partirent, la glace s'effondra d'un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant les boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre régularité, tantôt sur la glace, tantôt dans l'eau, et de décimer cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les étangs et leurs rives.

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