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VIII. De Camdless-Bay au lac Washington

Le soir même, un peu avant minuit, Gilbert et Mars étaient de retour à Castle-House. Que de difficultés ils avaient dû vaincre pour sortir de la Crique-Noire! Au moment où ils quittaient le blockhaus, la nuit commençait à se faire dans la vallée du Saint- John. Aussi l'obscurité était-elle déjà complète sous les arbres de la lagune. Sans une sorte d'instinct qui guidait Mars à travers les passes, entre les îlots confondus dans la nuit, ni l'un ni l'autre n'eussent pu regagner le cours du fleuve. Vingt fois, leur embarcation dut s'arrêter devant un barrage qu'elle ne pouvait franchir, et rebrousser chemin pour atteindre quelque chenal praticable. Il fallut allumer des branches résineuses et les planter à l'avant du canot, afin d'éclairer la route tant bien que mal. Où les difficultés devinrent extrêmes, ce fut précisément quand Mars chercha à retrouver l'unique issue qui permettait aux eaux de s'écouler vers le Saint-John. Le métis ne reconnaissait plus la brèche faite dans le fouillis des roseaux, par laquelle tous deux avaient passé quelques heures auparavant. Par bonheur, la marée descendait, et le canot put se laisser aller au courant qui s'établissait par son déversoir naturel. Trois heures plus tard, après avoir rapidement franchi les vingt milles qui séparent la Crique-Noire de la plantation, Gilbert et Mars débarquaient au pied de Camdless-Bay.

On les attendait à Castle-House. James Burbank ni aucun des siens n'avaient encore regagné leurs chambres. Ils s'inquiétaient de ce retard inaccoutumé. Gilbert et Mars avaient l'habitude de revenir chaque soir. Pourquoi n'étaient-ils pas de retour? En devait-on conclure qu'ils avaient trouvé une piste nouvelle, que leurs recherches allaient peut-être aboutir? Que d'angoisses dans cette attente!

— À demain donc!»

— À cent milles environ, répondit Mars.

— Tu en as la preuve?

— Oui, chère Alice! répondit le jeune officier, oui!… Nous la ramènerons!… Que Dieu nous protège!»

— Nous sommes prêts, Gilbert.

— Non, monsieur James, répondit Mars. Jusqu'au lac George, je réponds de moi. Au delà, nous verrons. D'ailleurs, nous n'avons pas une heure à perdre, et, puisque la marée nous favorise, il faut en profiter. Plus nous remonterons, moins elle sera forte, moins elle durera. Je vous propose donc de faire route nuit et jour.»

— Mon père, répondit le jeune officier, Alice ne s'est point trompée!… C'est bien Texar qui a enlevé ma soeur et Zermah.

— Mars, demanda Gilbert, comment allons-nous procéder maintenant? Faut-il abandonner l'embarcation afin de longer une des rives du Saint-John? Cela ne se fera pas sans peine ni retard. Ne serait-il donc pas possible, le lac George une fois traversé, de continuer à suivre cette route d'eau jusqu'au point où elle cessera d'être navigable? Ne peut-on essayer, quitte à débarquer si l'on échoue et si l'on ne peut se remettre à flot? Cela vaut du moins la peine d'être tenté. — Qu'en penses-tu?

— Lisez!»

— Et à quelle distance, demanda James Burbank, sommes-nous maintenant de Camdless-Bay?

— Essayons, monsieur Gilbert», répondit Mars.

— Ce n'est pas encore le tiers du parcours que nous avons à faire pour atteindre les Everglades, fit observer Edward Carrol.

«Oui, reprit-il, plus de doute possible, c'est l'Espagnol! Et, ses deux victimes, il les a conduites ou fait conduire au vieux fortin de la Crique-Noire! C'est là qu'il demeurait à l'insu de tous. Un pauvre esclave, auquel Zermah avait confié ce papier, afin qu'il le fît parvenir à Castle-House, et de qui elle a sans doute appris que Texar allait partir pour l'île Carneral, a payé de sa vie d'avoir voulu se dévouer pour elle. Nous l'avons trouvé mourant, frappé de la main de Texar, et maintenant il est mort. Mais, si Dy et Zermah ne sont plus à la Crique-Noire, nous savons, du moins dans quelle partie de la Floride on les a entraînées. C'est aux Everglades, et c'est là qu'il faut aller les reprendre. Dès demain, mon père, dès demain, nous partirons…

«Oui! C'est bien le lac George, dit Mars, que j'ai déjà visité, lorsque j'accompagnais l'expédition chargée de relever le haut cours du fleuve.

«Mon père… Gilbert… dit-elle, ramenez-moi notre petite Dy!… Ramenez-moi ma soeur…

«Mars, demanda alors James Burbank, tu ne crains pas de t'engager pendant la nuit sur le Saint-John?

«Eh bien… Gilbert? s'écria James Burbank.

Vers onze heures, quand la mer vint à renverser, le vent resta favorable. Il fallut, néanmoins, armer les avirons pour maintenir la vitesse. Les Noirs se mirent à la besogne, et, sous la poussée de cinq couples vigoureux, l'embarcation continua de remonter rapidement le fleuve.

Un peu après six heures, James Burbank et ses compagnons avaient perdu de vue, derrière un coude du fleuve, la tour rougeâtre du vieux fort espagnol, abandonné depuis un siècle, qui domine les hautes cimes des grands palmistes de la berge.

Si le Saint-John eût été constamment navigable jusqu'à sa source, le trajet aurait pu s'accomplir rapidement sans grandes difficultés; mais, très probablement, on ne pourrait l'utiliser que sur un parcours de cent sept milles environ, c'est-à-dire jusqu'au lac George. Plus loin, sur son cours embarrassé d'îlots, barré d'herbages, sans chenal suffisamment tracé, à sec parfois au plus bas du jusant, une embarcation un peu chargée eût rencontré de sérieux obstacles ou éprouvé tout au moins des retards. Cependant, s'il était possible de le remonter jusqu'au lac Washington, à peu près à la hauteur du vingt-huitième degré de latitude, par le travers du cap Malabar, on se serait beaucoup rapproché du but. Toutefois, il n'y fallait pas autrement compter. Le mieux était de se préparer pour un trajet de deux cent cinquante milles au milieu d'une région presque abandonnée, où manqueraient les moyens de transport, et aussi les ressources nécessaires à une expédition qui devait être rapidement conduite. C'est, eu égard à de telles éventualités, que James Burbank avait fait tous ses préparatifs.

Quant à l'île Carneral, les cartes de la péninsule floridienne en indiquaient la situation sur le lac Okee-cho-bee.

Peu importait, après tout. Ce qui était acquis maintenant, c'est que la métisse et l'enfant avaient été conduites tout d'abord au blockhaus de la Crique-Noire, puis entraînées à l'île Carneral. C'est là qu'il fallait les chercher, c'est là qu'il fallait surprendre Texar. Cette fois, rien ne pourrait le soustraire au châtiment que méritaient depuis si longtemps ses criminelles manoeuvres.

On ne fit halte, ni cette nuit, ni dans la journée du 22, qui ne fut marquée par aucun incident, ni durant les douze heures suivantes. Le haut cours du fleuve semblait être absolument désert. On naviguait, pour ainsi dire, au milieu d'une longue forêt de vieux cèdres, dont les masses feuillues se rejoignaient parfois au-dessus du Saint-John en formant un épais plafond de verdure. De villages, on n'en voyait pas. De plantations ou d'habitations isolées, pas davantage. Les terres riveraines ne se prêtaient à aucun genre de culture. Il n'aurait pu venir à l'idée d'un colon d'y fonder un établissement agricole.

Mars, silencieux, se tenait au gouvernail, évoluant d'une main sûre à travers les bras que les îles et les îlots forment au milieu du Saint-John. Il suivait les passes dans lesquelles le courant se propageait avec moins de violence. Il s'y lançait sans une hésitation. Jamais il ne s'engageait, par erreur, en un chenal impraticable, jamais il ne risquait de s'échouer sur un haut fond que la marée basse allait bientôt laisser à sec. Il connaissait le lit du fleuve jusqu'au lac George, comme il en connaissait les détours au-dessous de Jacksonville, et il dirigeait l'embarcation avec autant de sûreté que les canonnières du commandant Stevens qu'il avait pilotées à travers les sinuosités de la barre.

M. Stannard, Miss Alice, les sous-régisseurs et Pyg étaient restés sur le pier de Camdless-Bay pendant que l'embarcation s'en détachait. Tous lui envoyèrent alors un dernier adieu, au moment où, prise par le vent de nord-est et servie par la marée montante, elle disparaissait derrière la petite pointe de la Crique Marino.

Là, Gilbert Burbank se fit reconnaître de l'officier qui commandait à Picolata, et, muni du laisser-passer que lui avait remis le commandant Stevens, il put continuer sa route.

Les adieux furent faits. Gilbert embrassa Miss Alice, et James Burbank la pressa dans ses bras comme si elle eût été déjà sa fille.

Le premier repas fut pris en commun. Les coffres renfermaient des provisions suffisantes pour une vingtaine de jours, et un certain nombre de ballots qui serviraient à les transporter, lorsqu'il faudrait suivre la route de terre. Quelques objets de campement devaient permettre de faire halte, de jour ou de nuit, dans les bois épais dont sont couverts les territoires riverains du Saint- John.

Le lendemain, 20 mars, le personnel de l'expédition était réuni sur le pier de Camdless-Bay. James Burbank et Gilbert, non sans éprouver une vive angoisse, avaient embrassé Mme Burbank, qui ne pouvait encore quitter sa chambre. Miss Alice, M. Stannard et les sous-régisseurs les avaient accompagnés. Pyg lui-même était venu faire ses adieux à M. Perry, envers lequel il éprouvait maintenant une sorte d'affection. Il se souvenait des leçons qu'il en avait reçues sur les inconvénients d'une liberté pour laquelle il ne se sentait pas mûr.

Le coeur leur battit à tous, quand ils rangèrent cette rive gauche du fleuve, à travers laquelle pénétraient les eaux du flux. C'était au delà de ces massifs de roseaux, de cannas et de palétuviers que Dy et Zermah avaient été entraînées tout d'abord. C'était là que, depuis plus de quinze jours, Texar et ses complices les avaient si profondément cachées qu'il n'était rien resté de leurs traces après le rapt. Dix fois, James Burbank et Stannard, puis Gilbert et Mars, avaient remonté le fleuve à la hauteur de cette lagune, sans se douter que le vieux blockhaus leur servît de retraite.

Le 23, dès les premières lueurs du jour, le fleuve s'évasa en une large nappe liquide, dont les berges se dégageaient enfin de l'interminable forêt. Le pays, très plat, se reculait jusqu'aux limites d'un horizon éloigné de plusieurs milles.

La proposition de Mars était dictée par les circonstances. Puisqu'il s'engageait à passer, il fallait se fier à son adresse. On n'eut pas lieu de s'en repentir. Toute la nuit, l'embarcation remonta facilement le cours du Saint-John. La marée lui vint en aide pendant quelques heures encore. Puis, les Noirs, se relevant aux avirons, purent gagner une quinzaine de milles vers le sud.

L'expédition était ainsi composée: James Burbank, son beau-frère Edward Carrol, guéri de sa blessure, son fils Gilbert, le régisseur Perry, Mars, plus une douzaine de Noirs choisis parmi les plus braves, les plus dévoués du domaine — en tout dix-sept personnes. Mars connaissait assez le cours du Saint-John pour servir de pilote tant que la navigation serait possible, en deçà comme au delà du lac George. Quant aux Noirs, habitués à manier la rame, ils sauraient mettre leurs robustes bras en oeuvre, lorsque le courant ou le vent ferait défaut.

L'espoir était rentré à Castle-House. On ne s'égarerait plus maintenant en recherches stériles. Mme Burbank, mise au courant de cette situation, se sentit revivre. Elle eut la force de se relever, de s'agenouiller pour remercier Dieu.

L'embarcation — une des plus grandes de Camdless-Bay — pouvait gréer une voile qui, depuis le vent arrière jusqu'au largue, lui permettrait de suivre les détours d'un chenal parfois très sinueux. Elle portait des armes et des munitions en quantité suffisante pour que James Burbank et ses compagnons n'eussent rien à craindre des bandes de Séminoles de la basse Floride, ni des compagnons de Texar, si l'Espagnol avait été rejoint par quelques- uns de ses partisans. En effet, il avait fallu prévoir cette éventualité qui pouvait entraver le succès de l'expédition.

James Burbank arriva devant ce petit bourg vers six heures du soir. Un détachement de nordistes occupait alors l'appontement de l'escale. L'embarcation fut hélée et dut faire halte près du quai.

Ils arrivèrent enfin, et, à leur entrée dans le hall, tous s'étaient précipités vers eux.

Il était environ six heures du matin. Une heure après, l'embarcation passait devant le hameau de Mandarin, et, vers dix heures, sans qu'il eût été nécessaire de faire usage des avirons, elle se trouvait à la hauteur de la Crique-Noire.

Il n'y avait pas un jour à perdre, d'ailleurs. De Camdless-Bay aux Everglades la distance est assez considérable. Plusieurs jours devraient être employés à la franchir. Heureusement, ainsi que l'avait dit James Burbank, l'expédition, organisée par lui, était prête à quitter Castle-House.

Et Gilbert présenta ce papier informe, qui portait les quelques mots écrits de la main de la métisse.

En cette partie de son cours, le Saint-John était désert. Le mouvement de batellerie qui s'y produit d'habitude pour le service des plantations, n'existait plus depuis la prise de Jacksonville. Si quelque embarcation le remontait ou le descendait encore, c'était uniquement pour les besoins des troupes fédérales et les communications du commodore Stevens avec ses sous-ordres. Et même, très probablement, en amont de Picolata, ce mouvement serait absolument nul.

Cette halte n'avait duré que quelques instants. Comme la marée montante commençait à se faire sentir, les avirons restèrent au repos, et l'embarcation suivit rapidement sa route entre les bois profonds qui s'étendent de chaque côté du fleuve. Sur la rive gauche, la forêt allait faire suite au marécage, quelques milles au-dessus de Picolata. Quant aux forêts de la rive droite, plus touffues, plus profondes, véritablement interminables, on devait dépasser le lac George sans en avoir vu la fin. Sur cette rive, il est vrai, elles s'écartent un peu du Saint-John et laissent une large bande de terrain, sur laquelle la culture a repris ses droits. Ici, vastes rizières, champs de cannes et d'indigo, plantations de cotonniers, attestent encore la fertilité de la presqu'île floridienne.

Cette fois, il n'y avait plus lieu de s'y arrêter. C'était à quelques centaines de milles plus au sud qu'il fallait porter les recherches, et l'embarcation passa devant la Crique-Noire sans y relâcher.

Ces Everglades constituent une région marécageuse, qui confine au lac Okee-cho-bee, un peu au-dessous du vingt-septième parallèle, dans la partie méridionale de la Floride. Entre Jacksonville et ce lac, on compte près de quatre cents milles[3]. Au delà, c'est un pays peu fréquenté, qui était presque inconnu à cette époque.

C'était un lac — le lac George — que le Saint-John traverse du sud au nord, et auquel il emprunte une partie de ses eaux.

Ainsi, de l'aveu même de Zermah, c'était Texar en personne qui avait présidé au rapt de la petite fille à la Crique Marino. C'était lui que Miss Alice avait vu sur l'embarcation qui gagnait le milieu du fleuve. Et cependant, comment pouvait-on concilier ce fait avec l'alibi invoqué par l'Espagnol? À l'heure où il commettait ce crime, comment pouvait-il être prisonnier des fédéraux, à bord d'un des bâtiments de l'escadre? Évidemment, cet alibi devait être faux, comme les autres, sans doute. Mais de quelle façon l'était-il, et apprendrait-on jamais le secret de cette ubiquité dont Texar semblait donner la preuve?

En effet, il n'y avait rien de mieux à faire.

Il serait toujours temps de prendre pied. À voyager par eau, c'étaient bien des fatigues épargnées et aussi bien des retards.

L'embarcation se lança donc à la surface du lac George, dont elle prolongea la rive orientale.

Autour de ce lac, sur ces terrains sans relief, la végétation n'est pas si fournie qu'au bord du fleuve. De vastes marais s'étendent presque à perte de vue. Quelques portions du sol, moins exposées à l'envahissement des eaux, étalent leurs tapis de noirs lichens, où se détachent les nuances violettes de petits champignons qui poussent là par milliards. Il n'aurait pas fallu se fier à ces terres mouvantes, sortes de mollières qui ne peuvent offrir au marcheur un point d'appui solide. Si James Burbank et ses compagnons eussent dû cheminer sur cette partie du territoire floridien, ils n'y auraient réussi qu'au prix des plus grands efforts, des plus extrêmes fatigues, de retards infiniment prolongés, en admettant qu'il n'eût pas fallu revenir en arrière. Seuls, des oiseaux aquatiques — pour la plupart des palmipèdes — peuvent s'aventurer à travers ce marécage, où l'on compte, en nombre infini, des sarcelles, des canards, des bécassines. Il y avait là de quoi s'approvisionner sans peine, si l'embarcation eût été à court de vivres. D'ailleurs, pour chasser sur ces rives, on aurait dû affronter toute une légion de serpents fort dangereux, dont les sifflements aigus se faisaient entendre à la surface des tapis d'alves et de conferves. Ces reptiles, il est vrai, trouvent des ennemis acharnés parmi les bandes de pélicans blancs, bien armés pour cette guerre sans merci, et qui pullulent sur ces rives malsaines du lac George.

Cependant l'embarcation filait avec rapidité. Sa voile hissée, un vif vent du nord la poussait en bonne direction. Grâce à cette fraîche brise, les avirons purent se reposer pendant toute cette journée, sans qu'il s'en suivît aucun retard. Aussi, le soir venu, les trente milles de longueur que le lac George mesure du nord au sud avaient-ils été vivement enlevés sans fatigues. Vers six heures, James Burbank et sa petite troupe s'arrêtaient à l'angle inférieur par lequel le Saint-John se jette dans le lac.

Si l'on fit halte — halte qui ne dura que le temps de prendre langue, soit une demi-heure au plus — c'est parce que trois ou quatre maisons formaient hameau en cet endroit. Elles étaient occupées par quelques-uns de ces Floridiens nomades, qui se livrent plus spécialement à la chasse et à la pêche au commencement de la belle saison. Sur la proposition d'Edward Carrol, il parut opportun de demander quelques renseignements relatifs au passage de Texar, et on eut raison de le faire.

Un des habitants de ce hameau fut interrogé. Pendant les journées précédentes, avait-il aperçu une embarcation, traversant le lac George et se dirigeant vers le lac Washington, — embarcation qui devait contenir sept ou huit personnes, plus une femme de couleur et une enfant, une petite fille, blanche d'origine?

«En effet, répondit cet homme, il y a quarante-huit heures, j'ai vu passer une embarcation qui doit être celle dont vous parlez.

— Et a-t-elle fait halte à ce hameau? demanda Gilbert.

— Non! Elle s'est au contraire hâtée d'aller rejoindre le haut cours du fleuve. J'ai distinctement vu, à bord, ajouta le Floridien, une femme avec une petite fille dans ses bras.

— Mes amis, s'écria Gilbert, bon espoir! Nous sommes bien sur les traces de Texar!

— Oui! répondit James Burbank. Il n'a sur nous qu'une avance de quarante-huit heures, et, si notre embarcation peut encore nous porter pendant quelques jours, nous gagnerons sur lui!

— Connaissez-vous le cours du Saint-John en amont du lac George? demanda Edward Carrol au Floridien.

— Oui, monsieur, et je l'ai même remonté sur un parcours de plus de cent milles.

— Pensez-vous qu'il puisse être navigable pour une embarcation comme la nôtre?

— Que tire-t-elle?

— Trois pieds à peu près, répondit Mars.

— Trois pieds? dit le Floridien. Ce sera bien juste en de certains endroits. Cependant, en sondant les passes, je crois que vous pourrez arriver jusqu'au lac Washington.

— Et là, demanda M. Carrol, à quelle distance serons-nous du lac Okee-cho-bee?

— À cent cinquante milles environ.

— Merci, mon ami.

— Embarquons, s'écria Gilbert, et naviguons jusqu'à ce que l'eau nous manque.»

Chacun reprit sa place. Le vent ayant calmi avec le soir, les avirons furent gréés et maniés avec vigueur. Les rives rétrécies du fleuve disparurent rapidement. Avant la complète tombée de la nuit, on gagna plusieurs milles vers le sud. Il ne fut pas question de s'arrêter, puisqu'on pouvait dormir à bord. La lune était presque pleine. Le temps resterait assez clair pour ne point gêner la navigation. Gilbert avait pris la barre. Mars se tenait à l'avant, un long espar à la main. Il sondait sans cesse, et, lorsqu'il rencontrait le fond, faisait venir l'embarcation sur tribord ou sur bâbord. À peine toucha-t-elle cinq ou six fois durant cette traversée nocturne, et elle put se dégager sans grand effort. Si bien que, vers quatre heures du matin, au moment où le soleil se montra, Gilbert n'estima pas à moins de quinze milles le chemin parcouru pendant la nuit.

Que de chances en faveur de James Burbank et des siens, si le fleuve, navigable quelques jours encore, les menait presque à leur but!

Cependant plusieurs difficultés matérielles surgirent durant cette journée. Par suite de la sinuosité du fleuve, des pointes se projettent fréquemment en travers de son cours. Les sables, accumulés, multiplient les hauts fonds qu'il faut contourner. Autant d'allongements de la route, et, par cela même, quelques retards. On ne pouvait, non plus, toujours utiliser le vent, qui n'aurait pas cessé d'être favorable, si de nombreux détours n'eussent modifié l'allure de l'embarcation. Les Noirs se courbaient alors sur leurs avirons et déployaient une telle vigueur qu'ils parvenaient à regagner le temps perdu.

Il se présentait aussi de ces obstacles particuliers au Saint- John. C'étaient des îles flottantes formées par une prodigieuse accumulation d'une plante exubérante, le «pistia», que certains explorateurs du fleuve floridien ont justement comparée à une gigantesque laitue, étalée à la surface des eaux. Ce tapis herbeux offre assez de solidité pour que les loutres et les hérons puissent y prendre leurs ébats. Il importait, toutefois, de ne point s'engager à travers de telles masses végétales, d'où l'on ne se fût pas tiré sans peine. Lorsque leur apparition était signalée, Mars prenait toutes les précautions possibles pour les éviter.

Quant aux rives du fleuve, d'épaisses forêts les encaissaient alors. On ne voyait plus ces innombrables cèdres, dont le Saint- John baigne les racines en aval de son cours. Là poussent des quantités de pins, hauts de cent cinquante pieds, appartenant à l'espèce du pin austral, qui trouvent des éléments favorables à leur végétation au milieu de ces terrains, au sous-sol inondé, appelés «barrens». L'humus y présente une élasticité très sensible, et telle, en quelques points, qu'un piéton peut perdre l'équilibre, lorsqu'il marche à sa surface. Heureusement, la petite troupe de James Burbank n'eut point à en faire l'épreuve. Le Saint-John continuait à la transporter à travers les régions de la Floride inférieure.

La journée se passa sans incidents. La nuit de même. Le fleuve ne cessait d'être absolument désert. Pas une embarcation sur ses eaux. Pas une cabane sur ses rives. De cette circonstance, d'ailleurs, il n'y avait point à se plaindre. Mieux valait ne trouver personne en cette contrée lointaine, où les rencontres risquent fort d'être mauvaises, car les coureurs des bois, les chasseurs de profession, les aventuriers de toute provenance, sont gens plus que suspects.

On devait craindre également la présence des milices de Jacksonville ou de Saint-Augustine que Dupont et Stevens avaient obligées à se retirer vers le sud. Cette éventualité eût été plus redoutable encore. Parmi ces détachements il y avait assurément des partisans de Texar, qui auraient voulu se venger de James et de Gilbert Burbank. Or, la petite troupe devait éviter tout combat, si ce n'est avec l'Espagnol, au cas où il faudrait lui arracher ses prisonnières par la force.

Heureusement, James Burbank et les siens furent si bien servis dans ces circonstances que, le 25 au soir, la distance entre le lac George et le lac Washington avait été franchie. Arrivée à la lisière de cet amas d'eaux stagnantes, l'embarcation dut faire halte. L'étroitesse du fleuve, le peu de profondeur de son cours, lui interdisaient de remonter plus avant vers le sud.

En somme, les deux tiers étant faits, James Burbank et les siens ne se trouvaient plus qu'à cent quarante milles des Everglades.

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VIII. De Camdless-Bay au lac Washington