La Maison à vapeur在线阅读

La Maison à vapeur

Txt下载

移动设备扫码阅读

CHAPITRE VI. Premières étapes.

Le 6 mai, dès l'aube, j'avais quitté l'hôtel Spencer, l'un des meilleurs de Calcutta, où je demeurais depuis mon arrivée dans la capitale de l'Inde. Cette grande cité n'avait plus maintenant de secrets pour moi. Promenades du matin, à pied, pendant les premières heures du jour; promenades du soir, en voiture, dans le Strand, jusqu'à l'esplanade du fort William, au milieu des splendides équipages des Européens qui croisent assez dédaigneusement les non moins splendides voitures des gros et gras babous indigènes; excursions à travers ces curieuses rues marchandes, qui portent très justement le nom de bazars; visites aux champs d'incinération des morts, sur les bords du Gange, aux jardins botaniques du naturaliste Hooker, à «madame Kâli», l'horrible femme à quatre bras, cette farouche déesse de la mort, qui se cache dans un petit temple de l'un de ces faubourgs, dans lesquels se côtoient la civilisation moderne et la barbarie native, c'était fait. Contempler le palais du vice-roi, qui s'élève précisément en face de l'hôtel Spencer; admirer le curieux palais de Chowringhi Road et le Town-Hall, consacré à la mémoire des grands hommes de notre époque; étudier en détail l'intéressante mosquée d'Hougly; courir le port, encombré des plus beaux bâtiments de commerce de la marine anglaise; dire enfin adieu aux arghilas, adjudants ou philosophes,—ces oiseaux ont tant de noms!—qui sont chargés de nettoyer les rues et de tenir la ville dans un parfait état de salubrité, cela était fait aussi, et je n'avais plus qu'à partir.

Donc, ce matin-là, un palki-ghari, sorte de mauvaise voiture à deux chevaux et à quatre roues,—indigne de figurer parmi les confortables produits de la carrosserie anglaise,—vint me prendre sur la place du Gouvernement et m'eut bientôt déposé à la porte du bungalow du colonel Munro.

—Tu le tueras, Fox, comme je tuerai, moi, mon quarante et unième!» Dans les conversations du capitaine Hod et de son brosseur, le mot «tigre», on le voit, n'était jamais prononcé. C'était inutile. Les deux chasseurs se comprenaient.

—Qui sait?

—Qu'il abandonne souvent pour un autre! ajouta le capitaine Hod. Ah! c'est un capricieux, un fantasque, un lunatique, que ce Gange! On bâtit une ville sur ses bords, et, quelques siècles plus tard, la ville est au milieu d'une plaine, ses quais sont à sec, le fleuve a changé sa direction et son embouchure! Ainsi Rajmahal, ainsi Gaur, toutes les deux, autrefois, baignées par l'infidèle cours d'eau, et qui maintenant meurent de soif au milieu des rizières desséchées de la plaine!

—Pas même les fièvres, le choléra, la peste qu'il entretient à l'état endémique! s'écria le capitaine Hod. Il est vrai que les tigres et les crocodiles, qui fourmillent dans les Sunderbunds, ne s'en portent pas plus mal. Au contraire! On dirait, vraiment, que l'air empesté convient à ces animaux-là comme l'air pur d'un sanitarium aux Anglo-Indiens pendant la saison chaude. Ah! ces carnassiers!—Fox? dit Hod en se retournant vers son brosseur, qui desservait la table.

—Oui, mon capitaine, à deux milles de Port-Canning, répondit Fox. C'était un soir…

—Non, Banks, reprit le colonel, je t'appartiens, et n'ai vraiment pas de préférence à visiter une province plutôt qu'une autre. Une seule question, cependant: lorsque vous aurez atteint Bénarès, quelle direction comptez-vous suivre?

—N'est-ce pas là que tu as tué ton trente-septième?

—Mon cher Munro, répondit Banks, il convient, cependant, que tu donnes ton avis…

—Mon capitaine? répondit Fox.

—Le trente-huitième n'est pas encore tué, mon capitaine!

—La direction du nord! s'écria impétueusement le capitaine Hod, la route qui remonte directement jusqu'aux premières rampes de l'Himalaya à travers le royaume d'Oude!

—Il suffit, Fox! reprit le capitaine en achevant un grand verre de grog, je connais l'histoire du trente-septième. Celle du trente-huitième m'intéresserait davantage!

—Heureusement pour vous, mon cher Banks, répondis-je, les Indous ne vous entendent pas parler ainsi de leur fleuve sacré! Ils ne vous le pardonneraient pas!

—En effet, répondit Banks, le Gange, c'est un fils de Dieu, s'il n'est Dieu lui-même, et rien de ce qu'il fait n'est mal à leurs yeux!

—Eh! répondis-je, ne peut-on craindre que pareil sort ne soit réservé à Calcutta?

—Eh bien, mes amis, à ce moment… répondit le colonel Munro, peut-être vous demanderai-je de… Mais nous en parlerons lorsqu'il sera temps. Jusque-là, allez comme bon vous semble!»

—Bon! ne sommes-nous pas là! répliqua Banks. Ce n'est qu'une question de digues! Si cela est nécessaire, les ingénieurs sauront bien contenir les débordements de ce Gange! On lui mettra la camisole de force!

À dix heures, la table fut dressée dans la salle à manger, et moins secoués, certainement, que nous ne l'eussions été dans le compartiment d'un wagon-salon de première classe, nous fîmes honneur au déjeuner de monsieur Parazard.

À cent pas en dehors du faubourg, notre train nous attendait. Il n'y avait plus qu'à emménager,—c'est le mot.

«Mes amis, avait dit le colonel Munro, je vous abandonne absolument la direction du voyage… Décidez sans moi. Tout ce que vous ferez sera bien fait.

«Les hommes, dit M. de Valbezen, soufflent alors comme des chevaux cornards, et, pendant la guerre de répression, officiers et soldats étaient obligés de recourir aux douches sur la tête afin de prévenir les congestions.»

«En route! s'écria le capitaine Hod, en agitant son chapeau, Géant d'Acier, en route!»

«Ce que vous voyez là, mon cher Maucler, me dit Banks, c'est une conquête du fleuve sacré sur le golfe non moins sacré du Bengale. Affaire de temps. Il n'y a peut-être pas une parcelle de cette terre qui ne soit venue des frontières de l'Himalaya, transportée par le courant du Gange. Le fleuve a peu à peu égrené la montagne pour en composer le sol de cette province, où il s'est ménagé un lit…

Un mot sur le personnel de l'expédition, qui occupait la seconde maison roulante:

Toutefois, grâce à la marche de Steam-House, à l'agitation de la couche d'air provoquée par les battements de la punka, à l'atmosphère humide qui circulait à travers les écrans de vétiver fréquemment arrosés, nous ne souffrions pas trop de la chaleur. D'ailleurs, la saison des pluies, qui dure depuis le mois de juin jusqu'au mois d'octobre, n'était pas éloignée, et il était à craindre qu'elle fût plus désagréable que la saison chaude. Après tout, dans les conditions où s'opérait notre voyage, nous n'avions rien de grave à redouter.

Si Goûmi était l'ordonnance du colonel, Fox,—un Anglais pur sang, très gai, très communicatif,—était le brosseur du capitaine Hod, et non moins enragé chasseur que lui. Ce brave garçon n'eût pas changé cette situation sociale pour une autre, quelle qu'elle fût. Sa finesse le rendait digne du nom qu'il portait: Fox! Renard! mais un renard qui en était à son trente-septième tigre,—trois de moins que son capitaine. Il comptait bien, d'ailleurs, ne pas en rester là.

Pendant les premières heures de cette matinée, nous avions pris place dans le salon de Steam-House. La porte et les deux fenêtres de la vérandah étaient ouvertes, et la punka, en agitant l'air, rendait la température plus supportable.

On sait que le climat de l'Inde comprend trois saisons: la saison pluvieuse, la saison froide, la saison chaude. Cette dernière est la plus courte, mais c'est aussi la plus pénible à passer. Mars, avril et mai sont trois mois particulièrement redoutables. Entre tous, mai est le plus chaud. À cette époque, affronter le soleil, pendant certaines heures de la journée, c'est risquer sa vie,— du moins pour les Européens. Il n'est pas rare, en effet, que, même à l'ombre, la colonne thermométrique s'élève à cent six degrés Fahrenheit (environ 41° centigrades).

Le sergent Mac Neil et Goûmi étaient, de corps et d'âme, les deux fidèles du colonel Munro.

Le mécanicien Storr, un Anglais, appartenait à la Compagnie du «Great Southern of India», qu'il avait quittée depuis quelques mois seulement. Banks, qui le connaissait et le savait fort capable, l'avait fait entrer au service du colonel Munro. C'était un homme de quarante ans, ouvrier habile, très entendu aux choses de son métier, et qui devait nous rendre de grands services.

Le chauffeur s'appelait Kâlouth. Il était de cette classe d'Indous, si recherchés par les Compagnies de chemins de fer, qui peuvent impunément supporter cette chaleur tropicale des Indes, doublée de la chaleur de leur chaudière. Il en est de même des Arabes auxquels les Compagnies de transports maritimes confient le service des chaufferies pendant la traversée de la mer Rouge. Ces braves gens se contentent tout au plus de bouillir, là où des Européens rôtiraient en quelques instants. Bon choix également.

Le Géant d'Acier, ce nom que notre enthousiaste ami venait de donner au merveilleux moteur de notre train, il le méritait bien, et ce nom lui resta.

Le Géant d'Acier était maintenu au pas par le régulateur de Storr. Une petite lieue à l'heure, c'était tout ce que lui demandaient, pour le moment, des voyageurs soucieux de voir le pays qu'ils traversaient.

Le Bengale est peut-être, sinon la plus curieuse, du moins la plus riche des présidences de l'Indoustan. Ce n'est évidemment pas le pays proprement dit des rajahs, qui embrasse plus spécialement le centre de ce vaste royaume; mais cette province s'étend sur un territoire très peuplé, qui peut être considéré comme le vrai pays des Indous. Elle se développe, au nord, jusqu'aux infranchissables frontières de l'Himalaya, et notre itinéraire allait nous permettre de la couper obliquement.

La route que suivait notre train côtoyait alors la rive gauche de l'Hougly, le plus occidental de ces nombreux bras du Gange, dont l'ensemble comprend l'inextricable réseau du delta des Sunderbunds. Toute cette partie du territoire est de formation alluvionnaire.

L'ordonnance du colonel Munro était un Indou âgé de trente-cinq ans, Gourgkah de race, nommé Goûmi. Il appartenait à ce régiment qui, pour faire acte de bonne discipline, accepta l'usage des nouvelles munitions, dont l'emploi fut l'occasion première ou tout au moins le prétexte de la révolte des Cipayes. Petit, leste, bien découplé, d'un dévouement à toute épreuve, il portait encore l'uniforme noir de la brigade des «rifles», auquel il tenait comme à sa propre peau.

L'heure du départ avait sonné. La chaudière était en pression, la machine prête à fonctionner. Le mécanicien se tenait à son poste, la main sur le régulateur. Le coup de sifflet réglementaire fut lancé.

Il était enchanté d'ailleurs, le capitaine Hod! Le plaisir d'arracher son colonel à la solitude de sa retraite, la joie de partir pour les provinces septentrionales de l'Inde dans un équipage sans pareil, la perspective d'exercices ultra-cynégétiques et d'excursions dans les régions himalayennes, tout cela l'animait, le surexcitait, se manifestait par d'interminables interjections et des poignées de main à vous briser les os.

Il va sans dire que nos bagages avaient été préalablement déposés dans leur compartiment spécial. Nous n'emportions d'ailleurs que le nécessaire. Seulement, en fait d'armes, le capitaine Hod n'avait pas pensé que l'indispensable pût comprendre moins de quatre carabines Enfield, à balles explosibles, quatre fusils de chasse, deux canardières, sans compter un certain nombre de fusils et de revolvers,—de quoi armer tout notre monde. Cet attirail menaçait plus les fauves que le simple gibier comestible, mais on n'eût pas fait entendre raison à ce sujet au Nemrod de l'expédition.

Il faut citer encore, pour compléter le personnel de l'expédition, notre cuisinier nègre, qui régnait à la partie antérieure de la seconde maison entre les deux offices. Français d'origine, ayant déjà rôti et fricassé sous toutes les latitudes, «monsieur Parazard»,—c'était son nom,—s'imaginait remplir, non un vulgaire métier, mais une fonction de haute importance. Il pontifiait, véritablement, lorsque sa main se promenait d'un fourneau à l'autre, distribuant, avec la précision d'un chimiste, le poivre, le sel et autres condiments qui relevaient ses préparations savantes. En somme, comme monsieur Parazard était habile et propre, on lui pardonnait volontiers cette vanité culinaire.

Cette réponse de sir Edward Munro ne laissa pas de m'étonner quelque peu. Quelle était donc sa pensée? N'avait-il consenti à entreprendre ce voyage qu'avec l'idée que le hasard le servirait peut-être mieux que sa volonté n'avait pu le faire? Se disait-il que si Nana Sahib n'était pas mort, il parviendrait peut-être à le retrouver dans le nord de l'Inde? Avait-il enfin conservé quelque espérance de pouvoir se venger encore? Pour moi, j'avais comme un pressentiment que quelque arrière-pensée guidait le colonel Munro, et il me sembla que le sergent Mac Neil devait être dans le secret de son maître.

Cependant, à mesure que nous avancions, l'Hougly, qui est large de près d'un kilomètre devant Calcutta, resserrait peu à peu son lit. En amont de la ville, ce sont d'assez basses rives que celles qui contiennent son cours. Là, trop souvent, s'engouffrent de formidables cyclones, qui étendent leurs désastres sur toute la province. Quartiers entièrement détruits, centaines de maisons écrasées les unes contre les autres, immenses plantations dévastées, milliers de cadavres jonchant la cité et la campagne, telles sont les ruines que ces irrésistibles météores laissent après eux, et dont le cyclone de 1864 a été l'un des plus terribles exemples.

Au sortir des faubourgs de Calcutta, nous avions été suivis par un certain nombre d'Européens, qu'émerveillait notre équipage, et par une foule d'Indous qui le considéraient avec une sorte d'admiration mêlée de crainte. Cette foule s'était peu à peu éclaircie, mais nous n'échappions pas à l'ébahissement des passants qui prodiguaient leurs «wahs! wahs!» admiratifs. Il va sans dire que toutes ces interjections étaient moins pour les deux superbes chars que pour le gigantesque éléphant qui les traînait en vomissant des tourbillons de vapeur.

Après s'être battus à ses côtés dans toutes les guerres de l'Inde, après l'avoir aidé dans ses infructueuses tentatives pour retrouver Nana Sahib, ils l'avaient suivi dans sa retraite et ne devaient jamais le quitter.

Après discussion au sujet des premières étapes, nous nous étions tous ralliés à ce projet: remonter pendant quelques lieues l'Hougly, celui des bras du Gange qui arrose Calcutta, laisser sur la droite la ville française de Chandernagor, de là suivre la ligne du chemin de fer jusqu'à Burdwan, puis prendre de biais à travers le Béhar, de manière à retrouver le Gange à Bénarès.

Ainsi donc, sir Edward Munro, Banks, le capitaine Hod et moi, d'une part, Mac Neil, Storr, Kâlouth, Goûmi, Fox et monsieur Parazard, de l'autre,—en tout dix personnes,—telle était l'expédition qu'emportait vers le nord de la péninsule le Géant d'Acier avec son train de deux maisons roulantes. N'oublions pas les deux chiens Phann et Black, dont le capitaine n'en était plus à apprécier les qualités dans ses chasses au gibier de poil et de plume.

Vers une heure de l'après-midi, après une délicieuse promenade au petit pas, qui s'était faite sans sortir de notre maison, nous sommes arrivés à Chandernagor.

J'avais déjà visité ce coin de territoire,—le seul qui reste à la France dans toute la présidence du Bengale. Cette ville, abritée par le drapeau tricolore et qui n'a pas le droit d'entretenir plus de quinze soldats pour sa garde personnelle, cette ancienne rivale de Calcutta pendant les luttes du XVIIIe siècle, est aujourd'hui bien déchue, sans industrie, sans commerce, ses bazars abandonnés, son fort vide. Peut-être Chandernagor aurait-elle repris quelque vitalité, si le railway d'Allahabad eût traversé ou tout au moins longé ses murs; mais, devant les exigences du gouvernement français, la compagnie anglaise a dû faire obliquer sa voie, de manière à contourner notre territoire, et Chandernagor a perdu là l'unique occasion de retrouver quelque importance commerciale.

Notre train n'entra donc pas dans la ville. Il s'arrêta à trois milles, sur la route, à l'entrée d'un bois de lataniers. Lorsque le campement eut été organisé, on aurait dit un commencement de village qui venait se fonder en cet endroit. Mais le village était mobile, et, dès le lendemain, 7 mai, il reprenait sa marche interrompue, après une nuit calme, passée dans nos confortables cabines.

Pendant cette halte, Banks avait fait renouveler le combustible. Bien que la machine eût peu consommé, il tenait à ce que le tender portât toujours sa pleine charge, c'est-à-dire, en eau, en bois ou en charbon, de quoi marcher pendant soixante heures.

Cette règle, le capitaine Hod et son fidèle Fox ne manquaient pas de l'appliquer à eux-mêmes, et leur foyer intérieur,—je veux dire leur estomac, qui offrait une grande surface de chauffe,— était toujours muni de ce combustible azoté, indispensable pour faire marcher bien et longtemps la machine humaine.

Cette fois, l'étape devait être plus longue. Nous allions voyager deux jours, nous reposer deux nuits, de manière à atteindre Burdwan et à visiter cette ville pendant la journée du 9.

À six heures du matin, Storr donnait un coup de sifflet aigu, purgeait ses cylindres, et le Géant d'Acier prenait une allure un peu plus rapide que la veille.

Pendant quelques heures, nous avions côtoyé la voie ferrée, qui, par Burdwan, va rejoindre à Rajmahal la vallée du Gange, qu'elle suit alors jusqu'au delà de Bénarès. Le train de Calcutta vint à passer, à grande vitesse. Il semblait nous défier par les exclamations admiratives des voyageurs. Nous ne répondîmes pas à leur défi. Ils pouvaient aller plus rapidement que nous, mais plus confortablement, non!

Le pays qui fut traversé pendant ces deux jours était invariablement plat et, par cela même, assez monotone. Ça et là se balançaient quelques flexibles cocotiers, dont les derniers échantillons allaient rester en arrière, au delà de Burdwan. Ces arbres, qui appartiennent à la grande famille des palmiers, sont amis des côtes et aiment à retrouver quelques molécules d'air marin dans l'atmosphère qu'ils respirent. Aussi, en dehors d'une zone assez étroite qui confine au littoral, ne les rencontre-t-on plus, et il est inutile de les chercher dans l'Inde centrale. Mais la flore de l'intérieur n'en est pas moins intéressante et variée.

De chaque côté de la route, ce n'était, à proprement parler, qu'un immense échiquier de rizières, qui se dessinait à perte de vue. Le sol était divisé en quadrilatères, endigués comme les marais salants ou les parcs aux huîtres d'un littoral. Mais la couleur verte dominait, et la récolte promettait d'être belle sur cet humide et chaud territoire, dont les buées indiquaient la prodigieuse fertilité.

Le lendemain soir, à l'heure dite, avec une exactitude qu'un express eût enviée, la machine donnait son dernier coup de vapeur et s'arrêtait aux portes de Burdwan.

Administrativement, cette cité est le chef-lieu d'un district anglais, mais le district appartient en propre à un maharajah, qui ne paye pas moins de dix millions d'impôts au gouvernement. La ville est, en grande partie, composée de maisons basses, que séparent de belles allées d'arbres, cocotiers et aréquipiers. Ces allées étaient assez larges pour livrer passage à notre train. Nous allâmes donc camper en un endroit charmant, plein d'ombre et de fraîcheur. Ce soir-là, la capitale du maharajah compta un petit quartier de plus. C'était notre hameau portatif, notre village de deux maisons, et nous ne l'aurions pas changé pour tout le quartier où s'élève le splendide palais d'architecture anglo-indienne du souverain de Burdwan.

Notre éléphant, on le pense, produisit là son effet accoutumé, c'est-à-dire une sorte de terreur admirative chez tous ces Bengalis, qui accouraient de toutes parts, tête nue, les cheveux coupés à la Titus, et ayant pour unique vêtement, les hommes un pagne autour des reins, les femmes un sari blanc qui les enveloppait de la tête aux pieds.

«Je n'ai qu'une crainte! dit le capitaine Hod, c'est que le maharajah ne veuille acheter notre Géant d'Acier, et qu'il en offre une telle somme, que nous soyons obligés de le vendre à Sa Hautesse!

—Jamais! s'écria Banks. Je lui fabriquerai un autre éléphant, quand il le voudra, et si puissant qu'il pourra tramer sa capitale tout entière d'un bout de ses États à l'autre! Mais le nôtre, nous ne le vendrons à aucun prix, n'est-ce pas, Munro?

—À aucun prix!» répondit le colonel du ton d'un homme que l'offre d'un million n'aurait pu séduire.

D'ailleurs, l'achat de notre colosse n'eut pas lieu d'être discuté. Le maharajah n'était point à Burdwan. La seule visite que nous reçûmes fut celle de son «kâmdar», sorte de secrétaire intime, qui vint examiner notre équipage. Cela fait, ce personnage nous offrit,—ce qui fut accepté volontiers,—d'explorer les jardins du palais, plantés des plus beaux échantillons de la végétation tropicale, arrosés d'eaux vives qui se distribuent en étangs ou courent en ruisseaux, de visiter le parc, orné de kiosques fantaisistes du plus charmant effet, tapissé de pelouses verdoyantes, peuplé de chevreuils, de cerfs, de daims, d'éléphants, représentants de la faune domestique, et de tigres, de lions, de panthères, d'ours, représentants de la faune sauvage, logés dans des ménageries superbes.

«Des tigres en cage comme des oiseaux, mon capitaine! s'écria Fox. Si cela ne fait pas pitié!

—Oui, Fox! répondit le capitaine. Si on les consultait, ces honnêtes fauves, ils aimeraient mieux rôder librement dans les jungles… même à portée d'une carabine à balle explosive!

—Ah! comme je comprends cela, mon capitaine!» répondit le brosseur, en laissant échapper un soupir.

Le lendemain, 10 mai, nous quittions Burdwan. Steam-House, bien approvisionné, franchissait la voie ferrée sur un passage à niveau, et se dirigeait directement vers Ramghur, ville située à soixante-quinze lieues environ de Calcutta.

Cet itinéraire, il est vrai, laissait sur notre droite l'importante ville de Mourchedabad, qui n'est curieuse ni dans sa partie indienne, ni dans sa partie anglaise; Monghir, une sorte de Birmingham de l'Indoustan, perchée sur un promontoire qui domine le cours du fleuve sacré; Patna, la capitale de ce royaume du Béhar que nous allions traverser obliquement, riche centre de commerce pour l'opium, et qui tend à disparaître sous l'envahissement des plantes grimpantes, dont sa flore foisonne. Mais nous avions mieux à faire: c'était de suivre une direction plus méridionale, à deux degrés au-dessous de la vallée du Gange.

Pendant cette partie du voyage, le Géant d'Acier fut un peu plus poussé et soutint un léger trot, qui nous permit d'apprécier l'excellente installation de nos maisons suspendues. La route était belle, d'ailleurs, et se prêtait à l'épreuve. Les carnassiers s'effrayaient ils au passage du gigantesque éléphant, vomissant fumée et vapeur, cela est possible! En tout cas, au grand étonnement du capitaine Hod, nous n'en voyions aucun au milieu des jungles de ce territoire. Au surplus, c'était à travers les régions septentrionales de l'Inde, non dans les provinces du Bengale, qu'il comptait satisfaire ses instincts de chasseur, et il ne songeait pas encore à se plaindre.

Le 15 mai, nous étions près de Ramghur, à cinquante lieues environ de Burdwan. La moyenne de la vitesse avait été d'une quinzaine de lieues par douze heures, pas davantage.

Trois jours après, le 18, le train s'arrêtait, cent kilomètres plus loin, près de la petite ville de Chittra.

Aucun incident, n'avait marqué cette première période du voyage. Les journées étaient chaudes, mais combien la sieste était facile à l'abri des vérandahs! Nous y passions les heures les plus ardentes dans un farniente délicieux.

Le soir venu, Storr et Kâlouth, sous les yeux de Banks, s'occupaient de nettoyer la chaudière et de visiter la machine.

Pendant ce temps, le capitaine Hod et moi, accompagnés de Fox, de Goûmi et des deux chiens d'arrêt, nous allions chasser aux environs du campement. Ce n'était encore que le petit gibier de poil et de plume; mais si le capitaine en faisait fi comme chasseur, il n'en faisait pas fi comme gourmet, et le lendemain, à son extrême contentement comme à la grande satisfaction de monsieur Parazard, le menu du repas comptait quelques pièces savoureuses, qui économisaient nos conserves.

Quelquefois, Goûmi et Fox restaient pour faire l'office de bûcherons et de porteurs d'eau. Ne fallait-il pas réapprovisionner le tender pour la journée du lendemain? Aussi, autant que possible, Banks choisissait-il les lieux de halte sur les bords d'un ruisseau, à proximité de quelque bois. Tout ce ravitaillement indispensable s'opérait sous la direction de l'ingénieur, qui ne négligeait aucun détail.

Puis, lorsque tout était terminé, nous allumions nos cigares,— d'excellents «cherouts» de Manille,—et nous fumions en causant de ce pays que Hod et Banks connaissaient à fond. Quant au capitaine, dédaignant le vulgaire cigare, il aspirait de ses vigoureux poumons, à travers un tuyau long de vingt pieds, la fumée aromatisée d'un «houkah», soigneusement bourré par la main de son brosseur.

Notre plus grand désir eût été que le colonel Munro nous suivît pendant ces rapides excursions aux abords du campement. Invariablement, nous le lui proposions au moment de partir, mais, invariablement aussi, il déclinait notre offre et restait avec le sergent Mac Neil. Tous deux, alors, se promenaient sur la route, allant et venant pendant une centaine de pas. Ils parlaient peu, mais ils semblaient s'entendre à merveille, et n'avaient plus besoin d'échanger des paroles pour échanger des pensées. Ils étaient l'un et l'autre entièrement absorbés dans ces funestes souvenirs que rien ne pouvait effacer. Qui sait même si ces souvenirs ne se ravivaient pas, à mesure que sir Edward Munro et le sergent se rapprochaient du théâtre de la sanglante insurrection!

Évidemment, quelque idée fixe, que nous ne connaîtrons que plus tard, et non le simple désir de ne pas se séparer de nous, avait engagé le colonel Munro à se joindre à cette expédition dans le nord de l'Inde. Je dois dire que Banks et le capitaine Hod partageaient ma manière de voir à cet égard. Aussi, tous trois, non sans une certaine inquiétude pour l'avenir, nous nous demandions si cet éléphant d'acier, en courant à travers les plaines de la péninsule, n'entraînait pas tout un drame avec lui.

3.70%
CHAPITRE VI. Premières étapes.